De la légitimité de la guerre cognitive
Auteur
Christian Harbulot
Directeur de l’École de guerre économique (EGE), directeur associé du cabinet de conseils en intelligence économique C4iFR.
De la chute du mur de Berlin à la défaite de Saddam Hussein, la perception de la guerre a évolué dans une partie du monde. En effet, les populations d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie exercent une pression croissante sur leurs gouvernements afin de limiter au maximum les engagements militaires classiques. Ce refus de la guerre traditionnelle est souvent décrit comme la résultante des multiples traumatismes psychologiques engendrés par les guerres du XXe siècle. En revanche, on parle moins de l’évolution des processus par lesquels un acteur accroît sa puissance sur la scène internationale, évolution qui influe sur la nature même des conflits majeurs. Contrairement aux siècles précédents, en ce début de XXIe siècle la dynamique de puissance ne s’articule plus autour de l’alternative entre la conquête territoriale et la conquête commerciale.
Suite à la disparition des empires coloniaux et des blocs idéologiques, les enjeux territoriaux ont cessé d’avoir l’importance stratégique qu’ils avaient par le passé, mise en exergue par la succession des conflits entre États-nations qui a dominé la géopolitique mondiale depuis le XVIIIe siècle. Par ailleurs, la conquête commerciale a subi quant à elle une évolution notable avec l’instauration d’une Organisation mondiale du commerce (OMC). Cependant, cette pacification apparente des relations internationales dans le monde développé n’a pas effacé les rapports de force entre puissances. Elle contribue à en accélérer la mutation.
MESURER LA PUISSANCE DANS L’APRÈS-GUERRE FROIDE
Depuis 1989, les États-Unis sont présentés comme la seule superpuissance en raison de leur écrasante supériorité militaire, de leur contrôle des grands axes maritimes et aériens, du verrouillage qu’ils exercent sur le système financier international, de leur maîtrise des principales technologies clés et de leur influence sur la croissance économique mondiale. Or cette superpuissance est de plus en plus assimilée à un empire fragilisé par la faible marge de manœuvre dont il bénéficie lorsqu’il conduit des opérations militaires de grande envergure sur plusieurs théâtres d’opération. Mais qu’en est-il vraiment de la définition de la puissance en 2004 ? Si certains critères usuels restent d’actualité, comme la force militaire, l’influence géopolitique, l’accès aux sources d’énergie, la valeur de la monnaie nationale, le dynamisme industriel et la capacité d’innover dans les technologies de pointe, il en est d’autres qui appartiennent aux non-dits des relations entre dominant et dominés. Prenons l’exemple des relations entre les États-Unis et l’Europe occidentale : en cinquante ans de guerre froide, la notion de dépendance s’est progressivement substituée à celle d’indépendance qui était jusque-là l’expression la plus élémentaire de la volonté de puissance[1] . Le maillage stratégique imposé par les impératifs politico-militaires du pacte Atlantique contre le pacte de Varsovie a infléchi la réflexion sur le devenir de la puissance. À l’époque du mur de Berlin, la solidarité alliée l’emportait sur toute autre considération au nom de l’opposition essentielle à la menace soviétique. Dans un tel contexte, la grille de lecture ami/ennemi, définie antérieurement par le philosophe politique allemand Carl Schmitt[2], n’était pas assez exhaustive. Elle ne mettait pas l’accent sur l’émergence d’un nouveau type de rapport de force allié/adversaire[3], de nature non idéologique. Le cas exemplaire de l’industrie informatique illustre bien cette nuance fondamentale entre allié militaire et « adversaire économique ».Au début de la Ve République, le général de Gaulle a impulsé le plan Calcul[4] et soutenu le développement de la société Bull, cherchant à préserver l’indépendance de la France dans un secteur vital, destiné à un grand avenir. Son erreur est d’avoir conçu cette stratégie à partir du concept d’indépendance stratégique alors que la France était déjà entrée dans une situation de dépendance. De plus, les Américains développaient au même moment une stratégie de conquête du marché mondial qui dépassait largement le cadre de leurs propres besoins en équipements informatiques. Il s’agissait en réalité d’une politique d’accroissement de puissance visant plusieurs objectifs : préserver l’avance technologique du complexe militaro-industriel américain, créer un lien de dépendance durable vis-à-vis des alliés, dominer le secteur le plus avancé de l’industrie mondiale et prendre une avance décisive dans les technologies de l’information.
En revendiquant leur place de leaders mondiaux de l’information privée à la fin des années 1990, les États-Unis abattent leur jeu en matière d’information dominance. En Europe, cette revendication intempestive suscite une prise de conscience tardive de la nécessité de préserver des technologies dites de souveraineté. Mais ne s’agit-il pas déjà de batailles d’arrière-garde ? Face à une stratégie d’accroissement de puissance, la quête de l’autonomie décisionnelle est bien illusoire lorsque l’on a perdu le contrôle d’une partie de la société de l’information. L’Europe est notamment à la remorque des États-Unis dans les domaines clés de l’Internet, des technologies de l’information et de l’industrie du logiciel. De l’avis de collaborateurs européens qui travaillent dans les multinationales américaines spécialisées dans les technologies de l’information, les experts étatiques ont de plus en plus de difficultés à tenter d’éventuelles manœuvres de pénétration des systèmes nationaux du Vieux Continent à travers leur offre de produits et de services.

LA PROBLÉMATIQUE DE L’ACCROISSEMENT DE PUISSANCE
Le rapport allié/adversaire implique une relecture attentive du concept de puissance[5]. Celui-ci est à l’origine de nouvelles formes de domination plus insidieuses et moins conflictuelles que la domination militaire ou la conquête territoriale. La volonté de suprématie et donc de créer une dépendance du reste du monde envers soi peut se réaliser par des moyens coopératifs ou compétitifs. Un certain nombre d’offensives orchestrées dans le champ économique n’est plus revendiqué depuis longtemps : encerclement de marchés par les normes comptables, noyautage des appels d’offres par les stratégies d’influence, déstabilisation des acteurs économiques par dénigrement, entrisme financier par des fonds d’investissement, etc. En revanche, il est regrettable que la majorité des acteurs des nations dominées n’aient pas conscience de la banalisation de ces pratiques.
La guerre d’Irak a souligné l’importance qu’a acquis la manipulation de l’information dans les relations internationales. L’accusation portée par George W. Bush et Tony Blair contre S. Hussein concernant l’existence d’armes de destruction massive (ADM) est devenue un cas d’école dans l’histoire de la désinformation. Dans cette affaire, les rouages de la démocratie ont fonctionné dans la mesure où la supercherie n’a pas résisté à l’évidence des faits. Encore ne faudrait-il pas en tirer de mauvaises conclusions quant à la manière dont se mène une telle guerre. L’erreur souvent commise est de confondre la manipulation de l’information afin de tromper l’adversaire ou l’allié, avec la production de connaissances conçues pour façonner les modes de pensée et orienter les règles de conduite. Il existe aujourd’hui deux types de guerre immatérielle : la guerre par l’information conceptualisée à partir de la Seconde Guerre mondiale par les Anglo-Saxons et les Soviétiques, et la guerre par la connaissance dont nous avons tiré en France le concept de guerre cognitive[6]. Les médias, les chercheurs et les militaires citent toujours la première, mais pratiquement jamais la seconde.
C’est dans le monde économique que la guerre cognitive prend une dimension majeure. En deux décennies, sous l’effet d’un durcissement de la compétition économique, les fondements du contrat social entre l’entreprise et la société civile ont connu une véritable mutation. Soumise à de multiples pressions, l’entreprise doit désormais répondre de ses décisions, non plus devant ses seuls actionnaires ou administrateurs, mais devant un ensemble plus large constitué des pouvoirs publics, d’associations de consommateurs, de syndicats, d’organisations non gouvernementales (ONG) et d’organisations internationales. Les entreprises doivent assumer une responsabilité sociale et environnementale, soumise de manière croissante au principe de précaution. Prenons l’exemple de la santé et de l’alimentation. L’industrie agro-alimentaire américaine a servi de modèle de développement à l’ensemble des pays industrialisés. Elle subit depuis une décennie une crise majeure à cause des maladies provoquées par la composition de ses produits trop dosés en sucre et en graisses. Or force est de constater qu’en France les groupes de pression industriels du sel et du sucre tentent par tous les moyens de freiner l’action des pouvoirs publics dans leur volonté de légiférer afin d’améliorer la prévention sanitaire des citoyens. Désormais, des groupes industriels n’hésitent pas à fragiliser l’argumentation des scientifiques qui contestent leur manière de produire par le biais de sites Internet créés à cet effet. L’entreprise évolue donc aujourd’hui au cœur d’un système complexe, dont l’environnement concurrentiel ne constitue plus que l’un des volets (voir la fig. 1). L’accroissement des contraintes légales et réglementaires ainsi que l’activisme des groupes de pression sont autant d’arguments offensifs utilisables par des concurrents sans état d’âme qui n’hésitent pas à amplifier indirectement les failles des entreprises rendues publiques par les médias. Dans l’affaire de l’amiante, l’entreprise Alstom a été victime de ce type de « croc-en-jambe ». En annonçant qu’elle provisionnait une somme importante en dollars pour faire face à d’éventuelles indemnités réclamées par des plaignants américains, l’entreprise se créait elle-même une brèche habilement exploitée par des adversaires par le biais de rumeurs sur les places boursières. La valeur de l’action d’Alstom fut affectée par ces manœuvres insidieuses très difficiles à démontrer juridiquement.
Dans ce champ conflictuel, les administrations et les entreprises sont confrontées à une double problématique. Sur le plan interne, d’une part, le problème est posé par des structures organisationnelles souvent inadaptées en raison du cloisonnement des compétences et par des stratégies de communication qui n’ont pas intégré la globalisation. Sur le plan externe, d’autre part, cette problématique se rapporte à la gestion des questions liées à cette nouvelle forme de « guérilla » : la diffusion en temps réel et tous azimuts de l’information et les interactions multiples des acteurs, tour à tour émetteurs, relais et récepteurs.
L’affrontement cognitif, sans mort ni destruction spectaculaire, est la suite logique du rejet par les populations du monde développé de la guerre militaire. En effet, la préservation du niveau de vie et du confort matériel constitue un argument au moins aussi fort que la revendication de l’idéal démocratique pour expliquer la mutation des rapports de force et des modes d’action. De fait, l’affrontement cognitif est sanctuarisé là où les systèmes de croyance répugnent à envisager les conflits dans leur dimension originelle. Le rapport de force allié/adversaire, combiné aux nouvelles formes d’affrontement générées par la société de l’information, est l’une des clés des stratégies d’accroissement de puissance du XXIe siècle. Forte de son art de la rhétorique, la France est une puissance qui peine à découvrir son potentiel en matière de guerre cognitive.
Au sein de l’École de guerre économique (EGE)[7], les travaux poursuivis ont mené de la guerre par l’information au concept de guerre cognitive. Dans le cadre de relations avec le ministère de la Défense, ce concept a été approfondi en collaboration avec le Collège interarmées de défense et l’École supérieure des officiers de réserve spécialistes d’état-major (ESORSEM). Il s’agit d’une invitation à formuler un corps de doctrines et de déclinaisons opérationnelles. Si les États-Unis ont commis une erreur tactique en centrant leur campagne militaire en Irak autour des ADM, ils sont peut-être en train de gagner une bataille stratégique dans le domaine de la guerre cognitive. Leur contrôle des vecteurs de l’information ne préjuge pas de leur maîtrise absolue des contenus qu’ils véhiculent. C’est le défi du faible au fort que l’Europe et la France doivent relever.
NOTES
[ 1]
Christian Harbulot, Didier Lucas (sous la dir.), La France a-t-elle une stratégie de puissance économique ? Actes du 3e colloque de l’EGE, Panazol, Lavauzelle, coll. « Renseignement et guerre secrète », 2004.
[ 2]
Carl Schmitt, Le nomos de la terre dans le droit des gens du Jus publicum europaeum [1950], Paris, PUF, coll. « Leviathan », 2001. Les fondateurs du IIIe Reich se sont inspirés de sa pensée.
[ 3]
Christian Harbulot, Didier Lucas (sous la dir.), La guerre cognitive. L’arme de la connaissance, Paris, Lavauzelle, coll. « Renseignement et guerre secrète », 2002.
[ 4]
N.d.l.R. — Adopté le 18 juillet 1966, le plan Calcul est destiné à stimuler l’émergence d’un secteur informatique français indépendant des techniques et des capitaux étrangers.
[ 5]
Aymeric Chauprade, Christian Harbulot, Didier Lucas, Les chemins de la puissance, Paris, Ellipses, à paraître à l’automne 2004.
[ 6]
C. Harbulot, D. Lucas (sous la dir.), op. cit., 2002.
[ 7]
EGE, département de l’École supérieure libre des sciences commerciales appliquées (ESLSCA), 1, rue Bougainville, 75007 Paris. Pour plus d’informations, se référer au site Internet de l’EGE à l’adresse suivante : h http ://www.ege.eslsca.fr( ege@ege.eslsca.fr).