Toute révolution est donc
d’abord une révolte contre la culture, car toute révolution est d’abord
le fait de poser la question de la totalité dans la rue. La
révolution russe fût donc l’ennemie de la culture. Mais il faut ici
rappeler que ce qui doit être appelé « révolution russe » commence avant
1917, et que cette révolution est à la fois l’affirmation et
l’accélération en actes de la poussée d’aliénation de l’époque de la
révolution française, et la négation de l’usage de cette aliénation par
la société en place. Cette double poussée est donc aussi perceptible
dans tous les autres domaines où l’humain a essayé d’organiser la
pensée.
La culture et l’art sont des témoins
particuliers de cette mutation, et de cette rupture qu’était la
révolution – rupture qui a d’ailleurs échoué. Pressé par une demande
d’innovation impitoyable, mais aussi perdant le fil du discours, l’art
en particulier a connu un émiettement qui n’avait pas eu d’équivalent
jusque-là. Ensuite, on s’aperçut que l’art n’était que cela : explosion et émiettement. Mais
si de tels phénomènes ont lieu dans la rue, c’est l’histoire qui
change. Au XXe siècle, on a vu que l’art n’avait pas de contenu, comme
la logique formelle, et que comme la logique formelle l’art essayait de
vendre son absence de contenu comme contenu. L’art est une forme de la
marchandise, rien de plus, la contre-révolution russe a achevé cette révélation, à son corps défendant.
Le
premier signe de ce déniaisement a été l’art abstrait, qui est
d’ailleurs essentiellement la peinture abstraite. C’est entre 1910 et
1920 qu’apparaissent les premières peintures de cette appellation. Les
premiers peintres abstraits sont Kandinsky, Malevitch et Mondrian. Leur
passage à l’abstrait, comme à travers un rideau de perles, s’est fait
sans concertation entre eux. L’irruption quasi simultanée de cette forme
nouvelle dans la peinture montre avant tout la présence d’un public
capable de la recevoir, et en attente d’une telle peinture.
La
peinture abstraite correspond à une définition simple : elle ne figure
pas d’objets. Encore, bien sûr, faut-il entendre « objet » dans le sens
trivial, puisque tout ce que figure une peinture est objet, qu’il
s’agisse d’une chose concrète ou pas. Ce que veulent ces peintres, dont
le nombre proliféra considérablement, c’est exprimer autre chose que ce
que nous connaissons par nos conventions visuelles. L’un voulait
exprimer le « je », l’autre voulait au contraire supprimer à la fois
l’objet et le « je », le troisième pensait peindre la sensibilité même.
Ces
trois peintres initiaux ont été « théoriciens ». Leur pensée commune
semble avoir été que l’objet – la chose concrète et identifiable –
devait être dépassé, et à ce moment-là cet objet devenait un obstacle à
l’expression de ce dont il n’était qu’une application. De sorte que la
chose concrète et identifiable n’était qu’apparence et émanation de ce
que les peintres abstraits voulaient montrer, au moins à leurs débuts.
Ensuite, leur « spiritualisme » (Kandinsky écrivit ‘Du spirituel dans
l’art’, Malevitch et Mondrian ont été des adhérents de la théosophie)
est aussi mis en exergue, sans doute pour agrandir la place qu’ils
donnèrent à cette recherche intérieure. Différents courants de pensée
n’ont pas manqué non plus de vouloir s’approprier cette nébuleuse. Les
phénoménologistes, par exemple, soutiennent qu’à l’origine de la
démarche de chacun de ces peintres il y a l’angoisse, cette même
angoisse dont Heidegger avait fait le creuset d’‘Etre et Temps’, et que
si les peintres abstraits n’étaient pas familiers de la phénoménologie,
ils procédaient de la même démarche mentale, de la même prégnance dans
le siècle.
Le terme d’abstraction est visiblement impropre pour décrire
cette tendance de la peinture. D’abord toute représentation peinte est
abstraite. Il n’y a justement rien de concret dans une image peinte,
sauf la peinture en tant que matière. Toute peinture est représentation,
est figuration. Qu’on veuille figurer une pomme, l’Annonciation, ou la
sensibilité en général, c’est toujours une représentation de l’objet,
voire de la chose. Quel que soit l’objet, geste, travail, réflexion, ou
même sensibilité abstraient de cet objet. Appeler « abstrait » ce qui
est non figuratif est donc une réduction de langage.
Si la Sorge
heideggerienne paraît une explication à la fois trop triviale et trop
abstraite pour expliquer la peinture abstraite, même augmentée du
réductionnisme de cette peinture qui peut se rapporter à la réduction
eidétique de Husserl, l’angoisse générée par la révolution russe semble
un levier beaucoup plus probable de cette nécessité d’exprimer une
spiritualité non critique ou même au service de la contre-révolution
bolchevique. Un autre parallélisme plus pertinent semble être
l’explosion simultanée des sciences. La récente poussée des
mathématiques dans l’idéologie dominante en particulier accompagne bien
la naissance de cette peinture, essentiellement géométrique. Mais la
disparition du figuratif trivial s’apparente surtout à la disparition de
la visibilité de ce qui est découvert en physique où, pour la première
fois, avec les quanta et avec la relativité, les ignares ne peuvent plus
observer à l’œil nu les terrains d’expérimentation qui expliquent leur
monde ; et ce qu’on a appelé le microscopique et le macroscopique ne
sont pas non plus visibles par les spécialistes, qui ont presque réussi à
hypostasier leurs déductions.
Très en vogue parmi les spécialistes,
l’art abstrait est resté englué dans sa progression au milieu des
dilettantes. Aussi peu ces peintres ont-ils réussi à dépasser le
tableau, comme certains d’entre eux se l’étaient promis, aussi peu cette
tendance de l’art n’a convaincu et gagné les ignares, qui ont depuis
accédé massivement à la culture. Devenue assez bizarrement l’expression
d’une volonté d’innover forcée, cette tendance a surtout manifesté la
grande pauvreté d’idée des artistes qui s’en réclamaient. Le bénéfice de
la nouveauté dans l’innovation formelle, en effet, semble avoir été
mangé très vite par la misère du contenu qu’elle mettait au jour. Le
« je » d’un Rembrandt, ou la sensibilité d’un Vermeer manifestent,
peut-être avec l’aide déloyale de choses convenues servant d’objet, une
richesse et une proximité bien plus grande que le « je » des
compositions de Kandinsky, ou la sensibilité de ‘Carré noir sur fond
blanc’ de Malevitch. Mais si les pauvres, dilettantes puis ignares, ont
mangé tout l’art qu’on leur a proposé pendant le XXe siècle, ils ont
mangé l’art abstrait comme la nourriture abstraite qu’on leur sert en
pilules qu’on appelle des compléments alimentaires : sans goût ni
saveur, en consommateurs gloutons et indifférents. Ainsi, l’art abstrait
a contribué, paradoxalement, à désillusionner sur ce qu’est l’art.
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