"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

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mardi 11 octobre 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE (LE TRAVAIL DU RESTE)

 Digression sur "l'idée", "le cultiver", 
et sur la manière de fabriquer du "produit" au sein du cycle des transformations


***
La nature ne crée pas de déchets.
 
 La nature n’ a pas de point de vue.


Dans la nature, rien n’est déchet, tout est déchet. Le bousier qui pousse sa pelotte pour aller en faire habitat en même temps que nourriture, est un élément du perpétuel cycle de transformation-utilisation de toute chose et pas l’éboueur recycleur que pourrait y voir un esprit humain.
Il est évident qu’il nous faut urgemment réintégrer ce principe du vivant en envisageant, dès sa conception, la possibilité de transformation écologiquement nourricière de l’objet produit qu'il soit matériel ou immatériel (et je pense ici plus particulièrement aux idées). 
Il nous faut penser la trame de ses transformations, de ses reprises, remakes et disséminations, "rumorologie", incrustations ou autres récits qui se déclenchent, de tout ce mouvement nous avons beaucoup à apprendre sur comment fonctionne le cycle des transformations? quel est le poids de l'opportunisme et du hasard? l'élucidation des stratégies qui se répètent? et un sans fin de données que la pratique va nous apporter.
Il y a un "vrai" retour sur investissement à labourer la terre avec amour comme à faire retour sur ces souvenirs pour reprendre des actions passées: labourer le temps, pour du familier faire l'élan qui conduit.

lundi 3 octobre 2011

QUELQUES PRÉCISION SUR MON IDÉE DE LOGIQUE(S)

 D'AUTRES LOGIQUES...J'EN PARLE, ALORS J'Y REVIENS

La logique considérée comme un instrument du même type que les mathématiques (dont la plupart des mathématiciens n'affirment pas qu'elles existent en soi), on peut lui trouver quelque utilité, mais seulement pour donner de la rigueur aux raisonnements abstraits. Elle ne peut servir à obtenir des descriptions du monde. 
Or la logique prétend au contraire décrire des classes d'objets, auxquelles elle applique des prédicats. Et ces objets et ces prédicats sont présentés comme existant dans la réalité ou traduisant des relations réelles entre éléments de la réalité. La logique ne se pose donc pas la question du processus de construction par lequel on les obtient. Elle suspend dont quasiment dans le vide l'ensemble de ses raisonnements. La logique c'est un "lissage" qui tait les voix, les raisonnements, en concurrence dans une bataille tue en permanence ou presque, car rare sont les bouffées éruptives qui remettent en cause les douces collines de la vanité.

vendredi 30 septembre 2011

Misères de la Culture. A DADA.

Guy Debord voyait dans l’échec de la révolution prolétarienne l’immobilisation de dada. La simultanéité de ces deux événements souligne surtout la profondeur et l’efficacité du travail de l’ennemi gestionnaire, qui a réussi depuis Mazarin à cantonner la culture dans un lieu fermé, couvert et chauffé, le salon, et qui a habillé ceux qui prenaient à nouveau la rue pour débattre d’une bride étroite qui s’appelait le prolétariat, séparant ainsi l’assemblée humaine en deux. Dada est l’une des expressions de la révolution russe, et ses faiblesses participent de l’immobilisation des gueux, et de la victoire éphémère d’un prolétariat sur l’innommable gueuserie.



Dada est né par proclamation en 1916 à Zurich. Ce sont des opposants à la guerre de 1914-1918 qui se sont ainsi donné un nom collectif. La guerre de 1914-1918 est, selon tous les gestionnaires, une guerre d’impérialistes ; il est plus difficile de trouver des traces probantes d’une manœuvre abortive contre la prolifération des pauvres, et la difficile visibilité que les gestionnaires en avaient, d’Odessa, en 1905, à Jarry ou Cravan, inspirateurs de dada, d’une houle qui montait. De la « crise » dans les philosophies et les sciences à la « crise de la pensée occidentale », les signes d’une explosion de pensée signalaient aussi à la police de cette époque que, sans doute quelque part, les pauvres commençaient à parler entre eux. A la vague de révolte avant-coureur de la révolution russe qui secouait l’Europe et un peu au-delà a répondu la première grande vague de répression organisée sur un mode indirect. La répression de la vague principale de la révolution russe aura lieu vingt ans après, et elle s’appelle couramment la Seconde Guerre mondiale.

 

La courte vie de dada va de 1916 à 1922, et son cadavre a bougé encore jusqu’en 1924. Par une coïncidence que dada n’aurait pas démentie, cette existence se superpose avec la vague principale de la révolution russe (1917-1924). De Zurich, l’esprit dada – car on ne peut pas véritablement parler d’un mouvement – a essaimé vers trois places principales, Berlin, Paris, New York. Des traces importantes se retrouvent dans beaucoup d’autres villes du monde, mais pas à Moscou, Canton, Tokyo ou Londres.



Dada représente un éclatement de l’esprit dominant, ou plus exactement, une critique elle-même éclatée de cet éclatement. Car dada est d’abord une façon d’être, un comportement, un état d’esprit. C’est un jeu auquel les adolescents sont très aptes : le chahut, Krawall en allemand, qui veut dire aussi émeute. Le rire et le sérieux, la pertinence et l’impertinence alternent à vive allure, le cri s’empare de la phrase, la syntaxe tant pis. De même, la provocation et le scandale ont été systématiquement recherchés et exploités. Un siècle plus tard, nous reconnaissons là une technique pour entrer dans l’aliénation : chaque chose peut devenir prétexte à délire, et le délire des autres est poussé et encouragé, avant même d’être jugé. L’irrationnel n’est pas combattu mais aggravé : il sert de relance, de trampoline, de fond de champ, de décor grotesque. L’entraînement réciproque et la synergie du groupe lui livrent ce à quoi l’individu et la conscience ne peuvent pas avoir accès. L’accélérateur de pensées est constamment sollicité ; la réflexion est repoussée au second plan. C’est un rythme, un régime, un univers particulier et éphémère dans sa mise en action même. Dada, par goût, a furieusement pratiqué l’aliénation. Il semble même que l’aliénation n’avait pas encore été à ce point exaltée sur aucune place publique. Cette importante nouveauté qui fait que des humains en groupe pratiquent et favorisent ouvertement la pensée qui est étrangère à elle-même, est même, à côté des conseils ouvriers, la seule nouveauté de la révolution russe que l’ennemi nous a transmise ; c’est son ignorance de la subversion contenue dans dada qui a permis que ses procès-verbaux viennent jusqu’à nous, au contraire des débats publics ouvertement subversifs dans les rues de Moscou et de Berlin.



« C’est l’irruption magistrale de l’irrationnel dans tous les domaines de l’art, de la poésie, de la science, dans la mode, dans la vie privée des individus, dans la vie publique des peuples. » En affirmant l’irrationnel, en encourageant le hasard, ce sont les vieilles catégories de la causalité et de la rationalité que dada prend à revers. Admettant même d’émettre deux avis opposés sur le même sujet, cultivant l’ambiguïté, l’inexplicite au profit du manifeste, dans les manifestes mêmes, il y eut là une singulière détermination à réfuter toute construction. Ce sont les règles de la pensée qui ont à souffrir de l’aliénation, dont les règles, s’il y en a, ne sont pas connues : dada a joué à démonter tout ce qui était censé permettre le cours des pensées construites ; et le cours qui en est issu paraît bien plus puissant et même doué d’une grande capacité à la vérité.

 

Ennemi déclaré de toute logique, qui est la police de la conscience, et même de la bonne conscience, dada est d’abord une pratique inédite du négatif. Dada a attaqué la société en place, pas selon une analyse de classe, mais selon une haine et un mépris pour le bourgeois, non le bourgeois au sens de Karl Marx, mais le bourgeois au sens de Léon Bloy. Cette destruction des valeurs dominantes a ratissé en superficie, sans aller jamais en profondeur. Ce parti pris de superficialité a permis d’attaquer pêle-mêle, dans une absence de hiérarchie revendiquée, beaucoup de valeurs positives : Dieu, la religion, la société, le bourgeois, la famille, la logique, l’intelligence, la morale, la guerre, l’art, la culture, la beauté, la psychanalyse, le travail, tout cela a été souffleté, mais non soufflé. Au siècle, dada a imprimé le goût de la désacralisation, mais il lui a donné une allure de fin en soi qui continue à perpétuer ce qui est méprisé. Le négatif comme style, comme pose, comme frime nous vient aussi de dada. Cette pratique négative niveleuse, qui nivelle le négatif lui-même, est bien une trace de l’aliénation, une façon de modifier ce qui est caduc sans l’anéantir.

 

Le goût dada, goût furieux s’il en fut, pour le négatif, est l’écho stylisé de celui de la rue. En effet, la grande faiblesse de dada est de n’avoir été qu’un chahut. Ce fut une caricature de l’émeute dans le salon, que Camus a même traitée, un peu vite, de « nihilisme de salon ». Ces « émeutiers » de l’intérieur du régime voulaient bien tout casser dans le salon, et ils ont effectivement rendu périssables quelques positivités éternelles, quelques tableaux expressionnistes. Ils ont aussi essayé de rejoindre la rue, notamment pendant la fin de la révolte de 1918 à Berlin, mais ils n’ont finalement réussi qu’à casser les vitres de leur salon. Beaucoup moins nombreux que les émeutiers de la rue, ils n’ont pas réussi à faire de leur lieu de débat un lieu de rencontre, et ceci principalement parce qu’ils n’étaient pas anonymes : ils se connaissaient déjà avant de parler, et leur public, le plus souvent aussi. Pensifs, ils se sont arrêtés à bout d’idées négatives, un pied dans le salon, l’autre ayant enjambé l’embrasure de la vitre cassée. La police, occupée à des tâches plus urgentes, leur a continuellement tourné le dos.

L’humour dada, comme tout humour, n’est valide que dans les contextes particuliers où il naît. Fondé sur le ridicule, il a surtout tenté d’amoindrir ses cibles et a joué de l’association d’univers sans lien apparent. Il dénote d’une préméditation, certes courte, mais contraire à la spontanéité revendiquée, et d’un recul par rapport à ce qui est moqué et critiqué, qui place dada dans la position de supériorité du moqueur par rapport à son objet. Le rire dada a été une pratique bien autrement corrosive que l’humour dada : le rire emporte les doutes et les questions sur son passage, modifie le discours, soulève les épidermes et les sourcils, le rire est une des cassures les plus efficaces de la pensée consciente. Par le rire, qui est aussi une interruption de parole aussi effective qu’une alerte à la bombe, le changement de régime de la pensée peut permettre de pénétrer le royaume contre lequel la conscience se mure. En ce sens, dada a eu raison de voir en Zhuang Zhou le premier dadaïste.



Les compromissions des dadaïstes ont été de l’ordre de celles des assembléistes de Buenos Aires, cent ans plus tard. Comme les débats dans les assemblées argentines ont montré combien il était difficile de s’arracher à la middleclass, à l’évolution de laquelle on avait contribué de bonne foi, les dadaïstes n’ont pas réussi à nier véritablement leur propre origine dans la culture. Au cours de ses scandales sur scène, dada n’a pas mesuré que la scène est faite pour héberger de tels scandales. Et, à la fin, les spectateurs ne venaient plus voir des artistes en train de donner un spectacle, mais ils venaient pour voir et participer à un scandale. Choquer le bourgeois s’avéra aussi inopérant contre ses valeurs que se moquer du curé. Si cette expérience nous a appris quelque chose, c’est que ce n’est pas dans la culture que se critique la culture ; et que le scandale est une arme de domination de la société, quel que soit le sens dans lequel on le tourne : le terrorisme, le fait divers, la bonne pensée officieuse, et la morale middleclass sont là aujourd’hui pour en témoigner avec vigueur. 

L’absence d’organisation de dada, son ouverture à tous et à tout, le fait ressembler encore bien davantage aux assemblées argentines de 2002. Sous leur nom ne signifiant rien se sont donc retrouvés, mais sans pouvoir, tous ceux qui voulaient seulement nier quelque chose. Il y eut donc des artistes carriéristes, des catholiques convaincus, des résidus d’autres mouvements culturels, des marxistes, des anarchistes, des hommes et des femmes dont certains se sont investis beaucoup et d’autres ne faisaient que passer lors d’un scandale, d’une manifestation. Mais dada n’a pas collaboré à la contre-révolution russe : à Zurich en 1916, Tzara habitait dans la même rue que Lénine, mais ils ne semblent pas s’être connus ; et, si une partie des dadaïstes berlinois a rejoint les rangs léninistes, comme Tzara d’ailleurs, c’était déjà après dada.



A partir de l’accélération des événements en Russie, mal connus il est vrai, on hésite à Zurich comme le médite Hugo Ball : « Le dadaïsme est-il en tant que geste la contrepartie du bolchevisme ? Oppose-t-il à la destruction et au règlement de compte définitif le côté complètement donquichottesque, inopportun et incompréhensible du monde ? Il serait intéressant d’observer ce qui se passe ici et là-bas » (juin 1917). La position proposée ici sous forme de questionnement est celle de la contre-allée de l’aliénation ici contre l’allée royale de la réalisation de la pensée là-bas, une question fondamentale de toute révolution. En 1918, pendant les semaines cruciales de l’insurrection de Berlin, les dadaïstes semblent avoir encore hésité au moment où, plus qu’ailleurs, leur spontanéité revendiquée était de mise. Alors que les dadaïstes communistes, Grosz, Herzfelde, Heartfield, rejoignaient la hiérarchie du parti d’avant-garde, les anarchistes, comme Huelsenbeck et Hausmann, parlaient d’une « succession ininterrompue de révolutions », et d’une « prolèture du dictariat », et le superdada Baader s’amusait, un demi-siècle avant Meinhof, à admettre que « le communisme est une arme dadaïste ».



La récupération, qu’elle soit « bourgeoise », au sens de Marx et de Bloy, ou prolétarienne, a été différée, au moins pendant sa vie, par la non-organisation de dada. Ce bâton de dynamite tant qu’il était allumé, et sans prise, a finalement été aussi difficile à manier pour ses artificiers. Leur négativité très inégale s’est elle-même contredite, selon l’irrationalité revendiquée : ainsi a-t-on distingué entre les dadaïstes de l’écrit, négativistes, et les dadaïstes de l’image, positivistes ; ainsi, restant à Zurich désertée après 1918, s’est formé là un noyau d’artistes positifs qui soutenaient l’Etat, et parfois la religion, autour de Arp, Richter, et Janco ; ainsi, trente ans plus tard, Ribemont-Dessaignes et Huelsenbeck affirmaient logiquement, contre le cliché négativiste, que dada avait pris position. Aucun des principaux animateurs de dada n’a réussi à s’évader du salon, malgré les exemples qu’avaient donnés leurs précurseurs Cravan et Vaché. Après la mort du mouvement, tous se sont recasés dans la culture dominante. Même leur jeunesse a été démentie : ils sont morts vieux, assis sur les rentes de leurs scandales.



La glorification de l’individu est sans doute très présente chez dada. Mais chaque individu qui a participé à cette ire joyeuse est subsumé au nom commun, dada, qui ne veut rien dire. C’est cette identité commune qui a permis à quelques individus, les plus engagés et ceux auxquels les propriétaires du salon reconnurent le plus de talent, d’être mis en valeur. Même à travers les multiples médiations du siècle, si fétichiste de l’individu, le nom dada sonne de manière incomparablement plus précise, prestigieuse et significative que celui de n’importe lequel de ses membres. C’est là aussi une marque de l’aliénation. « Pris dans son unicité fonctionnelle, DADA nous a paru à chaque fois devoir être ramené au seul mot Dieu, de statut identique », constatera le linguiste que dada a mérité.

Au-delà de l’ambiance dada, c’est son efficacité, ce que dada a réalisé, et son inefficacité, ce que dada a légué à l’ennemi, qui interpellent. La fulgurance, l’attaque soudaine, un véritable goût du négatif ont permis à dada d’ébrécher de nombreux fondements de la société en place ; mais tout ce que dada n’a pas réussi à approfondir, et même à trancher, a pu être utilisé par elle. C’est pourquoi de nombreuses atteintes de dada nous paraissent aujourd’hui si familières qu’elles font partie de ce que nous combattons. Si l’attitude de dada marque d’abord la première façon non hostile d’explorer l’aliénation, et si son état d’esprit ensuite indique une façon d’attaquer le conservatisme sous de nombreuses formes, les doutes, les incertitudes et, par-dessus tout l’incapacité de dada à dépasser cet état d’esprit constituent son héritage contrasté et singulier.



Une des principales cibles de dada a été la logique. Il est remarquable que l’époque de la révolution russe peut se diviser en deux camps en fonction de la logique, et qu’à aucun moment la logique n’est alors entendue comme celle de Hegel, qui est restée sans critique ni dépassement, mais comme la seule logique formelle. D’un côté les défenseurs d’une rigueur qui va jusqu’à oublier le contenu, la filiation Frege, Russell, Wittgenstein, Carnap, puis la phénoménologie, qui quitte cependant la logique fétichisée, puis tous ceux qui prétendent à la «  science », y compris les psychanalystes et les marxistes léninistes, puis tout le petit peuple de la science et du matérialisme, dilettantes et ignares, qui croit en la logique mais ne la pratique guère dans la vie ; de l’autre les marxistes, qui à travers Lukács et l’école de Francfort au moins ont montré la filiation mercantile de la logique formelle, et dada pour qui la logique est une crispation contre les vastes plaines de l’irrationnel; et entre les deux, les physiciens, qui ne sont pas parvenus à éliminer l’irrationnel, et qui en admettent, sans pousser les conséquences, la part irréductible.



Dada n’a pas théorisé sa critique de la logique. Mais il l’a pratiquée sans cesse. D’abord, dada admet la contradiction et soutient des propositions contradictoires sur le même sujet, ce qui affaiblit ces propositions, mais ouvre le débat. Ensuite, dada critique la conscience en se propulsant dans l’inconscient, et en attaquant partout la logique comme une carapace de la conscience contre l’inconscient, de sorte à ce que le débat se mène au-delà de la conscience. Dada est le seul mouvement à avoir critiqué et réfuté l’intelligence, valeur du régime en place. Il est vrai que l’intelligence peut être vue comme l’état-major de la conscience, et les différences que le siècle a prétendu mesurer, dans l’intelligence, hiérarchisent les individus à l’intérieur de cette société. A travers les surréalistes et les situationnistes, héritiers de dada, l’intelligence a été réhabilitée, non sans bêtise. Enfin, c’est tout système que dada refuse. Un système est bien l’unité retrouvée pour la conscience, et même l’irrationnel auquel s’adonne la fougue dada ne peut pas être systématique.



Il pouvait sembler logique que la psychanalyse, qui avait ouvertement annoncé l’exploration de l’inconscient, soit applaudie par dada. C’est le contraire qui s’est produit, et il s’agit là certainement, pour ce temps-là, d’un des ordres du jour principaux du débat de l’humanité sur elle-même. Contre la « psycho-banalise » qui cherche à déchiffrer l’inconscient pour la conscience, dada a fait valoir une pratique délibérée de l’inconscient, qui déborde la conscience. Alors que la psychanalyse propose de coloniser l’inconscient par davantage de conscience, dada, au nom de l’inconscient, démolit les bastions et les redoutes de la conscience. Ce combat, initié au début de la révolution russe, reste encore obscur parce qu’il s’est mené à travers trop de médiations, et parce qu’il peut être relié à trop d’autres combats qui sont des massacres d’arrière-garde : ainsi, l’aliénation religieuse, ou les socialismes, nationaux ou staliniens, arrivant au pouvoir, ont aussi été considérés, au second degré, comme victoires de l’inconscient sur le conscient. Mais la ligne de partage tracée entre dada et la psychanalyse pour l’usage de l’inconscient par l’humain reste l’un des tracés les plus opérationnels de dada. Le camp que dada a inauguré est celui de l’exploration éphémère et irréversible de la pensée non consciente contre son exploitation au profit de la conscience.

 

Le champ de bataille de dada est donc ainsi délimité : le salon est trop petit, la conscience est trop petite. Contre les murailles de ces divisions de l’humanité, dada a utilisé et épuisé son négatif. Mais la mise en œuvre même de ce négatif, avant de se figer à son tour en position, a été une revendication positive : la vie. Cette exigence de vie est une des plus prisées au début du XXe siècle. Elle a été considérée comme le négatif immédiat de la guerre meurtrière des Etats, dans la vieille opposition fausse où la vie serait le contraire de la mort, mais elle est aussi présente au milieu des sciences positives et de la néophilosophie, celle de Bergson par exemple. C’est cette revendication dadaïste qui s’est ensuite trouvée réaffirmée par les surréalistes et théorisée par les situationnistes, notamment dans leur division entre vie et survie, division qui semble aujourd’hui encore opérationnelle. La vie comme justification et fondement du négatif, ce but qui n’en est pas un parce qu’il échoue à même esquisser sa réalisation, a finalement abouti, épuisé et magnifié, au modedevitisme de Debord, où la vanité l’emporte sur le projet.



Cette revendication de la vie, dont le rire est un signal libérateur, est liée à une dimension de la vie bourgeoise qui a hanté la culture jusqu’à la fin du XXe siècle, mais qui a grandement disparu aujourd’hui : l’ennui. Du spleen de Baudelaire, en passant par le dandysme, l’ennui est resté une préoccupation majeure jusqu’aux situationnistes inclus. Et la lutte contre ce parasite commençait dans la critique du carcan moral à l’intérieur duquel il proliférait. Aussi, la salubre critique de la famille, que dada a très tôt soulevée et qui n’a jamais été reprise de manière conséquente depuis, mais aussi celle des valeurs en vogue en son temps, comme le patriotisme, pour arriver à la critique de toutes les valeurs morales, semble d’abord provenir de la critique de l’ennui.



La société en place s’est chargée de résorber l’ennui. A travers les écrans qui occupent maintenant les pauvres au-delà de leurs sollicitations, à travers le bruit de la musique qui envahit tout le temps l’attention, c’est l’angoisse, c’est la peur, c’est le désarroi qui ont remplacé l’ennui ; et cette inquiétude généralisée des pauvres, qui ont perdu la capacité de la vue d’ensemble, est assez éloignée de celle de Heidegger. Sans cesse occupés par des loisirs agressifs, dont la culture est la maquerelle, les pauvres ont ainsi été délivrés de l’ennui, d’une manière que dada n’imaginait pas, mais qu’ils lui doivent en partie. Car si dada n’a contribué qu’à une entreprise, c’est celle de l’élargissement considérable qu’a connu la culture – la dispute de salon – depuis cent ans.

 

La vraie tranchée de 14-18 de dada est son attitude dans la culture, cet ennuyeux vaccin contre l’ennui. Les dadaïstes venaient de la culture, et ils y sont restés englués, malgré quelques louables efforts d’évasion. Le statut de la culture et de l’art, entre bouffon et sacré, a même grandement servi à l’impertinence et à la mise en cause du bourgeois et de son monde. Le XIXe siècle est même sans doute le siècle où l’art et la culture s’émancipent apparemment de leurs maîtres, parce que le discours qu’exprime ce bibelot du salon qui commence à se prendre au sérieux n’est le reflet que d’un maître abstrait, collectif et contradictoire. L’art et la culture avaient donc acquis, dans le monde de la gestion dont ils sont une sorte d’écume, une indépendance et un respect qui tendaient à les hypostasier.



Dans sa fureur destructrice, dada a voulu aussi s’en prendre à soi-même, à travers une attaque contre l’art et la culture. Nous connaissons bien ce phénomène, puisqu’il est similaire à la volonté de critique de l’information dominante dans l’information dominante. Dada a simplement inauguré l’illusion de la critique sans la sanction de la rupture : on ne peut pas critiquer la famille sans rompre avec la famille, on ne peut pas critiquer l’art et la culture sans rompre avec l’art et la culture. Dans l’art, dada s’en est pris seulement aux courants de l’art moderne : l’expressionnisme, l’art abstrait, le futurisme ; mais l’art en général a été épargné. En effet, la plupart des dadaïstes n’imaginaient même pas gagner leur survie hors de la culture. Comme dada n’a pas rompu, il est devenu, après sa mort, un membre éminent de la famille Art et Culture, le fils prodigue qui avait largement repoussé les limites du possible sans rien mettre en danger. Embaumé, le cadavre de dada a bien rendu justice à la formule d’Eluard, mais probablement au sens inverse où il l’entendait, « disparaître, c’est réussir ». Alors que Duchamp avait introduit la pissotière dans les galeries d’art en 1917, au grand scandale de ses contemporains, en 1993, lorsqu’un particulier tente de lui rendre son rôle d’urinoir, « pour prolonger la provocation de Duchamp », il est arrêté et condamné ; dans le monde gestionnaire, l’objet a eu raison du geste, la pérennisation a triomphé de l’éphémère, et la fétichisation a pu apprivoiser le scandale.

 

La colère ne suffit pas en elle-même. L’immédiateté est un leurre. La critique des valeurs dominantes ne peut pas se faire sur un seul mode de pensée, sur un seul rythme, fût-il très élevé, c’est ce que l’expérience dada, pensant jouer avec la culture, a permis de conclure. La dévaluation que dada a fait subir à l’art et la culture, en l’ouvrant au ridicule et à l’irrespect, en déstructurant bien davantage le concret et le figuratif que ne l’ont fait à leur corps défendant les artistes de l’art abstrait, est à la fois le début de la culture pour tous et de la visibilité du vide de contenu de l’art. Depuis dada, la culture s’est étendue d’une secousse brutale à travers toutes les barrières que dada a cassées, et l’art s’est bien révélé n’être qu’au rang d’un urinoir. Les suites du procès du continuateur isolé de Duchamp montrent d’ailleurs que l’art, comme porte-parole de l’esthétique de ses maîtres, les gestionnaires, s’avère bien n’être essentiellement que marchandise, lustrée par quelques illusions entretenues pendant les quatre siècles précédents.







STEP 4 - THE DOORS from SILVERADO SOCIAL PATROL 
Que dada n’ait pas trouvé au bout de l’intensité de la vie l’histoire, est toute sa limite. Trop jeune, trop court, trop vif, trop superficiel, dada refuse tout ce qui est au-delà du constat négatif, tout ce qui implique le projet, tout ce qui implique la hiérarchie des valeurs qui oppose, par exemple, le couple vie-histoire à sa caricature dans la résignation, survie-quotidien. C’est là où le mode de pensée, où l’état d’esprit ont manqué d’embrayage, de dépassement. Pourtant, du point de vue téléologique de l’histoire, dada fait l’histoire par sa brève et folle course à travers le salon où l’on cause, le poignard à la main, laissant mille égratignures, plaies, blessures, et peut-être même quelques morts sur son passage dévastateur.



Le rejet, au moins majoritaire, de Dieu a entraîné chez dada un refus de l’absolu. Mais la fascination profonde de l’infini, vu comme libérateur, ou comme champ du possible, situe bien combien peu dada avait réussi à se libérer des profondes impositions de la religion. Dans les rues du monde, où le débat de l’humanité a été esquissé, pendant ce siècle, il n’est pas rare de trouver cette religiosité, qui consiste à croire en l’infini, chez des pauvres sincèrement convaincus d’en avoir fini, pour eux-mêmes, avec la religion.

Ignorant de la totalité, ne s’élevant pas à l’histoire, contradictoire face à la révolution alors même qu’elle faisait rage, mais drôle, acerbe, attaquant tout et chacun, jeune et vivant, pratiquant l’aliénation, dada est un avant-coureur du gueux du XXe siècle, au moment où il apparaît hissé hors des énormes marécages à tristesse et à défaite du quotidien. Chez ce frimeur et provocateur, l’esbroufe et la désinvolture seront à la fois le charme et la faiblesse fatals qui, en définitive, dissimulent toujours son manque à penser hardiment derrière un courage à s’exposer. Ainsi la contre-vérité de Tzara, « la vérité n’existe pas », semble-t-elle extraite de la devise des pauvres modernes, ainsi l’affirmation que toute action est vaine rejoint-elle ce relativisme absolu qui a été l’une des impasses du possible du parti des gueux.

De même, les pauvres modernes d’avant une middleclass semblent avoir emprunté leur comportement moral, lui aussi davantage marqué par l’ostentation que par la réflexion, à celui de dada : « Dada pourrait être criminel ou lâche ou ravageur, ou voleur, mais non justicier » ; « Il n’y a aucune différence spécifique entre un policier et un voleur. Toutefois, il faut reconnaître que le bandit atteint plus naturellement à l’héroïsme ».