SOURCE :
, « Marcel Duchamp, artiste ou anthropologue ? »,
Revue du MAUSS permanente, 14 septembre 2011
[en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article833
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L’art ne tend-il pas vers son propre
anéantissement ? Cet effort vers le néant n’est-il pas ce qui anime tout
l’art contemporain ? Pour en juger, il est essentiel de s’interroger
sur la signification de l’artiste sans doute le plus emblématique de la
modernité : Marcel Duchamp. Son œuvre, suggère Alain Boton (qui signait
auparavant « l’artiste anonyme »), doit être lue comme un rébus. Un
rébus qui nous dit que, derrière son « art », il n’y a qu’une expérience
sociologique. C’est « le regardeur qui fait le tableau », écrivait
Duchamp. D’où la traduction du rébus : « Si la loi sociologique qui veut
qu’un objet créé par un artiste devienne un chef-d’œuvre de l’art s’il a
d’abord été refusé par une majorité scandalisée de sorte qu’un minorité
agissante puisse se caresser l’amour-propre dans le sens du poil en le
réhabilitant est bien une loi « scientifique », alors mon urinoir, qui
n’a pourtant aucun des attributs qui, en 1913, sont censés caractériser
une œuvre d’art, deviendra un chef-d’œuvre de l’art s’il débute sa
carrière par un refus radical et connu de tous ».
Où l’auteur, en suggérant que Duchamp a mystifié le monde de l’art,
affirme qu’il en révèle la vérité : la vanité et la vacuité. A discuter.
Alain Caillé
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"L’amour-propre est à peu près à l’esprit ce que la forme est à la matière.
L’un suppose l’autre."
Marivaux
Pourquoi l’œuvre de Duchamp reste aujourd’hui encore une énigme
Comment une thèse qui ne flatte personne peut-elle trouver lecteur ?Comment une découverte particulièrement vexante pour homo sapiens trouvera-t-elle des chercheurs homo sapiens pour la valider ?
C’est la question que je me pose et que les lecteurs de la revue du MAUSS pourront peut-être m’aider à résoudre. Je vais exposer succinctement cette thèse, sachant qu’elle repose sur une argumentation très serrée et donc réfutable, exposée dans un ouvrage intitulé « Marcel Duchamp par lui-même, ou presque » qui justement peine à trouver sa place dans le débat public parce qu’il expose des traits peu glorieux pour le moderne. (De fait, il n’est pas encore édité).
Tout le monde connait, au moins de réputation, Marcel Duchamp, artiste dada ayant propulsé une pissotière au statut de chef-d’œuvre de l’art du XX° siècle. Le concept de ready-made qu’on lui attribue est aujourd’hui incontournable et nourrit encore la plupart des créations contemporaines. Un des derniers colloques qui réunissent sa fortune critique innombrable posait : « A chacun son Duchamp », reconnaissant ainsi que son œuvre est considéré actuellement comme une auberge espagnole où chacun apporte ses propres fixettes. On a ainsi un Duchamp alchimiste, un Duchamp chrétien, un Duchamp apôtre de la libération sexuelle, un Duchamp oulipien et pataphysicien, un Duchamp passionné de science amusante et de perspective, un Duchamp adepte de la paresse dans la lignée d’un Paul Lafargue …etc. Son œuvre aurait donc été conçue dans le but de susciter de multiples interprétations et sa forme si énigmatique découlerait de cette volonté d’être une sorte de dream-catcher de tous les fantasmes. Ce qui n’est pas tout à fait faux, vous allez le voir. En effet, Duchamp a bien créé l’ensemble de ses objets, ses « choses » comme il les nommait, dans le but de provoquer la textostérone du critique virtuose mais cette fonction s’inscrit dans un projet d’ensemble qui n’est pas celui d’un artiste mais celui d’un anthropologue voulant démontrer scientifiquement sur quoi repose ce fameux « jugement de goût » qui depuis Hume et Kant est l’objet de la philosophie esthétique. Duchamp a mystifié le « monde de l’art ». Ou plutôt il est l’auteur de la première expérience grandeur nature dans l’histoire des sciences humaines visant à démontrer des lois sociologiques.