Tandis qu’une fraction du décile supérieur des classes moyennes saute dans l’illusion du TGV de l’hyper-classe, les déciles inférieurs sont, les uns après les autres, déclassés. Selon les particularités de son groupe, chacun constate, pour lui–même ou pour son voisin, que ses stratégies d’ascension sont périmées et que, même à courir davantage, lui-même et ses enfants ne feront que descendre. Le capitalisme a produit les classes moyennes comme machines à consommer et à rêver : en les détruisant, il s’unifie. Les classes moyennes savent que le rêve est brisé, elles devinent la tricherie, mais ne perçoivent pas encore qui la met en scène. A l’Est comme à l’Ouest, le spectacle fut construit par la volonté délibérée d’occulter les rapports de classes réels. A l’Ouest, à côté des propriétaires, des entrepreneurs et des prolétaires vint s’ajouter pour la répartition du surplus une classe sociale invisible articulée autour d’un nouveau rapport social, celui de la redistribution (welfare). La redistribution fut utilisée comme variable d’ajustement au « besoin de consommation » exigé par la reproduction du capital. Cette forme tranquillisante de dispositif anti-émeute instituait une forme nouvelle de servitude volontaire. Depuis cinquante ans pour le moins, notre passivité, jusque dans la dénonciation superficielle du « trop de spectacle », nous rend assurément complices de cette gestion que pourtant nous savons mortifère. Le « flower power », le « new age », le « néopaganisme » et maintenant la « sobriété volontaire » préparent au changement du style d’animation. Voici le temps où les tireurs de ficelles sont forcés de modifier les attaches : le pouvoir d’achat c’est fini, aspirons aux relations. Aussi, pour le bref instant d’une situation qu’il s’agit de saisir ici sur ce blog historique, les tireurs de ficelles se montrent à leurs marionnettes.
"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille
« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.
« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.
« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP
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vendredi 24 juin 2011
LA CRISE DES CLASSES MOYENNES ET LE DÉLABREMENT DE LEURS CONDITIONS DE PRODUCTION COMME ACTEURS DU SPECTACLE DE LA MARCHANDISE
mercredi 25 mai 2011
Quelques paroles de Mr POUJADE
Ce que la petite bourgeoisie respecte le plus au monde, c’est l’immanence : tout phénomène qui a son propre terme en lui-même par un simple mécanisme de retour, c’est-à-dire, à la lettre, tout phénomène payé, lui est agréable. Le langage est chargé d’accréditer, dans ses figures, sa syntaxe même, cette morale de la riposte. Par exemple, M. Poujade dit à M. Edgar Faure : «Vous prenez la responsabilité de la rupture, vous en subirez les conséquences », et l’infini du monde est conjuré, tout est ramené dans un ordre court, mais plein, sans fuite, celui du paiement. Au-delà du contenu même de la phrase, le balancement de la syntaxe, l’affirmation d’une loi selon laquelle rien ne s’accomplit sans une conséquence égale, où tout acte humain est rigoureusement contré, récupéré, bref toute une mathématique de l’équation rassure le petit-bourgeois, lui fait un monde à la mesure de son commerce.
Cette rhétorique du talion a ses figures propres, qui sont toutes d’égalité. Non seulement toute offense doit être conjurée par une menace, mais même tout acte doit être prévenu. L’orgueil de «ne pas se faire rouler» n’est rien d’autre que le respect rituel d’un ordre numératif où déjouer, c’est annuler. (« Ils ont dû vous dire aussi que pour me jouer le coup de Marcellin Albert il ne fallait pas y compter.») Ainsi la réduction du monde à une pure égalité, l’observance de rapports quantitatifs entre les actes humains sont des états triomphants. Faire payer, contrer, accoucher l’événement de sa réciproque, soit en rétorquant, soit en déjouant, tout cela ferme le monde sur lui-même et produit un bonheur ; il est donc normal que l’on tire vanité de cette comptabilité morale : le panache petit-bourgeois consiste à éluder les valeurs qualitatives, à opposer aux procès de transformation la statique même des égalités (œil pour œil, effet contre cause, marchandise contre argent, sou pour sou, etc.).
(…)
Roland Barthes, Mythologies
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mercredi 17 novembre 2010
Sociologie des classes moyennes (recension)
Auteurs : Bosc, Serge Editeur : La Découverte, Collection Repères
Présentation
Le terme de « classe moyenne » est largement utilisé dans l'espace médiatique pour évoquer tantôt la « panne de l'ascenseur social » dont ce groupe serait victime, la pression fiscale ou encore la dévalorisation professionnelle qu'il subirait. Pour autant, peu de précisions sont données sur les populations concernées. L'ouvrage de Serge Bosc souligne ainsi d'emblée l'ambivalence de l'expression « classe moyenne » ou « classes moyennes » puisqu'à la différence de « la classe ouvrière », de « la paysannerie » ou de la « bourgeoisie », elle n'est pas spontanément associée à des groupes sociaux délimités. Elle l'incarne l'entre-deux entre les classes supérieures et les classes populaires et associe deux « ordres d'analyse » qui ne se recoupent pas.
L'auteur précise en effet que le qualificatif « moyennes » renvoie à des rangs et des places intermédiaires sur diverses échelles telles que la hiérarchie des revenus, du patrimoine, des qualifications... (perspective « stratificationniste »), tandis que le terme « classes » est associé à des positions et des fonctions dans les rapports sociaux de production et les rapports de pouvoir et fait référence à l'analyse marxiste. Ces conceptions « réalistes » ou « objectivantes » des classes sociales, à la fois opposées et complémentaires, supposent aussi une approche en termes d'affiliations ou d'identifications collectives : sentiment d'appartenance, interaction entre les membres du groupe, dispositions et comportements communs. L'auteur rappelle alors l'hétérogénéité des catégories supposées relever de la constellation moyenne et leurs chevauchements vers les classes supérieures ou populaires.
L'hypothèse centrale de l'ouvrage est ainsi que plusieurs groupes répondraient aux critères qualifiant la « classe moyenne » et les chapitres les plus stimulants cherchent à en décrire les composantes.
S.Bosc revient en premier lieu (chapitre I et II) sur les glissements sémantiques dont a fait l'objet l'expression « classe moyenne » jusqu'á l'essor des « cols blancs ». Son analyse sociohistorique remonte à l'Antiquité grecque et à l'idéal de la condition moyenne, figure de l'équilibre, qu'Aristote percevait comme l'antidote des extrêmes et la garantie d'un « bon gouvernement ». Cette vision normative est réactivée au XVIIIe siècle par les philosophes des Lumières.qui s'efforcent de penser le nouvel ordre social. C'est en définitive au cours du XIXe siècle que les classes moyennes vont incarner le plus ouvertement la modération, le travail et l'épargne. La notion de « classes moyennes » acquiert alors un registre plus moral et politique en se voyant opposée à l'oisiveté ou la cupidité des classes supérieures ou aux passions égalitaristes des classes populaires. Dès la première moitié du XIXe siècle, la classe moyenne est encore largement associée à la bourgeoisie qui souhaite pouvoir exercer ses talents et tirer avantage de son accès à la propriété (bourgeoisie d'affaires). Elle incarne aussi cette classe émergente aspirant à accéder aux affaires publiques et à changer l'ordre social. Ce n'est que lorsque l'emprise de l'aristocratie décline que la bourgeoisie s'affirme comme classe dominante et qu'un premier glissement sémantique majeur va désigner comme « classe moyenne » les petits entrepreneurs (boutiquiers, artisans, cultivateurs...) mais aussi la « petite bourgeoisie diplômée », à savoir les professions libérales tels que les médecins et les professions juridiques et progressivement les petits fonctionnaires.
Ainsi, au cours de la première moitié du XXe siècle, la notion de « classes moyennes » reste prioritairement associée aux catégories non salariées. L'essor du salariat non manuel devient surtout visible au cours de la deuxième révolution industrielle avec le développement de grands établissements industriels, bancaires et financiers, avec la multiplication des grands magasins, ou encore la croissance des administrations et les progrès de la scolarisation qui accompagnent l'émergence de « l'Etat social ». Les « employés » ou assimilés deviennent alors les figures symboliques de la nouvelle société et bénéficient d'autant plus d'une visibilité sociale qu'ils sont avant tout des urbains.
La progression spectaculaire de ces catégories salariées non manuelles s'est accentuée depuis les années 50 alors même que le groupe ouvrier connaissait une expansion puis un recul et que certaines catégories indépendantes étaient en déclin.
L'auteur dégage alors un profil général des classes moyennes contemporaines aux regards des logiques sous-jacentes qui ont sous-tendues les transformations de la structure sociale. Il souligne deux clivages majeurs au sein de cette catégorie composite : une différentiation verticale correspondant à la hiérarchie implicite du salariat dans la nomenclature des PCS : cadres et professions intellectuelles supérieures, professions intermédiaires, employés ; un clivage statutaire opposant les salariés du privé et ceux du public.
Comment délimiter alors les classes moyennes si ce qui semble les qualifier est avant tout les clivages et les oppositions multiples ? La littérature sociologique répond à cette question selon deux perspectives. La première prend le parti de limiter les « classes moyennes » aux « professions intermédiaires » et à certaines catégories d'employés et d'indépendants. Ainsi, Pierre Bourdieu considère que les classes supérieures incluent largement les cadres du privé comme ceux du public, professions intellectuelles comprises (la « fraction dominée de la classe dominante »). La seconde conception, plus extensive élargit la catégorie en y incluant en amont les cadres de la fonction publique et des « professeurs et professions intellectuelles supérieure ». En aval, le débat reste largement ouvert pour déterminer quels groupes de la catégorie « employés » et « ouvriers » peuvent être classés dans la « constellation centrale ». Serge Bosc consacre un chapitre entier à ce débat.
Le troisième chapitre est en effet consacré à délimiter les catégories et professions non salariées qui peuvent être classées dans les classes moyennes. Le chapitre IV revient spécifiquement sur les salariats intermédiaires du public et du privé. L'auteur s'efforce de délimiter les composantes des classes moyennes en s'interrogeant sur les critères qui permettent de qualifier l'appartenance à la constellation moyenne : la position économique (taille de l'entreprise pour les indépendants, place dans la hiérarchie...), les caractéristiques sociales (revenus et patrimoine, niveau de diplôme) mais aussi l'identité sociale (sentiment d'appartenance, place dans le parcours de mobilité sociale). La perspective historique proposée pour chaque groupe social évoqué permet de saisir pourquoi certains sous-groupes plus que d'autres, peuvent être affiliés aux classes moyennes. Les données sur les trajectoires familiales et professionnelles viennent éclairer ces constats. Ainsi, selon les dernières enquêtes de mobilité sociale intergénérationnelle, moins du quart des hommes « cadres et professions intellectuelles supérieures » de plus de 40 ans sont fils de cadre. S.Bosc dresse alors trois ensembles de trajectoires types dans cette catégorie : la trajectoire de promotion (cadres dont les ascendants sont d'origine populaire ou issus de la petite classe moyenne), la trajectoire de reproduction (cadres fils de cadres) et la trajectoire de « reconversion » qui désigne les « déplacements transversaux » au sein des classes moyennes et / ou supérieures. Le monde des cadres et professions intellectuelles supérieures est ainsi socialement divisé entre les « héritiers » et les ascendants d'origine plus modeste, moins dotés socialement et économiquement et qui, à la différence des premiers, s'associent plus spontanément à la classe moyenne qu'à la classe supérieure. L'auteur revient aussi assez longuement sur les spécificités des enseignants du secondaire.
Le cinquième chapitre offre une plongée dans les problématisations théoriques qui se sont succédées ou affrontées pour qualifier les classes moyennes, en fonction des transformations économiques, sociales, culturelles et politiques. L'auteur présente ici une lecture critique des études sociologiques de la classe moyenne, en revenant notamment sur les analyses de Baudelot [1] et de Poulantzas [2] qui s'inscrivent contre la posture néomarxiste qui voit dans les classes moyennes une « troisième force ». Ils utilisent l'expression de « petits bourgeois » pour qualifier un groupe social certes fractionné mais dont les membres « ont en commun de ponctionner une part de la plus-value produite par le prolétariat et extorqué par la bourgeoisie » [Baudelot et al., p255]. Ces auteurs dénient par ailleurs toute autonomie stratégique à la (ou les) petite(s) bourgeoisie(s). Ce dernier postulat se retrouve chez Pierre Bourdieu [3] qui introduit toutefois une rupture en accordant une importance aux ressources culturelles des agents. Il présente une configuration multipolarisée des classes sociales et en particulier des classes moyennes et retient que la structure des ressources et des trajectoires est déterminant dans la différenciation des classes moyennes. Elle est d'abord à l'origine de la polarisation entre une classe moyenne traditionnelle (« petite bourgeoisie en déclin ») et les couches moyennes salariées, plus dotées en capital culturel qu'en capital économique. Elle permet aussi de distinguer une « petite bourgeoisie d'exécution » (au sens d'agents qualifiés mais dociles) et une «petite bourgeoisie nouvelle » centrées sur des professions liées à la sphère culturelle, au système éducatif, aux médias...requérant des compétences culturelles plus fortes. Si Bourdieu oppose les goûts et les attitudes de ces différentes fractions de la bourgeoisie, il dégage des traits communs tels qu'une dépendance à l'égard de la classe dominante, une aspiration à l'ascension sociale et une forte reconnaissance de l'ordre établi.
Ces jugements moralisants que Bourdieu porte sur la classe moyenne sont critiqués par certains auteurs (qui peuvent par ailleurs partager un certain nombre de ses constats). E.Schweisguth [4] présente une lecture alternative des couches moyennes salariées. Il prend en compte comme P.Bourdieu les sphères culturelles et « morales », mais critique ses positions sur plusieurs points. Tout d'abord, les comportements culturels, idéologiques et politiques des classes moyennes ne peuvent être rapportés au seul penchant à l'ascension sociale puisque celui-ci n'est pas seulement propre à la « petite bourgeoise ». En outre, P.Bourdieu néglige les effets de génération au profit des effets d'âge, en insistant sur le conformisme et le conservatisme croissants des petits-bourgeois vieillissant. Grunberg et Schweisguth [5] observent au contraire un progrès des idées libérales en matière de mœurs des « salariés moyens ». Ce libéralisme culturel n'est pas un simple effet de la « bonne volonté culturelle » et de l'allégeance à la « nouvelle bourgeoisie » comme le soulignait Bourdieu mais plutôt d'un rapport critique à l'autorité, d'un désir d'autonomie individuelle ou d'une acceptation de la diversité culturelle plus affirmé que dans d'autres catégories sociales, qui va jouer un rôle fondamental dans le changement culturel. Mendras [6] évoquera des « noyaux innovateurs » pour qualifier les innovations en matière de modes et d'espace de vie, de positionnements politiques ou de participation aux « nouveaux mouvements sociaux », qu'impulsent ces couches moyennes. Cette hypothèse d'une association entre novations culturelles et couches moyennes salariées sous-tend un certain nombre d'études stimulantes que Serge Bosc présente brièvement. L'auteur observe en définitive que si le diagnostic d'une moyennisation « socioéconomique » produisant une convergence en matière de consommation et de revenus semble aujourd'hui contesté par une remontée des inégalités, l'hypothèse d'une moyennisation « culturelle » semble mieux vérifiée, même si les convergences relevées n'effacent pas les clivages entre les couches « cultivées » et les autres.
L'ouvrage se termine par une problématique largement explorée depuis quelques temps : les classes moyennes sont-elles en crise ? L'auteur compile les éléments de déstabilisation (fragilisation des statuts d'emploi, déclassement professionnel et générationnel, tensions professionnelles, évolution défavorable des revenus, ségrégation spatiale...) mais, plutôt que de parler d'une crise générale des classes moyennes, préfère souligner un certain nombre de processus à l'œuvre qui affectent de façon différenciée les composantes de la classe moyenne. Des recompositions font incontestablement apparaître de nouvelles polarisations. Elles sont visibles en particulier aux limites de la classe moyenne, chez les cadres et professions intellectuelles supérieures (figures du « bobo » de David Brooks ou des « manipulateurs de symboles » dont parle Robert Reich), mais aussi au sein des « employés » (entre des employés administratifs qualifiés proche des professions intermédiaires et un « prolétariat de service ») ou encore de la fonction publique d'Etat. De manière générale, on observe avant tout une « translation des inégalités » qui maintient les écarts entre catégories supérieures, moyennes et populaires.
L'ouvrage de Serge Bosc est dense et apporte les conclusions de nombreuses études empiriques qui viennent confirmer la multiplicité des dynamiques à l'œuvre et le caractère hiérarchisé et multipolarisé des classes moyennes. Pour autant l'ouvrage montre qu'il demeure des forces fédératrices au sein des catégories moyennes et souligne qu'à chaque étape historique un groupe a incarné plus que d'autres le label « classes moyennes ». L'impression de « crise » ou du moins de flottement des classes moyennes illustre peut-être justement le fait qu'il n'existe pas aujourd'hui de force fédératrice à identité sociale forte pour incarner « une mythique classe moyenne ».
[1] C.Baudelot, R.Establet, J.Malemort, La Petite Bourgeoisie en France, François Maspero, Paris, 1974.
[3] P.Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979.
[4] E.Schweisguth, « Les salariés moyens sont-ils de petits bourgeois ? » Revue française de sociologie, no 4, 1983.
[5] G.Grunberg et E.Schweisguth, « Le virage à gauche des couches moyennes salariées », in G.Lavau et al.(dir.), L'Univers politique des classes moyennes, PFNSP, Paris, 1983.
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« Gentrification » : une notion importée… et importune (1)
SOURCE>>Agone (la chronique de Jean-Pierre Garnier)
- Le développement de la « petite bourgeoisie intellectuelle » correspond à sa fonction historique : concourir à la reproduction des rapports de domination en tant que classe préposée aux tâches de médiation, entre celles de direction et d’exécution.
L’installation de nouveaux résidents bien pourvus en capital scolaire et aux revenus confortables dans certains anciens quartiers populaires localisés dans les parties centrales des agglomérations aux dépens de leurs habitants antérieurs qui s’en trouvent, de ce fait, chassés, a déjà donné lieu à une ample littérature à vocation plus ou moins scientifique.
Pour désigner cette colonisation progressive – mais non progressiste [1] –, de certains espaces urbains souvent dégradés mais toujours bien situés, un terme érigé en concept a été importé d’Angleterre : « gentrification ». Il avait été forgé en 1963 par la sociologue marxiste Ruth Glass dans un rapport sur les transformations socio-spatiales de quelques quartiers ouvriers londoniens. On peut néanmoins se demander si ce néologisme est bien adéquat à ce qu’il est supposé désigner, et si, au lieu de contribuer à clarifier les déterminants et la logique de classe des transformations socio-spatiales en cause, il ne contribue pas à entretenir la confusion.
Compte tenu de l’engagement politique de sa promotrice initiale, la notion de « gentrification » ne peut-être soupçonnée de relever de cette novlangue qui, dans le domaine de la recherche urbaine comme ailleurs, sert à masquer tout en le glorifiant l’avènement d’un capitalisme devenu sans frontières – aussi bien spatiales que sociales. Mais, en la faisant dériver du terme « gentry », signifiant « petite noblesse terrienne », puis, sur le mode ironique, la « bonne société », autrement dit les milieux bourgeois, souvent brocardés dans la littérature de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, Ruth Glass a conduit les chercheurs qui se sont inspirés de ses travaux à se méprendre sur l’appartenance de classe de ceux que certains sociologues, en France, n’ont pas hésité à qualifier sans rire de « gentrifieurs ».
Évidemment, il a bien fallu, malgré tout, sous nos cieux, donner un contenu sociologique aux soi-disant « gentrificateurs » sans recourir à des vocables étrangers. Ou, à défaut, en les traduisant en français, quand cela était faisable. D’où un salmigondis d’appellations plus ou moins incontrôlées : « couches moyennes et supérieures », « salariés de la société de services » , « hypercadres de la mondialisation », « élites urbaines circulantes et globalisées », « classe créative »… Tout cela pour ne pas appeler les choses, et les gens, en l’occurrence, par leur nom : « petite bourgeoisie intellectuelle ». Une (dé)nomination qui – compte tenu de la conjoncture politico-idéologique actuelle en Europe, et en France, en particulier, où un néo-conservatisme paré des plumes d’une radicalité « post-moderne » décourage l’analyse matérialiste de la réalité sociale – ne peut que faire pousser des cris d’orfraies dans le monde académique. Sans reprendre ici le détail une démonstration déjà effectuée ailleurs [2], on en résumera les grandes lignes.
Dans la lutte des classes qui se poursuivait sous le capitalisme, Marx en distinguait deux principales, comme chacun sait, dont l’affrontement constituait, selon lui et ceux qui le suivront, le « moteur de l’histoire » : la bourgeoisie et le prolétariat. Mais il n’oubliait pas pour autant les fractions de classes issues de la petite production marchande en déclin (paysans, artisans, commerçants), ni les professions dites libérales (avocats, notaires, médecins, etc.). Ni non plus une catégorie dont les effectifs avaient déjà cru avec le développement de l’État-nation constitué (en France, en Angleterre, et.) ou en voie de constitution (Allemagne) : la bureaucratie. Le tout était regroupé sous une appellation un peu fourre-tout, il faut le reconnaître : la « petite bourgeoisie ». Par-delà les différences relevées par lui entre ces différentes fractions, Marx s’était autorisé à les rapprocher à partir d’une place et d’un état d’esprit communs : subalterne pour l’une et étroit pour l’autre, le second découlant largement de la première. Autrement dit, la petite bourgeoisie était une classe liée et subordonnée à la bourgeoisie – avec des accès de révolte contre cette dernière, parfois, due à sa situation contradictoire de classe intermédiaire –, sans en partager la largeur de vues, aussi relative que soit celle-ci, puisqu’elle n’avait pas vocation à devenir classe dominante.
Sur le plan idéologique, les « petits bourgeois » communiaient avec les « grands » dans l’idéalisme et le moralisme, mais avec des vues plus étriquées conformes à l’univers borné où ils avaient à agir et à penser. D’où la connotation stigmatisante accolée depuis lors à l’expression « petit bourgeois [3] », que renforce par la suite son usage critique et quelque peu inflationniste dans les milieux littéraires et artistiques épris d’anticonformisme. Le dramaturge marxiste Bertolt Brecht, par exemple, dans sa pièce Noce chez les petits bourgeois, dresse de ceux-ci un portait peu avantageux, mettant en évidence la médiocrité de leurs ambitions et leur propension à s’illusionner sur eux-mêmes. Peut-être peut-on discerner là l’une des raisons, même si ce n’est pas la plus importante, de la réticence, pour ne pas parler de refus pur et simple, de la part de l’intelligentsia de gauche française « recentrée » à accorder la moindre pertinence scientifique au concept de « petite bourgeoisie intellectuelle » pour définir sa propre appartenance de classe, ainsi que les pratiques et les représentations qui vont avec. Pour elle, ce concept n’est qu’une « étiquette » grossière et infâmante relevant d’un « marxisme simpliste et réducteur ».
Néanmoins, si le capitalisme contemporain n’est plus ce qu’il était à l’époque où Marx glosait sur la petite bourgeoisie et se gaussait d’elle, il n’en demeure pas moins que, loin de disparaître avec le développement de ce mode de production, ce troisième larron de l’Histoire, si l’on peut dire, calé entre bourgeoisie et prolétariat, a, au cours des décennies précédentes, pris une importance et joué un rôle croissants dans la reproduction des rapports de production en tant que relais de la domination. Ses composantes, bien sûr, ne sont plus aujourd’hui tout à fait les mêmes que dans le deuxième tiers du XIXe siècle. Pour les analyser, on peut adopter, comme point de départ, le critère proposé par les marxistes « dissidents » regroupés dans les années 1950-1960 autour de la revue Socialisme et Barbarie. À leurs yeux le clivage fondamental exploiteurs/exploités, jugé trop « économiciste », devait être articulé à un autre, qu’il ne remplaçait pas mais complétait : celui qui oppose dirigeants et dirigés.
C’est ainsi que, dans la division capitaliste du travail, il convient de distinguer les tâches de direction, accomplies par une bourgeoisie qui peut être aussi bien « privée » que « publique », c’est-à-dire étatique – Pierre Bourdieu parlait de « noblesse d’État » –, et les tâches d’exécution, affectées à un prolétariat ouvrier ou employé, division qui ne peut se maintenir et perdurer sans le concours d’une classe préposée aux tâches de médiation : la petite bourgeoisie intellectuelle. Très diverses, ces tâches peuvent être classées sous quatre rubriques : conception, organisation, contrôle et inculcation idéologique. Elles relèvent aussi bien du secteur public que secteur privé. Au sein même de la classe néo-petite bourgeoise, il existe une stratification entre des franges supérieures, moyennes et inférieures selon la hiérarchie propre à chaque secteur d’activités. Celles qui se sont développées au cours des dernières décennies correspondent, d’une part, aux branches les plus dynamiques du capitalisme « post-industriel » (informatique, finance, « info-com », c’est-à-dire publicité et propagande, etc.) ; et d’autre part, celles qui contribuent au bien-être de la population tout en l’encadrant (santé, éducation, culture, loisirs, etc.). Notons que certaines tâches de médiation peuvent être cumulées. Par exemple, un enseignant-chercheur conçoit et inculque ; un fonctionnaire territorial organise et contrôle. De même, pour chacun des types de tâches de médiation, nombre de néo-petits bourgeois peuvent se retrouver dans une double position. Un travailleur social, par exemple, est à la fois contrôleur et contrôlé. S’il est « éducateur de rue », il peut, s’il suit un stage de perfectionnement, être à son tour éduqué. Un ingénieur, préposé à l’« innovation » donc à la conception, peut, si ses compétences sont sollicitées dans le « management », c’est-à-dire la gestion de l’exploitation, exercer une fonction d’organisateur.
Par ailleurs, des glissements peuvent avoir lieu, dans l’ordre hiérarchique, d’une frange de la petite bourgeoisie intellectuelle à l’autre en fonction des promotions… ou du déclassement. Ce dernier terme doit être pris dans son sens fort : la dégradation du statut (la dévalorisation des diplômes), le blocage des salaires, l’insécurité de l’emploi peuvent menacer certaines franges inférieures de la petite bourgeoisie intellectuelle de prolétarisation, processus accéléré, dans le secteur public, par les politiques néo-libérales de privatisation (officielle ou rampante).
Si, pour les raisons indiquées, le terme de « gentrification » apparaît discutable sur le plan théorique (et politique), il a tout de même le mérite d’éviter l’amalgame erroné que pouvait entraîner, dans l’analyse des « mutations urbaines [4] », le mot français « embourgeoisement ». Car, la conversion d’un ancien quartier populaire en quartier « branché » sous l’effet conjugué de la dynamique de marché et des politiques publiques n’est pas le fait d’une fraction de la bourgeoisie – même si les constructeurs, les promoteurs et, derrière eux, les groupes bancaires et les holdings financiers y prennent part… et leur part – retranchée plus que jamais dans les « beaux quartiers » traditionnels ou dans les banlieues qu’on appelle « résidentielles » pour rappeler le caractère hypersélectif de l’habitat où elle demeure. Aussi dispendieux soit-il, l’hédonisme consumériste de la petite bourgeoisie intellectuelle n’autorise pas à classer ce groupe parmi la bourgeoisie proprement dite, dans la mesure où, contrairement aux assertions superficielles de chercheurs à courte vue, ce n’est pas le niveau de revenus ou la quantité de patrimoine qui définit celle-ci, ni même son capital culturel, mais sa place dans les rapports sociaux de production : celle de classe dominante.
Les nouveaux habitants qui ont entrepris de s’approprier certains secteurs urbains où vivait une population majoritairement composée d’ouvriers et d’employés – auxquels on peut ajouter les petits commerçants et artisans qui subvenaient aux besoins des précédents – appartiennent pour la plupart à une petite bourgeoisie intellectuelle très diplômée occupant des emplois hautement qualifiés dans la « nouvelle économie » fondée sur l’information, la communication et la création. Ses membres exercent leur activité professionnelle dans les banques et les assurances, les médias et la publicité, mais ils peuvent être également artistes, psychanalystes ou enseignants du supérieur. Ce groupe très composite dispose d’un pouvoir d’achat élevé qui lui permet de consommer « autrement » que les « bourgeois » traditionnels, mais à des coûts souvent presque aussi prohibitifs, que ce soit en matière d’habillement, d’alimentation, de loisirs, d’ameublement ou, bien sûr, de logement. Promues à longueur de pages « culturelles » par la presse de marché, les pseudo-transgressions et autres « œuvres dérangeantes » dont cette catégorie privilégiée fait son miel participent d’une autre forme de conformité conservatrice en phase avec l’esthétisation du mode de vie qui lui permet de se distinguer du commun.
——
Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires (2010).
[2] On se permet de signaler : Le Socialisme à visage urbain, co-écrit avec Denis Golschmidt (Rupture, 1977), La Deuxième Droite (Robert Laffont, 1987) et La Pensée aveugle. Quand les intellectuels ont des visions (Spengler, 1995), coécrits avec Louis Janover ; et notre dernier ouvrage, Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des couches populaires(Agone, 2010).
[3] Karl Marx n’avait pas arrangé les choses en remplaçant dans certains de ses écrits le terme français « petit » par le qualificatif anglais « petty » [insignifiant, mineur, mesquin], plus disqualifiant encore.
[4] Emprunté à la biologie, le concept de « mutation » a pour effet, sinon pour finalité, de naturaliser l’évolution en cours du mode de spatialisation capitaliste. Avec ses connotations de « changement » et de « modernisation », elle contribue aussi à le valoriser. Couramment employée par les sociologues, anthropologues, géographes, politologues et certains philosophes, elle permet aussi d’attester – philosophie mise à part – le caractère scientifique de leurs disciplines.
Compte tenu de l’engagement politique de sa promotrice initiale, la notion de « gentrification » ne peut-être soupçonnée de relever de cette novlangue qui, dans le domaine de la recherche urbaine comme ailleurs, sert à masquer tout en le glorifiant l’avènement d’un capitalisme devenu sans frontières – aussi bien spatiales que sociales. Mais, en la faisant dériver du terme « gentry », signifiant « petite noblesse terrienne », puis, sur le mode ironique, la « bonne société », autrement dit les milieux bourgeois, souvent brocardés dans la littérature de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, Ruth Glass a conduit les chercheurs qui se sont inspirés de ses travaux à se méprendre sur l’appartenance de classe de ceux que certains sociologues, en France, n’ont pas hésité à qualifier sans rire de « gentrifieurs ».
Évidemment, il a bien fallu, malgré tout, sous nos cieux, donner un contenu sociologique aux soi-disant « gentrificateurs » sans recourir à des vocables étrangers. Ou, à défaut, en les traduisant en français, quand cela était faisable. D’où un salmigondis d’appellations plus ou moins incontrôlées : « couches moyennes et supérieures », « salariés de la société de services » , « hypercadres de la mondialisation », « élites urbaines circulantes et globalisées », « classe créative »… Tout cela pour ne pas appeler les choses, et les gens, en l’occurrence, par leur nom : « petite bourgeoisie intellectuelle ». Une (dé)nomination qui – compte tenu de la conjoncture politico-idéologique actuelle en Europe, et en France, en particulier, où un néo-conservatisme paré des plumes d’une radicalité « post-moderne » décourage l’analyse matérialiste de la réalité sociale – ne peut que faire pousser des cris d’orfraies dans le monde académique. Sans reprendre ici le détail une démonstration déjà effectuée ailleurs [2], on en résumera les grandes lignes.
Dans la lutte des classes qui se poursuivait sous le capitalisme, Marx en distinguait deux principales, comme chacun sait, dont l’affrontement constituait, selon lui et ceux qui le suivront, le « moteur de l’histoire » : la bourgeoisie et le prolétariat. Mais il n’oubliait pas pour autant les fractions de classes issues de la petite production marchande en déclin (paysans, artisans, commerçants), ni les professions dites libérales (avocats, notaires, médecins, etc.). Ni non plus une catégorie dont les effectifs avaient déjà cru avec le développement de l’État-nation constitué (en France, en Angleterre, et.) ou en voie de constitution (Allemagne) : la bureaucratie. Le tout était regroupé sous une appellation un peu fourre-tout, il faut le reconnaître : la « petite bourgeoisie ». Par-delà les différences relevées par lui entre ces différentes fractions, Marx s’était autorisé à les rapprocher à partir d’une place et d’un état d’esprit communs : subalterne pour l’une et étroit pour l’autre, le second découlant largement de la première. Autrement dit, la petite bourgeoisie était une classe liée et subordonnée à la bourgeoisie – avec des accès de révolte contre cette dernière, parfois, due à sa situation contradictoire de classe intermédiaire –, sans en partager la largeur de vues, aussi relative que soit celle-ci, puisqu’elle n’avait pas vocation à devenir classe dominante.
Sur le plan idéologique, les « petits bourgeois » communiaient avec les « grands » dans l’idéalisme et le moralisme, mais avec des vues plus étriquées conformes à l’univers borné où ils avaient à agir et à penser. D’où la connotation stigmatisante accolée depuis lors à l’expression « petit bourgeois [3] », que renforce par la suite son usage critique et quelque peu inflationniste dans les milieux littéraires et artistiques épris d’anticonformisme. Le dramaturge marxiste Bertolt Brecht, par exemple, dans sa pièce Noce chez les petits bourgeois, dresse de ceux-ci un portait peu avantageux, mettant en évidence la médiocrité de leurs ambitions et leur propension à s’illusionner sur eux-mêmes. Peut-être peut-on discerner là l’une des raisons, même si ce n’est pas la plus importante, de la réticence, pour ne pas parler de refus pur et simple, de la part de l’intelligentsia de gauche française « recentrée » à accorder la moindre pertinence scientifique au concept de « petite bourgeoisie intellectuelle » pour définir sa propre appartenance de classe, ainsi que les pratiques et les représentations qui vont avec. Pour elle, ce concept n’est qu’une « étiquette » grossière et infâmante relevant d’un « marxisme simpliste et réducteur ».
Néanmoins, si le capitalisme contemporain n’est plus ce qu’il était à l’époque où Marx glosait sur la petite bourgeoisie et se gaussait d’elle, il n’en demeure pas moins que, loin de disparaître avec le développement de ce mode de production, ce troisième larron de l’Histoire, si l’on peut dire, calé entre bourgeoisie et prolétariat, a, au cours des décennies précédentes, pris une importance et joué un rôle croissants dans la reproduction des rapports de production en tant que relais de la domination. Ses composantes, bien sûr, ne sont plus aujourd’hui tout à fait les mêmes que dans le deuxième tiers du XIXe siècle. Pour les analyser, on peut adopter, comme point de départ, le critère proposé par les marxistes « dissidents » regroupés dans les années 1950-1960 autour de la revue Socialisme et Barbarie. À leurs yeux le clivage fondamental exploiteurs/exploités, jugé trop « économiciste », devait être articulé à un autre, qu’il ne remplaçait pas mais complétait : celui qui oppose dirigeants et dirigés.
C’est ainsi que, dans la division capitaliste du travail, il convient de distinguer les tâches de direction, accomplies par une bourgeoisie qui peut être aussi bien « privée » que « publique », c’est-à-dire étatique – Pierre Bourdieu parlait de « noblesse d’État » –, et les tâches d’exécution, affectées à un prolétariat ouvrier ou employé, division qui ne peut se maintenir et perdurer sans le concours d’une classe préposée aux tâches de médiation : la petite bourgeoisie intellectuelle. Très diverses, ces tâches peuvent être classées sous quatre rubriques : conception, organisation, contrôle et inculcation idéologique. Elles relèvent aussi bien du secteur public que secteur privé. Au sein même de la classe néo-petite bourgeoise, il existe une stratification entre des franges supérieures, moyennes et inférieures selon la hiérarchie propre à chaque secteur d’activités. Celles qui se sont développées au cours des dernières décennies correspondent, d’une part, aux branches les plus dynamiques du capitalisme « post-industriel » (informatique, finance, « info-com », c’est-à-dire publicité et propagande, etc.) ; et d’autre part, celles qui contribuent au bien-être de la population tout en l’encadrant (santé, éducation, culture, loisirs, etc.). Notons que certaines tâches de médiation peuvent être cumulées. Par exemple, un enseignant-chercheur conçoit et inculque ; un fonctionnaire territorial organise et contrôle. De même, pour chacun des types de tâches de médiation, nombre de néo-petits bourgeois peuvent se retrouver dans une double position. Un travailleur social, par exemple, est à la fois contrôleur et contrôlé. S’il est « éducateur de rue », il peut, s’il suit un stage de perfectionnement, être à son tour éduqué. Un ingénieur, préposé à l’« innovation » donc à la conception, peut, si ses compétences sont sollicitées dans le « management », c’est-à-dire la gestion de l’exploitation, exercer une fonction d’organisateur.
Par ailleurs, des glissements peuvent avoir lieu, dans l’ordre hiérarchique, d’une frange de la petite bourgeoisie intellectuelle à l’autre en fonction des promotions… ou du déclassement. Ce dernier terme doit être pris dans son sens fort : la dégradation du statut (la dévalorisation des diplômes), le blocage des salaires, l’insécurité de l’emploi peuvent menacer certaines franges inférieures de la petite bourgeoisie intellectuelle de prolétarisation, processus accéléré, dans le secteur public, par les politiques néo-libérales de privatisation (officielle ou rampante).
Si, pour les raisons indiquées, le terme de « gentrification » apparaît discutable sur le plan théorique (et politique), il a tout de même le mérite d’éviter l’amalgame erroné que pouvait entraîner, dans l’analyse des « mutations urbaines [4] », le mot français « embourgeoisement ». Car, la conversion d’un ancien quartier populaire en quartier « branché » sous l’effet conjugué de la dynamique de marché et des politiques publiques n’est pas le fait d’une fraction de la bourgeoisie – même si les constructeurs, les promoteurs et, derrière eux, les groupes bancaires et les holdings financiers y prennent part… et leur part – retranchée plus que jamais dans les « beaux quartiers » traditionnels ou dans les banlieues qu’on appelle « résidentielles » pour rappeler le caractère hypersélectif de l’habitat où elle demeure. Aussi dispendieux soit-il, l’hédonisme consumériste de la petite bourgeoisie intellectuelle n’autorise pas à classer ce groupe parmi la bourgeoisie proprement dite, dans la mesure où, contrairement aux assertions superficielles de chercheurs à courte vue, ce n’est pas le niveau de revenus ou la quantité de patrimoine qui définit celle-ci, ni même son capital culturel, mais sa place dans les rapports sociaux de production : celle de classe dominante.
Les nouveaux habitants qui ont entrepris de s’approprier certains secteurs urbains où vivait une population majoritairement composée d’ouvriers et d’employés – auxquels on peut ajouter les petits commerçants et artisans qui subvenaient aux besoins des précédents – appartiennent pour la plupart à une petite bourgeoisie intellectuelle très diplômée occupant des emplois hautement qualifiés dans la « nouvelle économie » fondée sur l’information, la communication et la création. Ses membres exercent leur activité professionnelle dans les banques et les assurances, les médias et la publicité, mais ils peuvent être également artistes, psychanalystes ou enseignants du supérieur. Ce groupe très composite dispose d’un pouvoir d’achat élevé qui lui permet de consommer « autrement » que les « bourgeois » traditionnels, mais à des coûts souvent presque aussi prohibitifs, que ce soit en matière d’habillement, d’alimentation, de loisirs, d’ameublement ou, bien sûr, de logement. Promues à longueur de pages « culturelles » par la presse de marché, les pseudo-transgressions et autres « œuvres dérangeantes » dont cette catégorie privilégiée fait son miel participent d’une autre forme de conformité conservatrice en phase avec l’esthétisation du mode de vie qui lui permet de se distinguer du commun.
Jean-Pierre Garnier
[à suivre…]——
Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires (2010).
Notes
[1] Des experts invités par la très respectable Oxford Round Table, organisation basée aux États-Unis et censée promouvoir l’éducation et la culture à travers le monde, parlent même à ce propos du « nouveau colonialisme de l’ère moderne » ! (« The new colonialism in the modern era » Forum on Public Policy : A Journal of the Oxford Round Table, 22 juin 2008).[2] On se permet de signaler : Le Socialisme à visage urbain, co-écrit avec Denis Golschmidt (Rupture, 1977), La Deuxième Droite (Robert Laffont, 1987) et La Pensée aveugle. Quand les intellectuels ont des visions (Spengler, 1995), coécrits avec Louis Janover ; et notre dernier ouvrage, Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des couches populaires(Agone, 2010).
[3] Karl Marx n’avait pas arrangé les choses en remplaçant dans certains de ses écrits le terme français « petit » par le qualificatif anglais « petty » [insignifiant, mineur, mesquin], plus disqualifiant encore.
[4] Emprunté à la biologie, le concept de « mutation » a pour effet, sinon pour finalité, de naturaliser l’évolution en cours du mode de spatialisation capitaliste. Avec ses connotations de « changement » et de « modernisation », elle contribue aussi à le valoriser. Couramment employée par les sociologues, anthropologues, géographes, politologues et certains philosophes, elle permet aussi d’attester – philosophie mise à part – le caractère scientifique de leurs disciplines.
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