"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

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samedi 31 décembre 2011

Lacan, koanalyste ? Analyste, quoi ! Guy Flecher


La recherche du sens a déjà été pratiquée, par exemple par certains maîtres bouddhistes, avec la technique zen. Le maître interrompt le silence par n'importe quoi, un sarcasme, un coup de pied.
Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions dans l'étude des textes ; le maître n'enseigne pas ex cathedra une science toute faite mais il apporte cette réponse quand les élèves sont sur le point de la trouver.

Voilà par quoi s’ouvre le premier des séminaires de Lacan, Les écrits techniques de Freud, premières lignes d’un enseignement qui va se poursuivre pendant près de trente ans. D’emblée Lacan se référe à l’enseignement du zen, et pour ceux qui l’auraient oublié, il rappelle en 1968 au Congrès de Strasbourg :
[…] à Sainte-Anne, où j’ai fait grand état du zen, naturellement qui est-ce qui s’en souvient qu’est-ce que ça peut foutre à quiconque que je me sois référé au zen pour exprimer quelque chose de ce qui se passe dans la psychanalyse.


La formule inaugurale de Lacan désigne ce qui s’appelle un kōan. Elle fait référence directement à cette forme particulière du bouddhisme chinois, le chan, qui est passé au Japon où il survit sous le nom de zen, le terme qu’utilise Lacan. Nous verrons plus loin que ce n’est pas trahir Lacan que de parler de chan, là où il parle de zen.
Le chan est la forme la plus sinisée du bouddhisme qui doit énormément au taoïsme, Shipper affirmant même qu’il serait « spécifiquement chinois, pratique, concret et, surtout, taoïste  ». Et de fait, de tout temps, le bouddhisme, surtout sous sa forme non religieuse avait eu des affinités avec le taoïsme philosophique de Laozi et Zhuangzi, avec la vieille philosophie naturaliste du tao, rivale (mais aussi complément) de la philosophie d’état de Confucius. En particulier, le chan et le taoïsme, avaient tant de points communs qu’il était bien difficile (et pas seulement pour le profane) de les distinguer l’une de l’autre. En ce qui concernait la pensée profonde et le but ultime, rien ne les séparait. La seule et minime différence résidait dans le fait que le chan insistait surtout sur la nécessité des exercices pratiques, alors que le taoïsme portait un intérêt limité certes, mais réel à la théorie.
Le chan se développe au iiie-ve siècles, en réaction à l’institutionnalisation et dans l’idée d’un retour à l’expérience individuelle. Le chan se méfie de la connaissance discursive et des textes. Le goût pour la provocation et pour l’usage d’argumentations paradoxales rapprochent un maître chan tel que Lin Ji et le taoïste Zhuangzi.
L’enseignement recourt alors au kōan (en chinois : gōng'àn 公案) qui est une courte phrase ou une brève anecdote (littéralement : arrêt faisant jurisprudence) absurde ou paradoxale dans lesquelles le maître tente de décontenancer son disciple. C’est bien ce qui fait l’ouverture au(x) séminaire(s) de Lacan. Le kōan est utilisé comme un objet de méditation ou pour déclencher l’éveil ou encore pour discerner l’éveil de l’égarement. Il s’agit de surprendre le disciple afin de le placer dans un état réceptif. Cette démarche est caractéristique du courant Linji 临济, du nom d’un moine mort vers 866.

Or il se trouve que c’est Paul Demiéville, le premier maître en chinois de Lacan qui a relevé le défi de traduire et de commenter les Entretiens de Lin-tsi, dans un livre publié en 1972 5. Dans sa radicalité, le Lin Ji proscrit tout ce qui peut attacher l’esprit comme une béquille inutile, y compris le Bouddha lui-même. Ce livre d’entretiens, recueille les kōan de Lin Ji. L’un d’eux illustre parfaitement les propos inauguraux de Lacan :
Un moine demanda quelle était la grande idée du bouddhisme. Le maître fit khât ; Le moine s’inclina. Le maître dit : « En voilà un qui se montre capable de soutenir la discussion ».
Demiéville précisant que le khât étant « une éructation, procédé inimitable de la maïeutique Tch’an ». Et c’est bien du khât dont parle Lacan : « ce qu’il y a de mieux dans le bouddhisme, c’est le zen et le zen ça consiste à ça, à te répondre par un aboiement, mon petit ami ». Ce serait même ce qu’il y a de mieux pour sortir de l’affaire infernale de la jouissance :
Tout ça ne veut pas dire, mes petits amis, qu’il n’y ait pas eu des trucs de temps en temps, grâce auxquels la jouissance, sans compter quoi il ne saurait y avoir de sagesse, a pu se croire venue à cette fin de satisfaire la pensée de l’être, mais voilà j’ajoute cette fin n’a été satisfaite qu’au prix d’une castration. Dans le taoïsme par exemple, vous ne savez pas ce que c’est bien sûr, très peu le savent, enfin moi je l’ai pratiqué, j’ai pratiqué les textes bien sûr, dans le taoïsme et l’exemple est patent dans la pratique même du sexe, il faut retenir son foutre pour être bien. Le bouddhisme lui bien sûr est l’exemple trivial par son renoncement à la pensée elle-même parce que ce qu’il y a de mieux dans le bouddhisme, c’est le zen et le zen ça consiste à ça, à te répondre par un aboiement, mon petit ami. C’est ce qu’il y a de mieux quand on veut naturellement sortir de cette affaire infernale comme disait Freud.
Cette attitude est celle-là même dont rendent compte les nombreux témoignages sur la pratique de Lacan, de ses « quoi ? » qu’il éructait comme autant de kōan. L’un de ses analysants a même intitulé son livre témoignage : Jacques Lacan, maître zen ? . Voilà qui va à l’encontre de ceux qui voudraient faire de Lacan un Maître au sens cartésien ou antique ou universitaire. Il se propose d’être un maître chan, et peut-être est-ce cela même que lui a reproché l’IPA lors de son excommunication.
Il est à noter que Demiéville, dans un article qu’il fait paraître en 1970 dans la revue Hermès, donne un avant-goût de ce qui constituera son recueil publié en 1972. À cette occasion il présente Lin Ji et son œuvre, présentation qui n’a pas dû échapper à Lacan :
Lin-tsi me paraît être en premier lieu un praticien de la psychothérapie — dira-t-on de la psychanalyse ? — qu’elles qu’aient pu être les théories qui inspiraient sa méthode ou qui lui servaient à la justifier.

L’esprit du chan, Lacan l’a nourri à la fréquentation des œuvres, des poésies, des textes des nombreux artistes que ce mouvement a inspirés au fil des siècles (et son épanouissement au VIIIe et IXe siècles). Ainsi on peut ainsi citer le peintre Shitao dont on sait combien le bouddhisme de l’école chan a eu une influence déterminante sur sa formation intellectuelle et donc sur sa peinture et ses écrits. Lacan s’y réfère dès 1967 lors de ses développements sur le trait unaire . Or cette référence se situe avant la publication du traité de Shitao Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère dans la traduction et du commentaire par Pierre Ryckmans. François Cheng nous a rappelé récemment l’importance de cet ouvrage « que jadis, Jacques Lacan et moi, nous avons étudié ensemble  » avec les conséquences que l’on sait. François Cheng a aussi témoigné de leur lecture attentive des poètes chinois dont beaucoup s’inscrivent dans le mouvement chan, lecture commune qui a alimenté les ouvrages à venir de François Cheng.

De l’avis de Paul Demiéville, le plus célèbre logion de Lin Ji, « la quintessence de sa pensée », est le suivant :
Montant en salle, il dit « Sur votre conglomérat de chair rouge, il y a un homme vrai sans situation, qui sans cesse sort et entre par les portes de votre visage. Voyons un peu, ceux qui n’ont pas encore témoigné ! » Alors un moine sortit de l’assemblée et demanda comment était un homme vrai sans situation. Le maître descendit de sa banquette de Dhyâna et, empoignant le moine qu’il tint immobile, lui dit : « Dis-le toi-même ! Dis ! » Le moine hésita. Le maître le lâcha et dit « L’homme vrai sans situation, c’est je ne sais quel bâtonnet à se sécher le bran… » Et il retourna dans sa cellule.
À propos de « L’homme vrai sans situation » et du « bâtonnet à se sécher le bran », Paul Demiéville écrit dans son long commentaire :
Le terme d’« homme vrai » dérive directement des philosophes taoïstes de l’antiquité, encore qu’il ait été employé pour désigner le Buddha ou l’Arhat (le saint délivré) dans les premières traductions chinoises de textes bouddhiques. Le mot « situation » (wei) s’applique dans le langage administratif à la situation d’un fonctionnaire dans la hiérarchie officielle. Comme cette hiérarchie comprenait toute l’élite sociale, la seule qui comptât vraiment dans la Chine ancienne, un homme « sans situation » était un homme hors cadre, privé de statut, une entité indéterminée. C’est à peu près dans l’esprit de Lin-tsi que le romancier autrichien Robert Musil, qui s’intéressait tant au Lao-tseu avant sa mort tragique en 1942, concevait son héros somme un homme sans caractéristiques particulières, Der Mann ohne Eigenschaften. […] Toute définition de l’« homme vrai » ne peut être qu’impropre (au sens propre), vile, ordurière, puisqu’il est par définition ce qui échappe à toute définition. […] En Inde, où il n’y avait pas de papier, on s’essuyait avec des bouts de bois, ainsi que le prescrivent les codes disciplinaires, et les moines chinois avaient adopté cet usage.

Ne peut-on pas reconnaître cette idée dans un propos de Lacan de 1955 :
Ceci veut dire que l’analyste intervient concrètement dans la dialectique de l’analyse en faisant le mort, en cadavérisant sa position comme disent les Chinois, soit par son silence là où il est l’Autre avec un grand A, soit en annulant sa propre résistance là où il est l’autre avec un petit a. Dans les deux cas et sous les incidences respectives du symbolique et de l’imaginaire, il présentifie la mort.
La formule de Lacan « en cadavérisant sa position comme disent les Chinois » restant (pour moi) particulièrement énigmatique.

Une vingtaine d’années plus tard, en 1973, Lacan reprend et précise cette idée dans Télévision, en parlant de l’analyste :
Un saint, pour me faire comprendre, ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite.
Et de poursuivre :
Ce pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet, au sujet de l’inconscient, de le prendre pour cause de son désir.
C’est de l’abjection de cette cause en effet que le sujet en question a chance de se repérer au moins dans la structure. Pour le saint ça n’est pas drôle, mais j’imagine que, pour quelques oreilles à cette télé, ça recoupe bien des étrangetés des faits de saint.
Que ça ait effet de jouissance, qui n’en a le sens avec le joui ? Il n’y a que le saint qui reste sec, macache pour lui. C’est même ce qui épate le plus dans l’affaire. Épate ceux qui s’en approchent et ne s’y trompent pas : le saint est le rebut de la jouissance.
Parfois pourtant a-t-il un relais, dont il ne se contente pas plus que tout le monde. Il jouit. Il n’opère plus pendant ce temps-là. Ce n’est pas que les petits malins ne le guettent alors pour en tirer des conséquences à se regonfler eux-mêmes. Mais le saint s’en fout, autant que de ceux qui voient là sa récompense. Ce qui est à se tordre.
Puisque se foutre aussi de la justice distributive, c’est de là que souvent il est parti.
À la vérité le saint ne se croit pas de mérites, ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas de morale. Le seul ennui pour les autres, c’est qu’on ne voit pas où ça le conduit.
Moi, je cogite éperdument pour qu’il y en ait de nouveaux comme ça. C’est sans doute de ne pas moi-même y atteindre.

Alors, est-ce la lecture du livre publié peu avant, en 1972, par Paul Demiéville et la présentation de « l’homme vrai sans situation » qui ont inspiré ces propos à Lacan ? L’analyste serait destiné à être, comme le saint, « rebut de la jouissance », « bâtonnet à se sécher le bran », ou, comme le pointe Jacques-Alain Miller en marge du texte de Lacan : « objet (a) incarné ».

samedi 10 décembre 2011

Les bonnes questions

Croire que La Crise est économique, financière, sociale, politique, écologique ou idéologique, c’est toujours croire… Si nous nous posions la question « comment croyons-nous », peut-être qualifierions-nous La Crise d’épistémologique..
Le malheur de l’homme, semble-t-il, vient de ce qu’il n’a pas trouvé le moyen de transformer la régulation individuelle en servomécanisme inclus dans l’espèce, il s’arrête toujours en chemin à des groupes, des sous-ensembles qui ne conceptualisent pas eux-mêmes leur appartenance à cette espèce ni ne découvrent les moyens d’être englobés par elle. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions que nous nous apercevions tardivement que l’espèce humaine n’a pas géré les biens à sa disposition, biens matériels et énergétiques, monde vivant de la flore et de la faune et monde humain lui-même, aboutissant à l’organisation des structures économiques et sociales. En effet, tous les niveaux d’organisation qui vont de la molécule au système nerveux humain et à son fonctionnement en situation sociale ont jusqu’ici été ignorés et remplacés par un discours, dont la raison d’être est que l’analyse logique à partir de faits dits objectifs aboutit forcément à la réalité ; mais la logique du discours n’a rien à voir avec la logique de la chimie et de la neurophysiologie du système nerveux humain en situation sociale….
….Aussi longtemps que les connaissances progressives qui concernent le système nerveux central et que nous en avons ne feront pas partie de l’acquis fondamental de tous les hommes, au même titre que le langage dont il est la source (alors que celui-ci exprime surtout notre inconscient sous le déguisement du discours logique), nous ne pourrons pas faire grand-chose. Tout sera toujours noyé dans le verbalisme affectif….
H. LABORIT La colombe assassinée, p. 34

mardi 25 octobre 2011

Citus, altius, fortius - Federico Corriente y Jorge Montero

EL LIBRO NEGRO DEL DEPORTE 

Desde la transformación de las fiestas y juegos populares en deportes, pasando por las distintas nociones de cultura física que se han sucedido desde la Antigüedad hasta llegar a nuestros días, este ensayo analiza el proceso de difusión internacional del deporte y su evolución en el seno de la sociedad moderna, prestando especial atención al papel de los deportes en la configuración del liberalismo decimonónico, el colonialismo y el imperialismo, y haciendo especial hincapié en el destacado lugar que ocupan en el discurso ideológico totalitario. 

El deporte no solo es una válvula de escape y un mecanismo de control social sino también una ideología de la competición, de la selección biogenética, del éxito social y de la participación virtual. Lejos de limitarse a reproducir en formato espectáculo las principales características de la organización industrial moderna (reglamentación, especialización, competitividad y maximización del rendimiento), cumple además una misión ideológica de trascendencia universal: encauzar y contener las tensiones sociales engendradas por la modernidad capitalista. 

Este libro es un trabajo crítico, riguroso, muy bien documentado y de lectura ágil, que aborda la relación entre deporte, democracia y totalitarismo desde una perspectiva completamente inédita tanto dentro como más allá de nuestras fronteras. 

* * * 
[…] El deporte ha dejado de ser un espejo en el que se refleja la sociedad contemporánea para convertirse en uno de sus principales ejes vertebradores, hasta el punto de que podríamos decir que ya no es la sociedad la que constituye al deporte, sino este el que constituye, en no poca medida, a la sociedad. El deporte es la teoría general de este mundo, su lógica popular, su entusiasmo, su complemento trivial, su léxico general de consuelo y justificación: es el espíritu de un mundo sin espíritu. […] 

* * * 
 Federico Corriente (El Cairo, 1965) es traductor. Ha traducido entre otros a Guy Debord, Alèssi dell’Umbria, Lewis Mumford, William Morris, Henry James, Oscar McLennan o Irvine Welsh. Jorge Montero (Teruel, 1961) ha colaborado en la publicación de diversos artículos y folletos contra el militarismo y fue uno de los editores de la revista Stop Control. 

Ambos han participado desde los años ochenta en diferentes proyectos de crítica social, huyendo siempre del aire viciado y enrarecido de la militancia política. 

Casi desde sus inicios forman parte de la columna vertebral de Pepitas de calabaza. 

Este, su primer libro escrito en coautoría, es un texto, más que brillante, deslumbrante.

mardi 18 octobre 2011

Une renaissance mythologique à l'ère digitale ?...

Renaissance mythologique.jpg

« L'animalité revient à pas de loup au fur et à mesure que la jungle digitale gagne du terrain. »
Les éditions Bourin viennent de publier Ren@issance mythologique - L'imaginaire et les mythes à l'ère digitale, un essai de Thomas Jamet, préfacé par Michel Maffesoli. De la pop sociologie qui part dans tous les sens, mais beaucoup d'intuitions intéressantes et d'idées amusantes !

Internet, téléphone mobile, jeux vidéo, réseaux sociaux : la mutation digitale est aussi celle, radicale, de notre quotidien. Mais pas seulement : les nouvelles technologies nous incitent à retrouver instinctivement des réflexes archaïques qui ne nous ont jamais quittés. Notre quotidien est riche de résurgences des plus grands mythes : Lady Gaga recrée le personnage de la déesse-mère, Facebook le forum des civilisations antiques, les consoles de jeux Wii ou Kinect des moments de transe chamanique, tandis que l’iPad, les écrans tactiles ou encore l’étonnant réveil des vampires de Twilight nous renvoient à notre propre animalité.  
De manière savoureuse et perspicace, Thomas Jamet nous permet de mieux comprendre les tendances du moment grâce à un décryptage pop et post-moderne des nouvelles technologies. Grâce à lui, nous comprenons que nous vivons les prémices d’une réinvention du monde qui prend sa source dans l’imaginaire collectif.
 
Table des matières :
Préface de Michel Maffesoli : L’archaïsme revisité
Avant-Propos : N’ayons pas peur
Nouveaux médias, par-delà le bien et le mal / Le digital, une nouvelle réalité postmoderne / Ren@issance / Retour aux mythes / Storytellings mythologiques (Schwarzenegger et Star Wars) / Éternels retours

Chapitre premier – Le retour aux autres
L’universalité de la sociabilité humaine et les mythes / Le monde a toujours été virtuel / Le mythe de Tron / Google et l’économie relationnelle / Les médias digitaux, le rêve des mystiques / Facebook, le Léviathan / Twitter, la figure mythique du tragique / Foursquare, le retour du lieu mythologique

Chapitre II – La fête archaïque
Ambiance dionysiaque / Homo Ludens, la revanche du réel / Foules sentimentales / Transcendances postmodernes (le rock, la musique du Diable, Lady Gaga, la déesse-mère, les mèmes et le Diable, l‘anti-art et le digital)

Chapitre III – La pulsion digitale
Pulsion digitale, animalité et mythe / Tactile, vision et concupiscence / L’érotique du net (Pornographie et sacrifice, Extimité et nudité, Apple, le péché originel, Wikipédia, l’arbre de la connaissance, Wikileaks, le strip-tease et la mort du secret, Publicité, marques, mythes et désirs)

Chapitre IV – L’attrait du sauvage
La sauvagerie à l’ère digitale / Retour à l’animal / Les monstres antiques et modernes : de la Bête du Gévaudan à Ben Laden / Rites initiatiques et « digital natives » / Trois miroirs mythologiques du monstrueux : le vampire, le zombie et l’OVNI

Conclusion : Quel avenir pour les mythes ?
Technologie et risques / L’homme prévaudra, malgré tout / Cinq paris pour l’avenir

Petite Bibliographie Mythologique

samedi 8 octobre 2011

TARANTISMO II - Transe & tarentules

 Variation documentaire autour de Latrodectus, « qui mord en cachette »


La partie introductive de cet article a été publiée dans le numéro 2 de la version papier d’Article11. L’entretien qui suit est inédit.

À l’orée des années 1960, dans une demeure exiguë de paysans du Salento (Midi italien), le documentariste Gianfranco Mingozzi saisissait [1] les derniers spasmes d’un mal ancestral porté par la culture populaire méridionale : le tarentisme. La pizzica, musique stridente, mêlant tambourin et violon, servait à guérir par la transe les femmes affectées, dites « tarentulées » [2]. Mingozzi suivait de près les sentiers ethnologiques frayés sur La Terre du remords par le communiste indiscipliné Ernesto De Martino [3] quelque temps auparavant. À cette époque, l’hégémonie de la rationalité intellectuelle bourgeoise – toujours profondément positiviste – se piquait d’éliminer cet héritage magico-religieux honteux, essentiellement relégué à l’espace domestique, et de refouler l’une des tares culturelles associée à «  la question méridionale ».
L’approche démartinienne rompait avec le schème dominant de compréhension de la transe – réduite à une alternative entre possession authentique et mauvaise-foi –, afin de l’interpréter comme une résistance des dominés à une situation historique de misère sociale. Selon De Martino, le tarentisme protégeait la « présence » [4] de l’homme dans son monde en renversant symboliquement plusieurs couples et figures de l’altérité : catholicisme-paganisme, homme-femme, bourgeois-paysans et Occident-Orient [5]. Sa mort précoce en 1965 le laissa sans filiation intellectuelle et politique, bien qu’il ait ouvert la voie à l’antipsychiatrie et anticipé les préoccupations constitutives de courants universitaires anglo-saxons à venir, d’inspiration gramscienne.
Le tarentisme est sorti des limbes de l’oubli un quart de siècle plus tard, lorsque le sociologue Georges Lapassade porta son attention sur les états modifiés de conscience, passés et contemporains [6]. Cette renaissance académique a accompagné l’émergence d’une neo-pizzica, mouvement festif, décomplexé, populaire et lucratif. Dans ce sillage, deux jeunes réalisateurs italien et français, Irene Gurrado et Jérémie Basset, choisirent d’explorer, au mitan des années 2000, le terrain démartinien laissé en jachère. Pour le second, cette épopée documentaire devint, pendant près de cinq ans, le pivot central d’une quête politique existentielle, et une introspection malicieuse questionnant la relation du réalisateur à son objet de recherche.
La production du film s’est bâtie progressivement au travers de dons financiers, de prêts matériels, d’une maigre subvention, et surtout du RMI qui, au côté de boulots d’appoint, libérait un temps précieux. Toutes les étapes d’élaboration du film Latrodectus – "qui mord en cachette" [7] - ont été maîtrisées par les auteurs, avec des appuis techniques extérieurs ponctuels. A posteriori, ils se sont intéressés à la produzione dal basso [8], financement par micro-souscriptions répandu en Italie en réaction au marasme d’une industrie audiovisuelle crétine. Enfin, l’étalement de la réalisation, assujetti à la pauvreté des moyens, n’était pas contraint par l’impératif d’obtenir dare-dare un produit fini. Au contraire, l’égrènement des saisons a mûri une œuvre exigeante et réflexive. Le traitement du sujet s’est inscrit dans le temps long, historique.
Latrodectus émet l’hypothèse d’une continuité entre la transe intime disparue et celle, contemporaine et collective, qui réunit annuellement dans le Salento, lors de La Notte della Taranta, quelques cent mille festivaliers, parfois avides consommateurs d’une tradition recomposée aux allures mystiques. L’énigme reste entière quant à la dimension "thérapeutique" des rituels modernes, symptômes et/ou remèdes d’un mal-être social supposé. Néanmoins, le passage de la pizzica du confinement de la sphère privée à une exhibition publique marchande apparaît comme un corrélat à l’esprit de notre temps et à son corps socio-économique.

Extrait de "La Taranta", Gianfranco Mingozzi, 1963

 

Entretien avec Irene Gurrado, co-auteure et ethnopsychiatre


Avant de parler de votre documentaire, Latrodectus, « qui mord en cachette », peux-tu expliquer ce qu’est l’ethnopsychiatrie ?

L’ethnopsychiatrie a été initiée par Georges Devereux dans les années 1950-1960. Il s’agit d’étudier les problèmes psychologiques et psychiatriques des populations migrantes en intégrant des thématiques comme le déracinement ou les cultures étrangères. L’approche est interdisciplinaire : par exemple, l’anthropologie, qui en fait partie, doit permettre d’éclairer les problématiques liées aux représentations culturelles. Certaines cultures non-occidentales interprètent la « maladie » d’une manière différente de la nôtre. L’ethnopsychiatrie rend intelligible des phénomènes comme la transe, la magie ou la sorcellerie en essayant de nouer des liens avec nos propres représentations. Elle est née d’une exigence pratique : dans les hôpitaux certaines maladies des migrants étaient inexplicables pour les psychiatres. Une explication culturelle, corrélée au vécu des personnes, était indispensable.
Je suis moi-même une migrante, venue d’Italie du Sud en France. Avant d’étudier la culture des autres, il fallait que j’interroge ma propre culture. Pizzica et taranta étaient un terrain d’analyse personnel à partir duquel j’ai questionné mes racines. Cela m’a aussi formée sur une thématique précise, validée auprès de professeurs en ethnopsychiatrie qui ne connaissaient pas le tarentisme. Il y a une dizaine d’années encore, cette pratique était inconnue des anthropologues italiens et français. Elle n’était pas à la mode comme aujourd’hui.

Avec Jérémie Basset, réalisateur, comment avez-vous décidé d’élaborer un documentaire sur cette thématique ?

Nous étions amis. À l’époque, il venait de terminer la formation cinéma de l’école Louis Lumière à Paris, et j’entamais des études en ethnopsychiatrie à l’université Paris 8. Jérémie désirait d’une part faire un film documentaire où certains états modifiés de conscience soient étudiés comme ressource de la vie, où l’on puisse mesurer leur utilité, leur apport positif, leur apport constructeur ; et il voulait d’autre part - pour des raisons intuitives et personnelles - réaliser un film en lien avec la culture du sud de l’Italie. Je lui ai proposé des thématiques, notamment la pizzica, la taranta et les rituels sur lesquels j’avais entamé une étude. Je partais d’une base très académique et universitaire, puisque je présentais l’historien Ernesto De Martino lors de mon DU (Diplôme universitaire) aux psychiatres qui m’encadraient. À ce moment-là, ce n’était pas vraiment une recherche, mais plutôt la découverte d’un sujet. Nous ne connaissions pas encore les rétrospectives italiennes actuelles autour du mythe, du folklore et du festival La Notte della Taranta.
Jérémie connaissait un peu l’Italie du Sud et se rappelait de cette danse ; il y portait un intérêt personnel. Il est parti sur le terrain et j’ai approfondi mes recherches en sciences humaines. Me spécialisant en ethnopsychiatrie, je partageais avec lui mes connaissances anthropologiques sur les phénomènes de transes et les rituels. Il entamait de son côté une réflexion sur sa propre vie autour d’une démarche esthétique vis-à-vis des états de transe. Il a alors vécu en Italie du Sud, entre Naples et le Salento ; immergé, il a pu toucher du doigt le vécu des Italiens du Sud. Nous communiquions par mails de façon continue et nous échangions de vive voix lors de séjours à Paris. Je préparais les entretiens avec les professeurs, tandis que Jérémie prenait contact avec les acteurs locaux.
Nous avons élaboré les entretiens en diverses étapes, divers lieux, notamment via une semaine passée ensemble dans le Salento. Nous avions peu de temps, et avons opéré une sélection de personnes à interroger.

Comment avez-vous constitué le panel d’intervenants ?

Le choix s’est affiné doucement à l’image de tout le travail de ce film, pour lequel nous avons choisi de prendre le temps de comprendre, de sentir - autant que possible - ce que nous faisions. Nous sommes partis à l’aventure. Par le biais des sciences humaines, j’avais une idée du schéma à suivre. Par exemple, je souhaitais interviewer un historien pour retracer l’histoire de la pizzica. Je désirais aussi suivre les traces d’Ernesto De Martino qui, dans son enquête à la fin des années 1950, avait fait le choix de l’interdisciplinarité. Je voulais retracer son parcours en interrogeant un historien, un ethnomusicologue et un sociologue.
Nous avons également rencontré des héritiers de la pratique du tarantisme, qu’aujourd’hui on appelle « néo-tarantisme ». Sur le terrain, la réalité était très hétérogène, et il y avait de nombreux courants. Certains puristes affirmaient que la pratique actuelle est une continuation de la tradition ; d’autres soutenaient que non, que c’est un épiphénomène, une mode, un folklore alimentant l’identité locale. Ce partage se retrouvait aussi au-delà des sciences humaines. Nous avons ainsi rencontré beaucoup de musiciens : certains se disaient traditionalistes, d’autres innovateurs dans la tradition. Des interrogations nouvelles sont sorties de ces rencontres : qu’est-ce que la tradition ? qu’est-ce que l’innovation ? Il fallait se repérer au sein des différents discours.
Et puis, le grand festival, La Notte della Taranta, emblème actuel des discours des intellectuels et des politiques sur le sujet, est apparu comme incontournable. Son rayonnement a dépassé le cadre local du Salento, puisqu’il est très fréquenté : près de 100 000 personnes venant du monde entier s’y rendent chaque été. De nombreux villages participent. Les artistes locaux, censés être les protagonistes et les continuateurs de la tradition, sont mis de côté avec des rémunérations ridicules au profit de la publicité et de l’argent investi pour des d’artistes qui n’ont rien à voir avec la pizzica, mais qui donnent une certaine ampleur médiatique au festival. Les dégradations occasionnées par les touristes qui envahissent le territoire sont problématiques. Les discours politiques locaux tenus n’en tient pas vraiment compte. Cette question était nouvelle pour nous : nous ne nous étions pas interrogés sur le phénomène et la mode « néo » initialement.

Sur quels témoignages vidéos ou photographiques vous appuyez-vous ? Quel est l’état des archives existantes ?

Nous avons utilisé des extraits de La Taranta de Gianfranco Mingozzi (1963) [9]. Ce documentariste a été en contact avec Ernesto De Martino une année après l’enquête de La Terre du remords. Mingozzi s’est inspiré du travail de De Martino pour réaliser son film. Les images du film de Mingozzi ont été raccourcies pour un montage de vingt minutes, ce qui signifie qu’il reste des archives. Ces dernières restent difficiles d’accès. Par ailleurs, les archives photos sont importantes puisque, un photographe était présent dans l’équipe accompagnant De Martino lors de son enquête, Franco Pinna.

Image extraite de "La Taranta"


Qui est Ernesto De Martino, ce chercheur dont vous suivez implicitement le cheminement dans le film ?

Ernesto De Martino était un historien des religions, familier des travaux d’Antonio Gramsci. Il est parti étudier le tarentisme comme ethnologue. Il avait un parcours de militant pour les classes populaires, voulait faire évoluer la situation de l’Italie du Sud, engoncée aux marges de la modernisation de la société italienne. Il est d’abord parti étudier ce qu’il restait de la magie. Il a sorti une trilogie, avec notamment les livres Sud et magie et La Terre du remords. Un autre opus, Monde populaire et magie en Lucania, est une recherche typiquement ethnographique pour laquelle il a recueilli toutes les données sur les composants magico-religieux dans la religion d’un district situé à côté du Salento, la Lucania, avant d’en faire un essai philosophique sur la magie. C’est un bouquin extraordinaire, comme Sud et magie, où il se positionne en tant qu’intellectuel occidental. L’anthropologie de l’époque est marquée par des représentations occidentales sur des populations « exotiques ». De Martino, en tant qu’intellectuel d’Italie du Sud, a une réflexion personnelle sur sa position. Il se confronte à un monde auquel il appartient, mais dont il est aussi éloigné puisqu’il vient de la grande bourgeoisie. La Terre du remords marque sa découverte de ces rituels. Lors de son enquête de terrain au croisement des années 1950-1960, il a collaboré avec un violoncelliste qui soignait les femmes tarentulées, le maestro Luigi Stifani.
L’idée de notre documentaire était aussi de donner leurs places aux rencontres et à leurs enchaînements : nous avons rencontré, entre autres, la fille du maestro Stifani. Aujourd’hui complètement marginalisée, elle accepté de nous voir avec réticence, mais cette rencontre reste emblématique : ses paroles sont une composante essentielle du film. Elle se plaint beaucoup de la non-reconnaissance du travail de son père, de la falsification musicale au profit du tourisme. Son père était inscrit dans une parcours thérapeutique de croyances et de credo. Elle n’a pas voulu se laisser filmer, mais a accepté l’enregistrement sonore, et nous avons donné une place particulière à ses paroles. Ça nous a plu parce qu’elle représente encore le tabou, au-delà de l’effet touristique : la laisser s’exprimer revient à présenter un espace qui est de l’ordre du privé, du sacré.

Qu’est-ce qui différencie le regard d’Ernesto De Martino de celui d’autres anthropologues ?

Personne ne s’était intéressé au phénomène avant De Martino, si ce n’est un psychiatre au début du siècle. Ce dernier avait diagnostiqué la chose comme une sorte d’hystérie culturelle locale des femmes. Après ça, rien d’autre. Pour l’étudier, De Martino s’est plongé dans la littérature médicale produite depuis la Grèce antique, mais il s’est aussi appuyé sur d’autres disciplines : dans son équipe, on trouvait un psychologue, une assistante sociale, deux psychiatres, un photographe. Il voulait poser un regard interdisciplinaire sur les cas rencontrés.
Dans La Terre du remords, il affirme ne pas vouloir analyser ça sous le prisme du rapport dominé/dominant, en tant qu’occidental qui observe des populations marginales en Italie. Il a souhaité sortir de ce carcan et penser cette culture de manière relativement autonome.
Pour tous les anthropologues de l’époque, il y a une ambivalence. D’un côté, ils ont la volonté de ne pas avoir un regard méprisant, occidental, d’intellectuel cultivé, rationaliste. De l’autre, ils ne peuvent pas s’empêcher d’avoir ce rapport. Le livre de De Martino est justement excellent dans sa volonté d’aller au-delà d’un regard ethnocentriste, malgré le fait qu’il ne puisse pas avoir un regard vraiment autre en raison de son inscription historique et culturelle dans une époque donnée. L’envie de sortir de là s’est traduite par l’approche interdisciplinaire.
La réflexion de De Martino a préparé le discours et les pratiques de l’antipsychiatrie qui arrive à la fin des années 1960. L’Italie du Sud fut un terrain d’expérimentation fertile dans ce domaine. Il faut rappeler que les électrochocs étaient alors une thérapie commune pour soigner la « folie ». Mais cela nous amène un peu loin...

Y a-t-il eu une transition entre la fin des années 1960 et la résurgence du phénomène à l’orée des années 1990 ?

De Martino est mort d’un cancer foudroyant quatre ans après la sortie de son livre. Il a laissé son étude orpheline. Ensuite, l’Italie du Sud a connu une forme de refoulement culturel pendant quarante ans. Le livre est tombé dans l’oubli, il n’a pas trouvé d’écho. Cela renvoie au fantasme d’une Italie du Sud aux marges de la civilisation : il y a encore quelques années, des femmes pratiquaient des rituels qu’on ne savait même pas nommer. On ne parlait pas de rituels de transe à l’époque. C’était des choses qu’on ne savait pas décrire, relevant du tabou, surtout pour les intellectuels.
Le premier qui, après De Martino, a commencé à retracer l’histoire du tarentisme fut Georges Lapassade, psycho-sociologue français mort il y quelques années. Il étudiait les cérémonies gnawa au Maroc et travaillait sur les centres sociaux en Italie. Il a découvert cette pratique par l’étude de De Martino et l’a relancé. Il voulait mettre en lumière cette pratique de transe, non pas comme une honte, mais comme une ressource pour les intellectuels et les artistes. Un grand nombre de musiciens se sont inspirés des Gnawas, des pratiques de transe méditerranéenne : ils ont repris la tradition avec le support intellectuel de Lapassade et ont relancé cette tradition sur le plan musical.

Georges Lapassade

C’est la même chose pour le tarentisme : les intellectuels se sont progressivement intéressés au phénomène, notamment dans le courant des années 1990. Aujourd’hui, une élite se dit héritière du phénomène. On est passé d’un phénomène local honteux, marginalisé et dissimulé, à une explosion de répertoires d’où sort une culture fière d’un passé très riche.
Entre les années 1960 et 1990, il n’y avait pratiquement rien, hormis un musicologue que l’on interroge dans le film : Ruggiero Inchingolo. Il étudiait à Bologne avec l’ethnomusicologue italien le plus important de l’époque. Sous son patronage, il a fait sa thèse sur le maestro Luigi Stifani, qui avait travaillé sur la retranscription des rituels musicaux. Le maestro Stifani, barbier, avait une écriture très personnelle. Dans notre documentaire, Inchingolo explique la signification de l’usage du tambourin, du violon, et des effets qu’ils ont sur les femmes pendant les rituels. Comment ces musiciens arrivaient-ils, par la transe, à guérir ces femmes de la morsure et du venin de l’araignée ? Il a fait partie des premiers musiciens à mettre en lumière le phénomène, à retracer le travail inachevé de De Martino.

Comment avez-vous démêlé sur le terrain les différentes interprétations et utilisations du néo-tarantisme ?

Nous avons eu des difficultés à démêler tous les discours. D’autant que c’est désormais un phénomène très touristique. Dans ces conditions, comment parler de rituel ? La femme que décrit De Martino est très oppressée, elle subit une forte violence psychologique, mène une vie très dure et travaille dans les champs. Pendant le rituel, cette même femme renverse un peu l’ordre social ; à ce moment-là, elle fait l’histoire. Aujourd’hui, le statut de la femme a évolué : elle ne travaille plus dans les champs, son rapport à l’homme et à l’emploi a changé, la répression sexuelle n’est plus la même. Le contexte historique est différent. Le rituel aussi, comme le discours et la forme. Dans le film, nous avons laissé une question ouverte : peut-on lire les festivals de néo-pizzica en Italie du Sud comme des rituels contemporains ? Des rondes s’organisent, la fièvre gagne les musiciens, l’ivresse les atteint tandis que femmes et hommes dansent. Ces premières polarisent le regard.
Mais est-ce qu’il y a encore un malaise ? Je ne sais pas si l’on peut répondre, tant la forme a changé. Dans une réalité agricole, très fermée sur elle-même, il n’y avait qu’une possibilité de regard ; alors qu’aujourd’hui on assiste à une fragmentation des manifestations de souffrance.

Georges Lapassade s’est intéressé à cela, mais aussi à la naissance du rap, de la techno [10]...

Pour lui, ce sont des rituels de transe contemporains, occidentaux, révélateurs de nos façons de vivre et de nos malaises. Lorsque nous pensons à la transe, nous pensons toujours à la transe traditionnelle, que nous voyons dans les films ethnographiques. Or nous connaissons d’autres formes d’états modifiés de conscience. Nous les nommons ainsi car, en Occident, la transe est très « pathologisante ». Nous évitons de parler de transe, terme trop exotique.
De même, quand Georges Lapassade rencontrait des Gnawas, il avait du mal à employer le mot. Eux étaient seulement intéressés par l’état de possession. Pour les populations qui pratiquent la transe, le terme ne veut rien dire. Notre difficulté dans le film est justement de demander : mais qu’est-ce que ce malaise ? Que font ces femmes qui se trainent par terre et semblent subir les pires atrocités du monde ? Quelle forme peut prendre la transe aujourd’hui ? Nous avons des façons différentes d’extérioriser les moments difficiles que nous traversons dans notre vie. Ou de ne pas les extérioriser. C’est peut-être une souffrance que de ne pas extérioriser un malaise... Nous ne pouvons pas parler de guérison ou de disparition des rituels et des malaises. Le malaise est toujours là ; il faut arriver à le situer.

Tu parlais d’inversion de l’ordre social à l’époque : qu’en est-il aujourd’hui ?

Le rituel que l’on voit dans La Taranta est le rituel thérapeutique. Aujourd’hui c’est une danse de séduction ; ça l’était peut-être à l’époque aussi, mais les formes de séductions changent avec le temps. La femme est toujours protagoniste, parce qu’il reste un entourage qui la met au centre : pour le plaisir des yeux, le plaisir des gens, parce que c’est la fête. C’est elle qui renverse l’ordre social, elle est héritière d’une forte oppression. En tant qu’Italienne du sud, je suis prise moi aussi dans cet héritage de femmes situées dans l’ombre transmise par nos mères, nos grands-mères.
Mais dans le rituel actuel, tout amène la femme vers la lumière : les habits, les mouvements, le fait de choisir l’homme à séduire. C’est un renversement différent. Il faut retracer la position de la femme... et de l’homme. Si la femme a une place, l’homme en a une autre. C’est une question de genre et de place. Est-ce propre à l’Italie du Sud ? Une historienne des religions, Silvia Mancini, explique qu’on est passé aujourd’hui de rituels de possession à des récits de possession. C’est une héritière de De Martino. On ne parle plus de rituels aujourd’hui. Et de nombreuses questions se posent : Que sont devenues ces histoires de femmes autour des rituels de possession ? Où en est-on de cette transmission intergénérationnelle ? Comment peut-on lire ces rituels ? Comme lire la pizzica ? Le tarentisme ? Les gestes et les symboles sont interprétés en fonction du contexte historique. Ils sont manipulés par les gens eux-mêmes, remis sur la scène de façon différente ; mais un lien est à faire. C’est peut-être la force du mythe, du symbole. La taranta a été un symbole pendant des siècles et des siècles. En cinquante ans, elle ne peut pas avoir disparu.

Historiquement, quelle fut la position de l’Église par rapport à ces « rites païens » ?

Comme pour tous les phénomènes syncrétiques, il y a toujours un pliage, un remaniement des situations. L’Église en Italie du Sud était très métissée, avec des héritages des orthodoxes, de l’Empire ottoman, etc. De nombreux rituels païens ne rentraient pas dans le schéma catholique. Quand la religion est arrivée, il y avait des centaines de croyances et de pratiques avec lesquelles il fallait composer parce qu’elles étaient trop prégnantes pour être modifiées ou éradiquées. Qu’a fait l’Église ? Elle a essayé de greffer l’élément catholique. Fin 1700, un sanctuaire pour Saint-Paul est réalisé par les Jésuites du royaume de Naples. Ceux-ci allaient dans le Salento pour coucher sur papier la musique, la mettre sous forme de partition [11].
Aux rites liés au tarantisme fut attribuée la figure de Saint-Paul. Un moyen de plier le rituel à une fonction catholique. La musique restait quand même interdite, voire réprimée. Une femme qui se traîne par terre en transe, voilà qui n’était pas tolérable dans les rituels chrétiens.
À la période moderne, les Jésuites appelaient les Pouilles les Indes de l’Europe tant les pratiques cultuelles étaient sauvages et non cadrables. Ce regard extérieur était très fort... pour ne pas employer le terme de « colonisation ».

Des analogies avec d’autres pays sont-elles possibles ?

Oui, avec des cas se présentant en Afrique et au Brésil, mais il faut rester prudent. Les syncrétismes religieux où des éléments catholiques se mélangent avec des rituels païens héritiers de la Grèce antique, comme les Baccantes ou les Ménades, sont propres à l’Italie du Sud, et on trouve des références à ces rites passés dans les thèses de Platon.
Si on regarde ailleurs, on note des renouveaux, avec une massification du folklore, des politiques locales qui investissent de l’argent : c’est le cas en Haïti avec le vaudou, au Maroc avec les Gnawas, ou à Bahia, au Brésil. La différence, en Italie du Sud, c’est qu’on a euthanasié un certain type de pratique – la psychiatrique – pour privilégier la plus commerciale. Dans d’autres pays, les pratiques touristiques se partagent avec les anciennes : l’une n’enlève pas l’autre. Il n’y a pas de remords. À cet égard, le choix du titre de l’ouvrage de De Martino - La Terre du remords - était parfait. Malheureusement, celui-ci, comme emblème, appartient aussi aux produits locaux.
Confrontés aux réactions lors des projections de film, nous nous sommes aperçus qu’il y a toujours un remords à parler du phénomène passé, un regret. La souffrance des femmes tarentulées est occultée. Cette ambivalence de fond nous habite. Il était – et il est – difficile de parler de ça en Occident. Dans le film, nous avons laissé une porte ouverte au spectateur pour qu’il aille chercher lui-même des pistes de réflexion. Il faut chercher au fond de nous cette réponse qui n’appartient à personne.

Chronologie de production du film, par Jérémie Basset, réalisateur

Automne 2003 :
Nous commençons à parler du film avec Irene. Elle m’introduit dans le monde du tarentisme et de l’anthropologie, et à partir de là je débute l’écriture du film et d’un dossier pour trouver des financements.
Juin 2004 :
Tournage de l’entretien avec Georges Lapassade alors que l’idée du film est encore en cours de maturation. Mais Georges Lapassade, octogénaire, connait de sérieuses difficultés de santé. Nous allons deux ou trois fois parler avec lui, puis nous avons tourné pendant deux heures dans sa cuisine.
Eté 2005 :
Tournage de toutes les séquences sauf le Super 8 à Naples : dix jours de tournage avec deux techniciens (image/son), car je devais mener les entretiens, et deux « assistants réalisateurs », parce qu’on devait faire beaucoup de choses en peu de temps.
Automne 2005 à printemps 2009 :
Montage avec trois monteurs successifs, dont moi, pour une durée approximative totale de six mois.
Printemps 2007 :
Tournage Super 8 à Naples.
Printemps 2009 :
Mixage et étalonnage.
Automne 2010 :
Création de l’association les Films du lierre, ayant pour objectif d’éditer le DVD de Latrodectus (suite à la demande d’un distributeur), d’encadrer et de soutenir de futurs projets, et d’améliorer la visibilité de mon travail de réalisateur par le biais d’un site internet.
Décembre 2010 :
Edition du DVD du film
Été 2011 (à venir) :
Mise en ligne du site internet des Films du lierre.

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Distribution :
Rambalh Films (pour les zones francophones) et www.cinemautonomo.org (pour l’Italie).

Notes

[1] via son film Tarantula (1963), consultable en streaming sur Internet.
[2] En théorie, les paysannes « malades » étaient mordues dans les champs par des tarentules.
[3] Trilogie démartinienne : Le Monde magique (1948), Italie du Sud et Magie (1959) et La Terre du remords (1961).
[4] Concept ethnologique. Cf sur le site Cairn de C. Bergé, « Lectures de De Martino en France aujourd’hui » (2001).
[5] Dès le XVIe siècle, l’assimilation du Mezzogiorno à l’Inde – à un ailleurs – était une métaphore courante.
[6] Travail précurseur sur les rave parties et le rap.
[7] Aux Films du Lierre (2011).
[8] "Production par le bas".
[9] http://video.google.com/videoplay ?docid=2251295428017235043#
[10] Georges Lapassade a travaillé à la fois sur les formes « traditionnelles » de transes (vaudou, gnawa, pizzica, etc.) et sur l’émergence de musiques contemporaines (rap, techno), qu’il identifiait comme des formes contemporaines de transe.
[11] Ce qui a donné la tarentelle, danse napolitaine initialement de salon, aujourd’hui populaire.

 

TARANTISMO



dimanche 25 septembre 2011

Hacia una crítica de la razón sacrificial: Necropolítica y estética radical en México

FUENTE: Mariana Botey

1
En el momento en que Georges Bataille escribió sus últimas colaboraciones para la revista Documents (1928-1931), planteó una serie de conceptualizaciones críticas que desplazaron a los surrealistas disidentes hacia un proyecto teórico definido como un ataque directo al sistema-estructura epistemológico con el que la modernidad europea se planteaba como el paradigma de la Civilización.(1) Ese cambio crítico implicó para Bataille apartarse del arte. Era como si de alguna manera Documents hubiese desmantelado la construcción misma del arte para revelar su carácter burgués neurótico, bajo la sospecha de que el arte seguía siendo servil a su antigua función catártica de estabilizar las energías sociales y psíquicas peligrosas, en una operación que era normativa e ideológica al grado de ocuparse de encontrar un sistema atenuante de transposiciones simbólicas.

La conclusión de Documents —y el encontrar una articulación posterior, primero con Contre-Attaque, después con Acéphale y, finalmente, con la creación del Colegio de sociología— supuso un paso importante en el proceso de diferenciación de la escenificación del Surrealismo etnográfico (o los surrealistas disidentes). Hubo un cambio significativo en el registro del grupo, ya que éste se reorientó para enfatizar la práctica teórica, que al tomar un giro discursivo intensificó la dimensión performativa (política-discursiva) de su práctica. El Colegio se formó bajo un signo conspirativo: el programa tomó la forma de un proyecto en busca de una sociología sagrada, y su agenda se perfiló como una re-activación militante de la dimensión cancelada de lo sagrado.(2) El territorio ocluido de lo sagrado que debía ser escarbado estaba marcado por una estructura de recurrencia y compulsión que actuaba activando el campo social en relación a una serie de términos clave como muerte, mutilación, violencia y sacrificio. El grupo alrededor de Georges Bataille se involucró en una especie de contra-clasificación: postulaba un catálogo de acciones y residuos culturales que tenían el poder de liberar elementos heterogéneos y romper con la aparente homogeneidad del sujeto. En un gesto extremista, lo que estaba en juego era la reactivación de una memoria diferida o reprimida por medio de la cual era posible regresar a un espacio anterior al sujeto. Se trataba de un experimento de de-subjetivización. 
 Esa conceptualización crítica se caracterizaba por un rechazo radical de todas las formas del Idealismo: la formulación del programa de un materialismo bajo y una contra-metodología agrupada bajo el concepto de heterología. Ella apuntaba toda a llevar a cabo el trabajo teórico hacia un proceso sistemático (máquina) de de-sublimación de la modernidad.

Tanto el Materialismo bajo como la Heterología funcionaban gracias a la reinscripción estratégica de los ejemplos históricos que perturbaban la lógica de la producción racional (la razón instrumental) al iluminar una lógica radicalmente otra activando las fuerzas en juego en la modernidad. Entre esos referentes, la idea de México y sus raíces y cultura indígenas constituyó un imaginario recurrente. De hecho el constructo o Idea de México funcionaba como receptáculo simbólico-alegórico de revuelta y revolución a través de los dos campos fundamentales del Surrealismo. Pues del otro lado de la conjuración batailleana, la conexión André Breton-Diego Rivera ejemplifica la implementación de prácticas de vanguardia desde México, situándolo como un entrecruce en el mapa internacional de las conexiones entre las confrontaciones políticas y culturales más importantes del período de la entre guerra: como la formación y expansión del Comintern, las políticas culturales del Frente Popular y el principio de la Segunda Guerra Mundial.


samedi 24 septembre 2011

Est-ce qu'il y a un art après la fin de l'art ?

Les situationnistes avaient annoncé dans les années cinquante et soixante le «dépassement» et la «réalisation» de l’art. Pour eux, l’art avait perdu sa raison d’être et son histoire était terminée ; et Guy Debord a réaffirmé en 1985 que cette proclamation n’était pas exagérée, parce que «depuis 1954 on n’a jamais plus vu paraître, où que ce soit, un seul artiste auquel on aurait pu reconnaître un véritable intérêt» [Guy Debord, préface à Potlach 1954-1957, éditions Gérard Lebovici, 1985].

Si l’on prend au sérieux les thèses situationnistes — et il est devenu difficile de ne pas le faire  — alors surgit inévitablement cette question : comment se poser aujourd’hui face à la production artistique qui a continué dans le demi-siècle qui nous sépare de la fondation de l’I.S., et dans des proportions auparavant inimaginables ? La condamner en bloc est assurément très cohérent, mais n’offre aucune explication de ce qui est advenu, c’est-à-dire l’échec du projet historique de réaliser l’art dans la vie. Le dépassement de l’art tenté par les situationnistes a été en vérité un projet de sauver l’art, une dernière grande déclaration d’amour pour l’art et la poésie, jugés trop importants pour être laissés aux artistes et aux institutions culturelles. Ce n’était pas la créativité artistique que les situationnistes considéraient comme périmée, mais la fonction sociale de l’art, devenu incapable de contenir les richesses possibles de la vie humaine.

On doit admettre — et Debord lui-même l’a fait — que la réalisation de l’art n’a pas eu lieu. L’assaut du ciel est retombé sur terre, la société capitaliste spectaculaire, sérieusement ébranlée autour de 1970 (et il n’y avait pas que des révolutionnaires exaltés pour l’affirmer — il suffit de lire les rapports du patronat de l’époque [Par ex. en Luc Boltanski/Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard 1999, p. 249]) a réinstauré son règne sans partage, qui voit pointer à son horizon non plus la révolution, mais la chute définitive dans la barbarie généralisée. Dans cette situation, l’art qui, dans les années soixante, pouvait aux yeux des esprits les plus «avancés» sembler trop peu par rapport au «grandiose développement possible» [Internationale situationniste no 8  (1964)], ferait aujourd’hui figure de dernier refuge de la liberté. S’il n’est pas la richesse humaine réalisée, il pourrait être au moins ce qui en tient lieu, le souvenir, l’annonciation de sa venue possible. Ce serait mieux que rien. On pourrait donc finalement donner raison aux thèses de Theodor W. Adorno avec une argumentation «situationniste».

Mais si, du point de vue d’une critique radicale du monde existant (qui trouve nécessairement une de ses racines dans la pensée de Debord) il semble possible — du fait de l’évolution historique, et faute de mieux — d’admettre à nouveau la possibilité d’un art contemporain en général, cela ne signifie pas forcément faire l’éloge de cet «art contemporain», c’est-à-dire de la production artistique qui a effectivement eu lieu après 1975. La réflexion théorique n’a pas pour tâche de justifier le présent ou de le glorifier — et cela est vrai non seulement pour la politique ou l’économie, mais aussi pour l’art. Avant d’analyser ce que font les artistes d’aujourd’hui (ou ceux que le marché, les médias et les institutions désignent comme tels) il faudrait peut-être poser une question préalable : quelles attentes  peut-on formuler légitimement à l’égard de l’art contemporain ?

Bien sûr, certains nieront a priori la pertinence de tout discours sur l’art contemporain fondé sur une théorie sociale. Aujourd’hui, dans la «démocratie plurielle» évoquée onctueusement à longueur de journée, chacun, artiste et public, est libre, dit-on, de faire son choix dans la pluralité des pratiques et d’y effectuer son zapping selon ses envies. Tout jugement de valeur qui se veut objectif, surtout s’il se fonde sur des considérations non strictement internes à l’œuvre, passe alors pour démodé, voire totalitaire.

Il n’y a rien qu’on puisse objecter à cette conception libérale de l’art : chacun est effectivement libre de s’y adonner comme il est libre de manger chez McDonalds, de regarder la télévision, ou de voter aux élections. En revanche, ceux qui ne s’en accommodent pas, ou qui prétendent au moins qu’il devrait être possible d’élaborer quelques critères qui ne soient pas purement subjectifs pour parler des produits culturels et juger de leur importance, seraient peut-être d’accord sur ce point de départ minimal : les productions culturelles font partie de la sphère symbolique, de ces structures avec lesquelles les hommes ont toujours tenté de se représenter et de s’expliquer à eux-mêmes la vie et la société, et parfois aussi de les critiquer. On peut s’interroger alors sur la capacité de l’art contemporain à créer des symboles qui ne seraient pas purement personnels, mais qui correspondraient à un vécu plus large, et sur cette base on pourrait risquer quelques opinions sur les créations d’aujourd’hui.

La question ne doit pas être posée de façon abstraite : il ne s’agit pas de déterminer une essence intemporelle de l’art au-delà de ce que nous venons d’énoncer, mais de parler du hic et nunc. Quels sont les traits essentiels de la vie d’aujourd’hui qui demandent une traduction sur le plan symbolique ? Il ne peut pas s’agir simplement d’injustices, de guerres et de discriminations, parce que celles-ci forment depuis longtemps le tissu de l’existence sociale. Plus spécifiquement, l’époque «contemporaine» se distingue par la prévalence désormais totale de ce phénomène que déjà Karl Marx a appelé le fétichisme de la marchandise. Ce terme indique bien plus qu’une adoration exagérée des marchandises, et il ne se réfère pas non plus à une simple mystification. Dans la société moderne — capitaliste et industrielle — presque toute activité sociale prend la forme d’une marchandise, matérielle ou immatérielle. La valeur de la marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production. Ce ne sont pas les qualités concrètes des objets qui décident de leur sort, mais la quantité de travail qui leur est incorporée — et celle-ci s’exprime toujours dans une somme d’argent. Les produits de l’homme commencent ainsi à mener une vie autonome, régie par les lois de l’argent et de son accumulation en capital. Le «fétichisme de la marchandise» est à prendre à la lettre : les hommes modernes — tout comme ceux qu’ils nomment les «sauvages» — vénèrent ce qu’ils ont produit eux-mêmes, en attribuant à leurs idoles une vie indépendante et le pouvoir de les gouverner à leur tour. Il ne s’agit pas d’une illusion ou d’une tromperie, mais du mode de fonctionnement réel de la société marchande. Cette logique de la marchandise domine désormais tous les secteurs de la vie, bien au-delà de l’économie (et la théorie du spectacle de Debord en reste une des meilleures descriptions). Parmi les très nombreuses conséquences de cette religion matérialisée, il faut ici mentionner la suivante : en tant que marchandises, tous les objets et tous les actes sont égaux. Ils ne sont rien d’autre que des quantités plus ou moins grandes de travail accumulé, et donc d’argent. C’est le marché qui exécute cette homologation, au-delà des intentions subjectives des acteurs. Le règne de la marchandise est donc terriblement monotone, et il est même sans contenu. Une forme vide et abstraite, toujours la même, une pure quantité sans qualité — l’argent — s’impose peu à peu à la multiplicité infinie et concrète du monde. La marchandise et l’argent sont indifférents au monde qui n’est pour eux qu’un matériel à utiliser. L’existence même d’un monde concret, avec ses lois et ses résistances, est finalement un obstacle pour l’accumulation du capital qui n’a d’autre but que lui-même. Pour transformer chaque somme d’argent en une somme plus grande, le capitalisme consomme le monde entier — sur le plan social, écologique, esthétique, éthique. Derrière la marchandise et son fétichisme se cache une véritable «pulsion de mort», une tendance, inconsciente mais puissante, à l’«anéantissement du monde».

L’équivalent du fétichisme de la marchandise dans la vie psychique individuelle est le narcissisme. Ici, ce terme n’indique pas seulement une adoration de son propre corps, ou de sa propre personne. Il s’agit d’une grave pathologie, bien connue en psychanalyse : une personne adulte conserve la structure psychique des toutes premières années de son enfance où il n’y a pas encore distinction entre le moi et le monde. Tout objet extérieur est vécu par le narcissique comme une projection de son propre moi, et en revanche ce moi reste terriblement pauvre à cause de son incapacité à s’enrichir dans de véritables relations avec des objets extérieurs — en effet, le sujet, pour ce faire, devrait d’abord reconnaître l’autonomie du monde extérieur et sa propre dépendance à son égard. Le narcissique peut apparaître comme une personne «normale» ; en vérité il n’est jamais sorti de la fusion originaire avec le monde environnant et fait tout pour maintenir l’illusion de toute-puissance qui en découle. Cette forme de psychose, rare à l’époque de Freud, est devenue au cours du siècle l’une des affections psychiques principales ; on peut en voir les traces un peu partout. Non par hasard : on y retrouve la même perte du réel, la même absence de monde — d’un monde reconnu dans son autonomie fondamentale — qui caractérise le fétichisme de la marchandise. D’ailleurs, cette dénégation résolue de l’existence d’un monde indépendant de nos actions et de nos désirs a représenté dès le début le centre de la modernité : c’est le programme énoncé par Descartes lorsqu’il découvre dans l’existence de sa propre personne la seule certitude possible.

Or, on peut s’attendre à ce que l’art contemporain, s’il veut être plus qu’une branche de l’industrie culturelle, tienne compte de ce détraquement si grave du rapport entre l’homme et son monde, qui n’est pas un destin métaphysique, mais la conséquence de la logique de la marchandise. George Lukács reprochait déjà à l’art d’avant-garde son «absence de monde» ; aujourd’hui, ce terme prend une signification nouvelle. Il semble alors légitime d’espérer l’apparition d’œuvres qui laissent entrevoir la possibilité d’arrêter la dérive vers l’inhumain et qui sauvegardent l’horizon ultime d’une réconciliation future entre l’homme et le monde, l’homme et la nature, l’homme et la société, et cela sans trahir cette perspective avec la prétention de sa réalisation immédiate ou déjà advenue. On peut discerner une telle orientation vers la réconciliation dans les œuvres — au sens le plus large — qui prêtent une véritable attention à leur matériel, que ce soit la pierre, le tissu, l’environnement, la couleur ou le son. Le monde est plein d’architectes qui ignorent tout des propriétés des matériaux qu’ils emploient (la nouvelle Bibliothèque nationale à Paris en est un cas d’école), de stylistes qui ne savent pas comment tombe un tissu, de peintres qui seraient incapables de dessiner une pomme. C’est la culture du «projet» pour lequel le matériel n’est trop souvent qu’un support inerte que le sujet peut manipuler pour y déposer ces «idées». C’est une forme de narcissisme et de dénégation du monde, ressenti comme trop indocile aux sentiments de toute-puissance du consommateur. Explorer les potentialités et les limites du matériel, du son, des mots, et voir où on peut arriver ensemble, au lieu de les plier à sa volonté, constitue ainsi un premier pas vers un rapport moins violent avec le monde, les autres hommes, la nature. Cela n’est pas un plaidoyer pour un art «objectif» ou un refus de l’introspection et de toute œuvre où le sujet s’occupe de lui-même : on peut comprendre, et dire, beaucoup de choses sur le «monde» en regardant à l’intérieur de soi (et on peut aussi parler du monde extérieur sans y trouver en vérité autre [chose] que des reflets de soi-même).

La logique fétichiste traverse la société entière, et aussi chaque individu. Elle ne permet pas de distinguer nettement entre acteurs et victimes, oppresseurs et opprimés, exploiteurs et exploités, bons et méchants. Tout un chacun participe à cette logique (mais pas de la même manière). C’est pourquoi la bonne volonté (par exemple, l’intention de se battre contre les préjugés, ou pour les victimes du Sida) ne suffit pas. Pousser les individus à être un peu plus gentils et conviviaux dans leur vie quotidienne, comme le propose l’«esthétique relationnelle», dégrade l’art en thérapie contre la froideur du monde. S’il veut briser la dureté des individus fétichistes et narcissiques, l’art lui-même doit être dur et difficile. Cela ne veut pas dire volontairement cryptique, mais exigeant. Cet art doit heurter — non des conventions morales déjà complètement ébranlées, mais l’entêtement des êtres humains dans leur existence empirique, leur pétrification dans les catégories courantes (ce qui aujourd’hui n’exclut pas la liquéfaction la plus extrême). Idéalement, ce ne sont pas les œuvres qui doivent plaire aux hommes, mais les hommes qui devraient tenter de suffire aux œuvres. Il ne revient pas au spectateur/consommateur de choisir son œuvre, mais à l’œuvre de choisir son public, en déterminant qui est digne d’elle. Ce n’est pas à nous de juger Beethoven ou Malevitch ; ce sont eux qui nous jugent et qui jugent de notre faculté de jugement. L’art, s’il ne veut pas participer à la marche de ce monde, doit s’abstenir de venir à la rencontre des «gens», faciliter leur vie, rendre la société plus sympathique, être utile, plaire ; il reste plus fidèle à sa vocation lorsqu’il s’oppose à la communication facile et s’efforce de confronter son public avec quelque chose de plus «grand» que lui. Il ne faut pas aimer les hommes, mais ce qui les dévore.

Mais est-ce que ce genre d’œuvres va arriver ? Les signaux ne sont guère encourageants. Il est beaucoup plus facile de dresser un constat du monde actuel que d’indiquer des œuvres qui en rendent vraiment compte, ou seulement de les imaginer concrètement. Encore moins voit-on avancer un courant artistique cohérent capable d’assumer l’état du monde, tel que l’ont fait la peinture abstraite réagissant au devenir-abstrait de la vie sociale au début du XXe siècle, ou le surréalistes, d’un côté, et les constructivistes, de l’autre, en offrant différents instruments pour réagir à l’irruption de la société industrielle dans la vie quotidienne et au «désenchantement du monde».

Il faut cependant poser la question : la situation actuelle de l’art contemporain, maintes fois déplorée, est-elle une simple aberration ? Est-ce la faute des artistes, des musées, des institutions ? Peut-on envisager une correction de la situation ? Une grande conférence de tous les professionnels de l’art qui décident de tout changer dans le monde de l’art ? Y a-t-il des artistes à valoriser qui sont actuellement négligés injustement, mais qui pourraient redresser la barre ? Faut-il refaire les programmes des écoles d’art ? Employer autrement les ressources que l’État alloue à la culture ? Rien n’est moins sûr. Le problème est plus grave. C’est l’état actuel de la société, et l’évolution qui l’a amené, qui rend si difficile toute autre situation de l’art. Le problème est que, depuis que quelque chose comme l’«art» existe — à partir de la Renaissance — jamais son rôle social a été si petit, jamais son existence si marginale, bien qu’on n’ait jamais vu une telle quantité d’artistes et une telle masse d’informations et de connaissances artistiques circuler dans le public, et de queues si longues devant les expositions. Le problème de l’art contemporain est son manque total de poids dans la vie collective, et le plus drôle c’est que ses professionnels s’en accommodent parfaitement — parce que ils n’ont jamais gagné autant. Mais y a-t-il des œuvres qui rendront compte, dans cent ans, de ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui ? Et y a-t-il des gens qui en ressentent la nécessité ?

Texte d’Anselm Jappe, auteur de Guy Debord. Essai, Denoël (2001) et Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël (2003).
Critique radicale de la valeur, 11 mai 2009.