"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

Affichage des articles dont le libellé est distinction. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est distinction. Afficher tous les articles

vendredi 27 janvier 2012

Apple, dans la stratosphère du symbolisme marchand

 
La capture du symbolique par le marketing est la ruine de la culture. La culture n'incorpore plus les expériences issues d'une réalité réellement pratiquée ou vécue (praxis) pour y imprimer sa marque et entretenir un rapport dynamique de co-évolution avec elle, et où la part de jeu et d'ingéniosité est intrinséquement du côté de celui qui la pratique. 
Ce rapport où la culture se joue, c'est désormais "la marque" qui l'établit, c'est la culture qui est devenue industrie, avec ses corrélats de rationalité économique (profit, rendement, standards), ses principes d'efficience et de centralisme. 
Impostures à tous les étages par la destruction des savoir-vivre et des savoir-faire qui ordonnaient l'autonomie, qui faisaient acte de culture et où se cultiver c'était être dans une réelle complicité avec la vie (ses travers, ses déboires, sa folie, ses surprises) et tout ce qu'on y apprend. 
Imposture global, criminalisant de surcroît ou empêchant toutes formes qui se guide par d'autres principes que ceux-là.

samedi 1 octobre 2011

Misères de la Culture. Surréalité

La différence principale entre dada et le surréalisme est l’époque. Dada a lieu au moment de la vague principale de la révolution russe, et exprime cet assaut contre la société, même si c’est avec un levier un peu long ; le surréalisme exprime bien aussi son époque, mais c’est celle du repli, mêlé aux fastes et à l’exubérance du soulagement de la conservation. 



André Breton et les autres dadaïstes en rupture qui ont fondé le mouvement surréaliste entre 1922 et 1924 semblent d’abord avoir voulu instaurer un territoire à la pensée non consciente, c’est-à-dire abandonner le piratage dadaïste de la pensée pour établir un royaume aux corsaires de l’inconscient. Dans cette vision des choses, la réalité est le donné, le monde objectif celui des choses en dur, le monde du concret que cerne avec précision la logique. Les associations d’idées, l’écriture automatique, le hasard et les coïncidences font pénétrer dans le monde qui, pour les surréalistes, est au-delà de cette « réalité » et qu’ils appellent « surréalité ». Il s’agissait, par rapport à dada, de prendre cette surréalité au sérieux : ne pas se contenter de la pratiquer, mais vouloir aussi l’explorer, la comprendre, et en propager un usage.

 

Mais vouloir explorer, comprendre, propager un usage de ce qui est au-delà de la conscience, ne peut se faire d’abord qu’au profit de la conscience. C’est l’autre différence fondamentale des surréalistes par rapport à dada : si le négatif reste présent et fortement revendiqué, c’est désormais au nom d’un positif, d’une position que s’établit ce polder conquis par la conscience des artistes sur une mer plus nourricière qu’hostile. Le surréalisme est la volonté d’aménager le territoire de l’inconscient, sans mettre en cause la conception dominante de la réalité. Cet inconscient est traité comme une partie minoritaire de la pensée, lointaine province fabuleuse et luxuriante, mais, un peu à la manière d’un front de libération, les surréalistes revendiquent surtout sa reconnaissance et son indépendance dans le monde de la conscience. Dans la démarche initiale de cette exploration, le surréalisme n’a reculé que devant l’absolu, où se retrouvait en effet la marque d’un déisme trop proche. Mais entre la réalité et l’absolu, comme indigène primitif qui détient une vérité admirable, le surréalisme a toujours revendiqué la suprématie du poète. Comme si les associations troublantes des poètes pouvaient compenser leur manque de discernement ! Comme si Lautréamont ne pouvait pas être vu comme ennuyeux et péremptoire ! Comme si la poésie n’était pas le troisième marché de l’infini, après la religion et les sciences !



L’absolu rencontré lors de cette recherche a été le point de retour des surréalistes : leur territoire d’investigation, dès lors, s’est trouvé limité d’un côté par l’ennui de la réalité comme donné, et de l’autre par l’absolu comme mirage déiste. L’exploration de l’inconscient signifiait désormais ne plus partir de la conscience qu’encordé. On interroge plutôt qu’on ne découvre. La tentative de décryptage devenait une activité de colonisation, par la conscience, des vastes territoires découverts. Dès lors que les découvertes récentes de la psychanalyse étaient validées par Breton, qui fustige même ceux qui se contentent de pratiquer la dérive dans l’inconscient sans en retirer la signification, l’administration de l’esprit trouve sa police. La psychanalyse, qui a concédé l’inconscient, et en a fait son fonds de commerce, l’a cependant restreint à l’individu. De sorte que l’inconscient, avec ce corps de doctrine, devient une simple base arrière de la conscience, même si, aussi bien du côté des psychanalystes que des surréalistes, le pressentiment de l’immensité de cette pensée sans contrôle a percé. Cette individualisation de l’inconscient a également été endossée par les surréalistes, très loin de l’anonymat, sauf lorsque Breton présente leur pratique comme une mise en commun de la pensée.



Il faut aussi mettre au crédit des surréalistes que leur repli dans la psychanalyse de l’inconscient leur a permis de mettre en avant des conceptions autrement offensives que celles des disciples de Freud. Il ne s’agit pas de soigner, mais de transcender ; il ne s’agit pas de sublimer, mais de réaliser. Les surréalistes ont en particulier érigé le désir en catégorie centrale de leur réflexion et de leur expression, bien au-delà de la triste « libido » de Freud. Et il faut aussi, rendre hommage à André Breton en particulier, et aux surréalistes en général, pour avoir tenté, contre leur époque et la nôtre, de remettre l’amour dans le débat. Malheureusement, cette mise en lumière a dérapé dans la poésie et donc une certaine forme de descriptif indiscutable par essence, idéalisé, sublimé et stérile. Mais l’inspiration et l’intuition – elles-mêmes examinées et discutées en tant que phénomènes – que l’amour est une passerelle autrement instructive et palpitante vers l’au-delà de la conscience que l’enfance ou la folie sont venues à contre-courant de la dévaluation du terme amour, depuis le libertinage autosatisfait jusqu’à l’amour de pacotille du petit-bourgeois, en passant par l’amour filial, l’amour de Dieu et l’amour de son chien.



Dès la défaite des gueux en Russie, les surréalistes se sont proclamés en accord avec le marxisme. C’est le projet de « changer la vie », formulé par Rimbaud, qui semble avoir initié ce ralliement au parti du prolétariat, dont c’était l’une des perspectives affichées. Si les principaux surréalistes ont alors adhéré au parti léniniste, le mouvement surréaliste est toujours resté jaloux de son indépendance. Le Parti, d’ailleurs, s’est montré plus soupçonneux encore de cet allié, ouvertement individualiste, anticonformiste, amoral par principe, critique, et aux antipodes de la culture prolétarienne dessinée par la lourde paluche de quelques fonctionnaires « réalistes ». La longue suite de malentendus, entre le parti marxiste et le mouvement surréaliste, s’exprime à travers les exclusions successives, de part et d’autre ; celle d’Aragon, en 1932, quittant le mouvement surréaliste pour se soumettre aux directives étroites du parti bolchevique, résume le mieux leur distance et leur incompréhension réciproques. Il semble surtout que les surréalistes se soient mépris sur la fonction historique du marxisme, idéologie de la contre-révolution, et que les marxistes aient craint d’avoir à combattre dada là où il n’y avait plus que le surréalisme, c’est-à-dire un mouvement qui traçait des territoires dans cette société, plutôt que contre elle : l’inconscient peuplé de poésie, l’avant-garde de la culture, avaient leur place dans l’extinction du débat de la rue.



Contrairement à dada, dont le champ d’intervention n’était limité que par l’origine et les terrains de prédilection de ses membres, celui des surréalistes s’est clairement défini comme étant la culture, et l’art. Sans doute, les surréalistes pensaient que la culture et l’art tenaient la clé de l’unité de l’homme, et de tous les autres domaines d’activité ; mais ils n’en sont pas moins restés des spécialistes d’un secteur d’activité. C’est en tant que tels qu’ils se sont confrontés au monde, comme en témoignent leurs rapports avec la psychanalyse et les marxistes ; puis dans le rejet des dilettantes qui les approuvent. Mais comme le monde se divisant en spécialités n’a pas vu, dans la première moitié du XXe siècle, la culture comme la clé de l’unité de l’homme, les surréalistes ont toujours été perçus, par les autres spécialités qu’ils ont approchées, comme des fantaisistes, un peu vains, un peu désordonnés, outrés mais sans effectivité, sauf celle de la célébrité médiatique et donc de l’engouement des dilettantes, puis, dans la seconde moitié du siècle, des ignares.



Breton a introduit dans le mouvement surréaliste les techniques de rupture du marxisme. Le surréalisme s’est donc présenté, par rapport à dada, avec une cohésion beaucoup plus grande, qui sans doute l’a maintenu en vie plus longtemps. Mais la lente usure de ce mouvement, qui a mal vieilli au point de devenir un étendard propret de cette société combattue, montre au moins que la rupture, même pratiquée avec l’honnêteté de Breton, n’est pas une garantie de jeunesse. Car les compromissions ont bien sûr dominé le surréalisme. De l’aliénation en fusion chez dada, le surréalisme est une coulée qui se refroidit. Breton témoigne bien de quel côté de la barricade il a glissé, quand il sollicite une rencontre avec Freud juste avant de fonder le surréalisme, et avec Trotski, vingt ans plus tard. La rigueur du négatif chez les surréalistes n’est que l’opposition, dans le salon, d’une minime fraction contre toutes les autres, mais d’une fraction qui porte les oripeaux encore déchirés de la révolte vaincue, et qui à ce titre apparaît comme porte-parole de la nouveauté, effraie, et rallie finalement à travers ses « œuvres » l’ensemble de la modernité servile. 



Le symptôme de cette dégénérescence, qui est le raccourci de ce qu’a été ce mouvement, peut être vu dans le ‘Second Manifeste du surréalisme’ de 1929, lorsque Breton, dans un éclair de lucidité qui ressemble si fort à toutes les pratiques de l’irrationnel qu’il recommande énergiquement, entrevoit la nécessité de l’anonymat : « Je demande l’occultation profonde, véritable du surréalisme. » Hélas, quelle sincérité accorder à cette « demande » ? Pourquoi, déjà, demander ? Et à qui ? Les premiers à devoir pratiquer cette retraite hors de la visibilité semblent devoir être les surréalistes eux-mêmes. Leur incapacité à quitter leur métier, à abdiquer la publicité contrôlée par l’ennemi, à occulter la «  surréalité », ne s’est pas démentie, et il n’y eut pas de suite autre que les phrases du même manifeste qui ne sont donc que des phrases, au sens du bon sens populaire : « Je proclame, en cette matière, le droit à l’absolue sévérité. Pas de concessions au monde et pas de grâce. Le terrible marché en main. » 

Le territoire de cette surréalité n’a pas survécu : effrité, retourné, découpé en parcelles et vendu en autant d’œuvres, il n’a pas été étendu, alors même que l’esprit, qu’il se proposait d’investiguer, s’étendait sans mesure. Pratiquer l’aliénation, comme dada, a échoué devant la résignation à se cantonner au salon, et la domestiquer, comme l’ont tenté les surréalistes, a simplement transformé en champ de la conscience une partie principale de cette terra nova qu’ils ont effleurée. Sans doute, l’art abstrait, dada et les surréalistes ont agrandi d’une puissante poussée le monde de la culture et ont contribué à lui gagner de l’importance, alors même qu’il devient le filet de protection sur le temps hors du travail pour la majorité des pauvres modernes d’Occident. Mais cette zone annexée est restée annexe, et le projet surréaliste, en particulier, a été oublié, dévalué en un phénomène de mode, cristallisé dans quelques « œuvres », c’est-à-dire dans quelques marchandises. Ainsi, l’enclos qui entourait déjà la culture en 1900 a eu raison de ces tentatives d’évasion dans l’esprit du demi-siècle suivant. Les tentatives avortées des artistes, pour orienter le débat vers l’aliénation, se sont donc retournées, puisque, du fait de leur inanité, elles ont plutôt contribué à épuiser, pendant un temps qui est le nôtre, ce débat.



« Le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser ; et le surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer. La position critique élaborée depuis par les situationnistes a montré que la suppression et la réalisation de l’art sont les aspects inséparables d’un même dépassement de l’art », comme l’a écrit Debord (42), n’est donc pas exact pour plusieurs raisons. D’abord, le dadaïsme n’a pas voulu supprimer l’art : au contraire, le mouvement était divisé entre la conservation et la continuation de l’art, et une volonté, non de supprimer au sens dialectique du terme, mais d’anéantir, ce qui au sens téléologique veut justement dire : réaliser ; mais comme dada a seulement effleuré ce qui méritait d’être critiqué, et soulevé de multiples critiques possibles, il est même abusif de prétendre que dada aurait anéanti, ou voulu anéantir, une abstraction comme l’art. S’il est vrai que le surréalisme, ensuite, n’a pas voulu supprimer l’art, il ne semble pas non plus avoir voulu le réaliser ; les surréalistes ont bien davantage tenté de réduire l’art à un moyen pour explorer et étendre le territoire séparé de leur surréalité. Les surréalistes ont voulu transformer la fonction de l’art, pour lui permettre d’être l’unité rêvée de la connaissance et de la vie. Enfin, la position critique élaborée par les situationnistes n’a nullement contribué au dépassement de l’art. L’art est une marchandise dans un contexte donné, et ne se dépasse qu’avec la marchandise en entier, ce qui est peut-être contenu dans la position critique situationniste ; mais il n’y a nul besoin, pour « dépasser » cette marchandise, de la supprimer, au sens dialectique, ou de la réaliser : il suffit de l’anéantir, ce qui, malheureusement, n’est pas prévu dans la dialectique hégélienne, marxiste et situationniste, où chaque chose se conserve, le « dépassement » au sens « Aufheben » servant justement à cette conservation.

lundi 14 février 2011

Généalogie de la notion de gentrification


La gentrification désigne une forme particulière d’embourgeoisement qui concerne les quartiers populaires et passe par la transformation de l’habitat, voire de l’« espace public » et des commerces. Cette notion s’insère dans le champ de la « ségrégation » sociale et implique un changement dans la division sociale de l’espace intra-urbain, qui passe aussi par sa transformation physique.
À l’origine, gentrification est un néologisme anglais inventé en 1964 par Ruth Glass, sociologue marxiste, à propos de Londres. Le mot est composé à partir de gentry, terme qui renvoie à la petit noblesse terrienne en Angleterre, mais aussi, plus généralement, à la bonne société, aux gens bien nés, dans un sens péjoratif. Ce nouveau mot a donc à l’origine un sens critique par rapport au processus qu’il désigne. À Londres dans les années 1960, il s’agissait de la réhabilitation de l’habitat ancien populaire à travers son appropriation par des ménages aisés, en particulier dans le district d’Islington, au nord de la City. Ce n’est que dans les années 1970-1980 que la notion est reprise par des chercheurs anglais et nord-américains, principalement géographes, qui théorisent la notion. La gentrification est reconnue comme une « bifurcation »dans l’évolution sociale des quartiers centraux dégradés des grandes villes, à rebours des modèles d’écologie urbaine de l’École de Chicago. On parle alors de « retour au « centre » » des classes aisées, même s’il s’avère qu’il s’agit plutôt d’un non départ en banlieue que d’un véritable retour. Dans les années 1980-1990, les débats sont vifs et portent principalement sur les causes de ce processus : Neil Smith soutient que la gentrification est d’abord liée à un réinvestissement du centre par les pouvoirs publics et les acteurs privés de l’immobilier, produisant une nouvelle offre de logements haut de gamme dans les anciens quartiers populaires ; au contraire, David Ley, l’explique principalement par les choix individuels des ménages gentrifieurs, issus d’une nouvelle classe moyenne qui se caractérise par de nouveaux choix résidentiels. Pour expliquer cette préférence nouvelle des classes moyennes pour le centre, plusieurs travaux mettent en évidence l’importance de la place des femmes, à la fois actives et parfois élevant seules leurs enfants, ou l’affirmation de modes de vie différents comme les couples homosexuels. Ce n’est que plus récemment, depuis le milieu des années 1990, que les chercheurs s’intéressent en particulier au rôle des politiques publiques dans la gentrification et à ses conséquences sur les classes populaires, la plupart du temps évincées en périphérie. Avec Neil Smith, géographe marxiste élève de David Harvey, un fort courant de géographie radicale structure le champ de la gentrification, en lui donnant une assise critique.
La gentrification a, dans un premier temps, été identifiée comme un processus de réappropriation par les classes moyennes des centres-villes délaissés des villes américaines et anglaises. Elle commence avec la revalorisation systématique des centres-villes américains dans les années 1950-1960 et la reconstruction en Angleterre à la même époque. Elle s’étend dans les années 1970-1980, s’accompagnant souvent de mouvements de résistance. La récession des années 1990 a fait prédire à certains le tassement du processus, voire un mouvement inverse, vite infirmé par les faits, la gentrification reprenant de plus belle et se généralisant dans les années 2000 sans plus occasionner de résistance. Elle est devenue aujourd’hui un objectif majeur des politiques urbaines dans de nombreuses villes à travers le monde, les pouvoirs publics jouant un rôle de premier plan dans la réappropriation des centres par les classes aisées au détriment des classes populaires. Parallèlement, le processus a évolué dans ses formes et ne se limite plus à la réhabilitation progressive des quartiers populaires par des ménages aisés. La gentrification inclut de multiples formes de transformation d’espaces populaires, pas nécessairement résidentiels – comme les espaces industriels, et en particulier les anciens docks – que ce soit par la réhabilitation ou la construction neuve (new-build gentrification), à l’initiative des pouvoirs publics, de promoteurs privés ou de nouveaux ménages résidents. Elle ne se limite plus non plus au centre des villes, et gagne les « banlieues », en général bien reliées au centre-ville.
En Europe continentale, de tels processus avaient été étudiés dès les années 1960-1970 notamment autour du Centre de sociologie urbaine de Nanterre, qui étudia et critiqua vivement les opérations de rénovation menées par l’État en région parisienne. Mais la notion de gentrification n’était pas utilisée jusqu’à récemment dans la littérature scientifique française. C’est seulement en 2003 (Bidou-Zachariasen. C) qu’un premier ouvrage en français lui est explicitement consacré et qu’elle fait son apparition dans des dictionnaires scientifiques.
Depuis son invention, la connotation du mot a changé et varie selon les contextes culturels : dans le monde anglo-saxon, il est passé dans le langage courant et a en partie perdu sa charge critique à la suite de campagnes de valorisation menée par les promoteurs et les pouvoirs publics, « gentrification » étant alors synonyme de « renaissance » ou de « régénération urbaine », passant sous silence les mécanismes de ségrégation qu’elle recouvre. À l’inverse, en Belgique ou en Allemagne, le terme est toujours perçu comme fortement critique, comme en témoigne l’arrestation des chercheurs allemands Mathias Bernt et Andrej Holm en 2007 à Berlin, accusés de « faire partie d’une association terroriste » à cause de leur proximité avec les milieux activistes de résistance à la gentrification. En France, le terme reste cantonné à la sphère scientifique et est peu utilisé par les médias, qui préfèrent parler des « bobos » ou de « boboïsation » ; paré de l’aura des mots anglais, il ne semble pas faire polémique.
Anne Clerval
Bibliographie :
- AUTHIER J.-Y., BIDOU-ZACHARIASEN C. (dir.), 2008, « La gentrification urbaine », Espaces et Sociétés, no 132-133.
- BIDOU-ZACHARIASEN C. (dir.), 2003, Retours en ville : des processus de « gentrification » urbaine aux politiques de « revitalisation » des centres, Paris, Descartes & Cie, 267 p.
- BUTLER T. et ROBSON G., 2003, London calling : the middle classes and the remaking of inner London, Oxford, Berg Publishers, 256 p.
- CLERVAL A., 2008, La gentrification à Paris intra-muros : dynamiques spatiales, rapports sociaux et politiques publiques, thèse de doctorat en géographie, Université de Paris 1, 602 p. http://tel.archives-ouvertes.fr/tel...
- FIJALKOW Y. et PRETECEILLE E. (dir.), 2006, « Gentrification : discours et politiques urbaines (France, Royaume-Uni, Canada) », Sociétés Contemporaines, 2006, no 63.
- GLASS R., 1964, « Introduction » in Centre for Urban Studies (dir.), London, aspects of change, Londres, Macgibbon & Kee, p. XII-XLI.
- LEES L., SLATER T., WYLY E., 2008, Gentrification, New York, Routledge, 309 p.
- LEY D., 1996, The New middle class and the remaking of the central city, Oxford, Oxford University Press, 400 p.
- SMITH N., 1996, The New urban frontier : gentrification and the revanchist city, New York, Routledge, XX-262 p.

jeudi 10 février 2011

A quoi sert le prix Arts & Science de Minatec, par l’un de ses lauréats

SOURCE : PMO
par François Graner
Ce texte fait suite à un prix que j’ai reçu pour une collaboration arts & science, et à la brochure que les organisateurs du prix en ont tirée. C’est une opinion personnelle. Elle n’engage aucune autre partie concernée par ce prix, ni Pièces et Main d’Œuvre, dont je ne fais pas partie. Ayant constaté concrètement la disproportion de moyens dont disposent ceux qui promeuvent les nanotechnologies et ceux qui les mettent en question, je souhaite utiliser l’argent de ce prix pour aider Pièces et Main d’Œuvre à diffuser une réflexion sur le sujet.

Pour lire le texte intégral, cliquer sur l’icône ci-dessous.

Lire aussi à ce sujet Les rats de l’art, ou comment nous avons pris 2000 € au Commissariat à l’énergie atomique.

Prix ARTS
Version prête à circuler
150.8 ko

lundi 17 janvier 2011

LE MILITANTISME, STADE SUPRÊME DE L’ALIÉNATION

Le révolutionnaire est au militant ce que le loup est à l’agneau.
À la suite du mouvement des occupations de mai 68 on a vu se développer à la gauche du Parti Communiste et de la CGT un ensemble de petites organisations qui se réclament du trotskisme, du maoïsme et de l’anarchisme. Malgré le faible pourcentage de travailleurs qui ont rejoint leurs rangs, elles prétendent disputer aux organisations traditionnelles le contrôle de la classe ouvrière dont elles se proclament l’avant-garde.
Le ridicule de leurs prétentions peut faire rire, mais en rire ne suffit pas. Il faut aller plus loin, comprendre pourquoi le monde moderne produit ces bureaucraties extrémistes, et déchirer le voile de leurs idéologies pour découvrir leur rôle historique véritable. Les révolutionnaires doivent se démarquer le plus possible des organisations gauchistes et montrer que loin de menacer l’ordre du vieux monde l’action de ces groupes ne peut entraîner au mieux que son reconditionnement. Commencer à les critiquer, c’est préparer le terrain au mouvement révolutionnaire qui devra les liquider sous peine d’être liquidé par eux.
La première tentation qui vient à l’esprit est de s’attaquer à leurs idéologies, d’en montrer l’archaïsme ou l’exotisme (de Lénine à Mao) et de mettre en lumière le mépris des masses qui se cache sous leur démagogie. Mais cela deviendrait vite fastidieux si l’on considère qu’il existe une multitude d’organisations et de tendances et qu’elles tiennent toutes à bien affirmer leur petite originalité idéologique. D’autre part cela revient à se placer sur leur terrain. Plus qu’à leurs idées il convient de s’en prendre à l’activité qu’ils déploient au « service de leurs idées » : le MILITANTISME.
Si nous nous en prenons globalement au militantisme ce n’est pas parce que nous nions les différences qui existent entre l’activité des diverses organisations. Mais nous pensons que malgré et même justement à cause de leur importante ces différences ne peuvent bien s’expliquer que si on prend le militantisme à la racine. Les diverses façons de militer ne sont que des réponses divergentes à une même contradiction fondamentale dont aucune ne détient la solution.
En prenant parti de fonder notre critique sur l’activité du militant nous ne sous-estimons pas l’importance du rôle des idées dans le militantisme. Simplement à partir du moment où ces idées sont mises en avant sans êtres reliées à l’activité il importe de savoir ce qu’elles cachent. Nous montrerons le hiatus qu’il y a entre les deux, nous relierons les idées à l’activité et dévoilerons l’impact de l’activité sur les idées : chercher derrière le mensonge la réalité du menteur pour comprendre la réalité du mensonge.
Si la critique et la condamnation du militantisme est une tâche indispensable pour la théorie révolutionnaire, elle ne peut être faite que du « point de vue » de la révolution. Les idéologues bourgeois peuvent traiter les militants de voyous dangereux, d’idéalistes manipulés, leur conseiller d’occuper leur temps à travailler ou à le passer au Club Méditerranée ; ils ne peuvent pas s’attaquer au militantisme en profondeur car cela revient à mettre en lumière la misère de toutes activités que permet la société moderne. Nous ne cachons pas notre parti pris, notre critique ne sera pas « objective et valable de tous les points de vue ».
Cette critique du militantisme est inséparable de la construction des organisations révolutionnaires, non seulement parce que les organisations de militants devront être combattues sans relâche, mais aussi parce que la lutte contre la tendance au militantisme devra être menée au sein même des organisations, révolutionnaires. Cela sans doute parce que ces organisations, tout au moins au départ, risquent d’être composées pour une part non négligeable d’anciens militants « repentis », mais aussi parce que le militantisme se base sur l’aliénation de chacun d’entre nous. L’aliénation ne s’élimine pas d’un coup de baguette magique et le militantisme est le piège particulier que le vieux monde tend aux révolutionnaires.
Ce que nous disons des militants est dur et sans appel. Nous ne sommes prêts effectivement à aucun compromis avec eux, ce ne sont pas des révolutionnaires qui se trompent ou des semi révolutionnaires, mais des gens qui restent en deçà de la révolution. Mais cela ne veut nullement dire que 1° nous nous mettons en dehors de cette critique, si nous tenons à être clairs et nets, c’est d’abord à l’égard de nous-mêmes, et que 2° nous condamnons le militant en tant qu’individu et faisons de cette condamnation une affaire morale. Il ne s’agit pas de retomber dans la séparation des bons et des méchants. Nous ne sous estimons pas la tentation du : « plus je gueule contre les militants, plus je prouve que je n’en suis pas et plus je me mets à l’abri de la critique ! »
LE MASOCHISME
Faisons l’effort de surmonter l’ennui que secrète naturellement les militants. Ne nous contentons pas de déchiffrer la phraséologie de leurs tracts et de leurs discours. Interrogeons-les sur les raisons qui les ont poussés, eux, personnellement, à militer. Il y n’a pas de question qui puisse embarrasser plus un militant. Au pire ils vont partir dans des baratins interminables sur l’horreur du capitalisme, la misère des enfants du tiers monde, les bombes à fragmentation, la hausse des prix, la répression... Au mieux ils vont expliquer que ayant pris conscience - ils tiennent beaucoup à cette fameuse « prise de conscience » - de la véritable nature du capitalisme ils ont décidé de lutter pour un monde meilleur, pour le socialisme (le vrai pas l’autre). Enthousiasmés par ces perspectives exaltantes ils n’ont pu résister au désir de se jeter sur la manivelle de la ronéo la plus proche. Essayons d’approfondir la question et portons nos regards non plus sur ce qu’ils disent mais sur ce qu’ils vivent.
Il y a une énorme contradiction entre ce qu’ils prétendent désirer et la misère et l’inefficacité de ce qu’ils font. L’effort auquel ils s’astreignent et la dose d’ennui qu’ils sont capables de supporter ne peuvent laisser aucun doute : ces gens là sont d’abord des masochistes. Non seulement au vu de leur activité on ne peut croire qu’ils puissent désirer sincèrement une vie meilleure, mais encore leur masochisme ne manifeste aucune originalité. Si certains pervers mettent en œuvre une imagination qui ignore la pauvreté des règles du vieux monde, ce n’est pas le cas des militants ! Ils acceptent au sein de leur organisation la hiérarchie et les petits chefs dont ils prétendent vouloir débarrasser la société, et l’énergie qu’ils dépensent se moule spontanément dans la forme du travail. Car le militant fait partie de cette sorte de gens à qui 8 ou 9 heures d’abrutissement quotidien ne suffisent pas.
Lorsque les militants tentent de se justifier ils n’arrivent qu’à étaler leur manque d’imagination. Ils ne peuvent concevoir autre chose, une autre forme d’activité que ce qui existe actuellement. Pour eux, la division entre le sérieux et l’amusant, les moyens et les buts n’est pas liée a une époque déterminée. Ces catégories sont éternelles et indépassables : on ne pourra être heureux plus tard que si on se sacrifie maintenant. Le sacrifice sans récompense de millions de militants ouvriers, des générations de l’époque stalinienne ne fait rien bouger dans leurs petites têtes. Ils ne voient pas que les moyens déterminent les fins et qu’en acceptant de se sacrifier aujourd’hui ils préparent les sacrifices de demain.
On ne peut qu’être frappé par les innombrables ressemblances qui rapprochent militantisme et activité religieuse. On retrouve les mêmes attitudes psychologiques : esprit de sacrifice, mais aussi intransigeance, volonté de convertir, esprit de soumission. Ces ressemblances s’étendent au domaine des rites et des cérémonies : prêches sur le chômage, processions pour le Vietnam, références aux textes sacrés du marxisme-léninisme, culte des emblèmes (drapeaux rouges). Les églises politiques n’ont-elles pas aussi leurs prophètes, leurs grands prêtres, leurs convertis, leurs hérésies, leurs schismes, leurs pratiquants-militants et leurs non-pratiquants-sympathisants ! Mais le militantisme révolutionnaire n’est qu’une parodie de la religion. La richesse, la démence, la démesure des projets religieux lui échappent ; il aspire au sérieux, il veut être raisonnable, il croit pouvoir gagner en échange un paradis ici-bas. Cela ne lui est même pas donné. Jésus Christ ressuscite et monte au ciel, Lénine pourrit sur la Place Rouge.
Si le militant peut être assimilé au croyant en ce qui concerne la candeur de ses illusions il convient de le considérer tout autrement en ce qui concerne son attitude réelle. Le sacrifice de la carmélite qui s’emprisonne pour prier pour le salut des âmes a des répercussions très limitées sur la réalité sociale. Il en va tout autrement pour le militant. Son sacrifice risque d’avoir des conséquences fâcheuses pour l’ensemble de la société.
LE DÉSIR DE LA PROMOTION
Le militant parle beaucoup des masses. Son action est centrée sur elles. Ils s’agit de les convaincre, de leur faire « prendre conscience ». Et pourtant le militant est séparé des masses et de leurs possibilités de révolte. Et cela parce qu’il est SEPARÉ DE SES PROPRES DESIRS.
Le militant ressent l’absurdité de l’existence que l’on nous impose. En « décidant » de militer, il tente d’apporter une solution à l’écart qui existe entre ses désirs et ce qu’il a réellement la possibilité de vivre. C’est une réaction contre sa prolétarisation contre la misère de sa vie. Mais il s’engage dans une voie sans issue.
Bien qu’insatisfait, le militant reste incapable de reconnaître et d’affronter ses désirs. IL EN A HONTE. Cela l’entraîne à remplacer la promotion de ses désirs par le désir de sa promotion. Mais les sentiments de culpabilité qu’il entretient sont tels qu’il ne peut envisager une promotion hiérarchique dans le cadre du système, ou plutôt il est prêt à lutter pour une bonne place si il gagne en même temps la garantie que ce n’est pas pour son propre compte. Son militantisme lui permet de s’élever, de se mettre sur un piédestal, sans que cette promotion apparaisse aux autres et à lui-même pour ce qu’elle est. (Après tout, le pape n’est lui aussi que le serviteur des serviteurs de Dieu !)
Se mettre au service de ses désirs ne revient nullement à se réfugier dans sa coquille et n’a rien à voir avec l’individualisme petit bourgeois. Tout au contraire cela ne peut passer que par la destruction de la carapace d’égoïsme dans laquelle nous enferme la société bourgeoise et le développement d’une véritable solidarité de classe. Le militant qui prétend se mettre au service du prolétariat (« Les ouvriers sont nos maîtres » Geismar) ne fait que se mettre au service de l’idée qu’il a des intérêts du prolétariat. Ainsi par un paradoxe qui n’est qu’apparent, en se mettant véritablement au service de soi-même on en revient à aider véritablement les autres et cela sur une base de classe, et en se mettent au service des autres on en vient à protéger une position hiérarchique personnelle.
Militer, ce n’est pas s’accrocher à la transformation de sa vie quotidienne, ce n’est pas se révolter directement contre ce qui opprime, c’est au contraire fuir ce terrain. Or ce terrain est le seul qui soit révolutionnaire pourvu que l’on sache que notre vie de tous les jours est colonisée par le capital et régie par les lois de la production marchande. En se politisant, le militant est à la recherche d’un rôle qui le mette au-dessus des masses. Que ce « au-dessus » prenne des allures « d’avant-gardisme » ou d’« éducationnisme » ne change rien à l’affaire. Il n’est déjà plus le prolétaire qui n’a rien d’autre à perdre que ses illusions ; il a un rôle à défendre. En période de révolution, quand tous les rôles craquent sous la poussée du désir de vivre sans entrave, le rôle de « révolutionnaire conscient » est celui qui survit le mieux.
En militant, il donne du poids à son existence, sa vie retrouve un sens. Mais ce sens, il ne le trouve pas en lui-même dans la réalité de sa subjectivité, mais dans la soumission à des nécessités extérieures. De même que dans le travail il est soumis à un but et à des règles qui lui échappent, il obéit en militant aux « nécessités de l’histoire ».
Évidemment, on ne peut pas mettre tous les militants sur le même plan. Tous ne sont pas atteints aussi gravement. On trouve parmi eux quelques naïfs qui, ne sachant comment utiliser leurs loisirs, poussés par la solitude et trompés par la phraséologie révolutionnaire se sont égarés ; ils saisiront le premier prétexte venu pour s’en aller. L’achat de la télévision, la rencontre de l’âme sœur, la nécessité de faire des heures supplémentaires pour payer la voiture déciment les rangs de l’armée des militants !
Les raisons qui poussent à militer ne datent pas d’aujourd’hui. En gros elles sont les mêmes pour les militants syndicalistes, catholiques et révolutionnaires. La réapparition d’un militantisme révolutionnaire de masse est liée à la crise actuelle des sociétés marchandes et au retour de la vieille taupe révolutionnaire. La possibilité d’une révolution sociale apparaît suffisamment sérieuse pour que les militants misent sur elle. Le tout est renforcé par l’écroulement des religions.
Le capitalisme n’a plus besoin des systèmes de compensation religieux. Parvenu à maturité, il n’a pas à offrir un supplément de bonheur dans l’au-delà mais tout le bonheur ici-bas, dans la consommation de ses marchandises matérielles, culturelles et spirituelles (l’angoisse métaphysique fait vendre !). Dépassés par l’histoire, les religions et leurs fidèles n’ont plus qu’à passer à l’action sociale ou au... maoïsme.
Le militantisme gauchiste touche essentiellement des catégories sociales en voie de prolétarisation accélérée (lycéens, étudiants, enseignants, personnels socio-éducatifs....) qui n’ont pas la possibilité de lutter concrètement pour des avantages à court terme et pour lesquels devenir véritablement révolutionnaire suppose une remise en question personnelle très profonde. L’ouvrier est beaucoup moins complice de son rôle social que l’étudiant ou l’éducateur. Militer est pour ces derniers une solution de compromis qui leur permet d’épauler leur rôle social vacillant. Ils retrouvent dans le militantisme une importance personnelle que la dégradation de leur position sociale leur refusait. Se dire révolutionnaire, s’occuper de la transformation de l’ensemble de la société, permet de faire l’économie de la transformation de sa propre condition et de ses illusions personnelles.
Dans la classe ouvrière le syndicalisme a le quasi-monopole du militantisme, il assure au militant des satisfactions immédiates et une position dont l’avantage peut se mesurer concrètement. L’ouvrier tenté par le militantisme se tournera très probablement vers le syndicalisme. Même les comités de lutte antisyndicaux ont tendance à devenir un syndicalisme nouvelle manière. L’activité politique n’est pour les militants ouvriers que le prolongement de l’action syndicale. Le militantisme tente peu les ouvriers et notamment les jeunes ouvriers parce que ce sont les prolétaires les plus lucides en ce qui concerne la misère de leur travail en particulier et de leur vie en général. Déjà peu tentés, dans leur ensemble, par le syndicalisme, ils le sont encore moins par un gauchisme aux avantages fumeux.
Ceci dit, quand dans la tourmente révolutionnaire le règne des marchandises et de la consommation s’écoulera, le syndicalisme dont le sérieux se basait sur la revendication sera prêt pour survivre à passer au militantisme révolutionnaire. Il reprendra les mots d’ordre les plus extrémistes et sera alors beaucoup plus dangereux que les groupes gauchistes. Déjà ne voit-on pas, à la suite de mai 68, la CFDT mêler le mot d’autogestion à son charabia néo-bureaucratique !
LE TRAVAIL POLITIQUE
Le temps « libre » que lui laissent ses obligations professionnelles ou scolaires, le militant va le consacrer à ce qu’il appelle lui-même le « travail politique ». Il faut tirer et distribuer des tracts, fabriquer et coller des affiches, faire des réunions, prendre des contacts, préparer des meetings... Mais ce n’est pas telle ou telle action considérée isolement qui suffit à caractériser le travail militant. Le simple fait de composer un tract dans le but de le tirer et de le distribuer ne peut être considéré en soi comme un acte militant. Si il est militant c’est parce qu’il s’insère dans une activité qui a une logique particulière.
C’est parce que l’activité du militant n’est pas le prolongement de ses désirs, c’est parce qu’elle obéit à une logique qui lui est extérieure, qu’elle se rapproche du travail. De même que le travailleur ne travaille pas pour lui, le militant ne milite pas pour lui. Le résultat de son action ne peut donc pas être mesuré au plaisir qu’il en retire. Il va donc l’être suivant le nombre d’heures dépensées, le nombre de tracts distribués. La répétition, la routine dominent l’activité du militant. La séparation entre exécution et décision renforce le côté fonctionnaire du militant.
Mais si le militantisme se rapproche du travail il ne peut pas lui être assimilé. Le travail est l’activité sur laquelle se fonde le monde dominant, il produit et reproduit le capital et les rapports de production capitalistes ; le militantisme lui n’est qu’une activité mineure. Si le résultat du travail et son efficacité, par définition, ne se mesurent pas à la satisfaction du travailleur ils ont l’avantage d’être mesurables économiquement. La production marchande, par le biais de la monnaie et du profit crée ses étalons et ses instruments de mesure. Elle a sa logique et sa rationalité qu’elle impose au producteur et au consommateur. Au contraire, l’efficacité du militantisme, « l’avancée de la révolution », n’ont pas encore trouvé leurs instruments de mesure. Leur contrôle échappe aux militants et à leurs dirigeants. Dans l’hypothèse, évidemment, où ces derniers se soucient encore de la révolution ! On en est donc réduit à comptabiliser le matériel produit et distribué, le recrutement, les actions menées ; ce qui évidemment ne mesure jamais ce que l’on prétend mesurer. Tout naturellement on en vient à considérer que ce qui est mesurable est une fin en soi. Imaginez le capitaliste qui ne trouvant pas de moyen d’évaluer la valeur de sa production déciderait de se rabattre sur la mesure des quantités d’huile consommées par des machines. Très vite, sous la pression de contre-maîtres consciencieux, les ouvriers videraient de l’huile dans le caniveau pour faire progresser... la production. Incapable de poursuivre le but proclamé, le militantisme ne fait que singer le travail.
S’appliquant consciencieusement à imiter le travail, les militants sont fort mal placés pour comprendre les perspectives ouvertes d’un côté par le mépris de plus en plus répandu à l’égard de toutes les contraintes et de l’autre par les progrès du savoir et de la technique. Les plus intelligents d’entre eux se rangent aux côtés des idéologues de la bourgeoisie moderniste, pour demander que l’on réduise les horaires ou que l’on humanise la répugnante activité. Que ce soit au nom du capital ou de la révolution, tous ces gens-là se montrent incapables de voir au-delà de la séparation entre temps de travail et temps de loisirs, entre activité consacrée à la production et activité consacrée à la consommation.
Si nous sommes obligés de travailler, la cause n’est pas naturelle, elle est sociale. Travail et société de classe vont de pair. Le maître veut voir l’esclave produire parce que seul ce qui est produit est appropriable. La joie, le plaisir que l’on trouve dans une activité quelconque, cela ne peut être capitalisé, accumulé, traduit en argent par le capitaliste, alors il s’en fout. Lorsque nous travaillons nous sommes entièrement soumis à une autorité, à une loi extérieure, notre seule raison d’être c’est ce que nous produisons. Toute usine est un racket, où l’on pompe notre sueur et notre vie pour les transformer en marchandises.
Le temps passé à travailler est un temps où nous devons non pas satisfaire directement nos désirs mais sacrifier en attendant cette réparation ultérieure qu’est le salaire. C’est exactement le contraire du jeu, où le déroulement et le rythme de ce qu’on fait a pour maître le plaisir que l’on y prend. Le prolétariat en s’émancipant abolira le travail. La production des denrées nécessaires à notre survie biologique ne sera plus alors que le prétexte à la libération de nos passions.
LA RÉUNIONITE
Une caractéristique significative du militantisme est le temps passée en réunions. Laissons de côté les débats consacrés à la grande stratégie : où en sont nos camarades de Bolivie, à quand la prochaine crise économique mondiale, la construction du parti révolutionnaire avance-t-elle... Contentons nous de nous pencher sur les réunions concernant le « travail quotidien ». C’est peut-être là que s’étale le mieux la misère du militantisme. À part quelques cas désespérés, les militants eux-mêmes se plaignent du nombre de ces « réunions qui n’avancent pas ». Même si les militants aiment se réchauffer entre eux ils ne peuvent pas ne pas souffrir de la contradiction évidente entre d’une part leur volonté d’agir et d’autre part le temps perdu en de vaines discussions, en des débats sans issue. Ils sont condamnés à rester dans une impasse car ils s’en prennent à la « réunionite » sans voir que c’est tout le militantisme qui est en cause. La seule façon d’éliminer la réunionite revient à fuir dans un activisme de moins en moins en prise sur la réalité.
QUE FAIRE ? COMMENT S’ORGANISER ? Voilà les questions qui sous-tendent et provoquent les réunions. Or ces questions ne peuvent jamais, être réglées, leur solution n’avance jamais, parce que lorsque les militants se les posent, ils se les posent comme séparées de leur vie. La réponse n’est pas au rendez-vous parce que la question n’est pas posée par celui qui possède la solution concrète. On peut se réunir pendant des heures, se triturer le cerveau, cela ne fera pas surgir le support pratique qui manque aux idées. Alors que ces questions sont des bagatelles pour le prolétariat révolutionnaire, parce que pour lui les problèmes de l’action et de l’organisation se posent concrètement, font partie de sa lutte, ils deviennent le PROBLÈME pour les militants. La réunionite est le complément nécessaire de l’activisme. En fait, le problème posé est toujours celui-là : comment fusionner avec le mouvement des masses tout en restant séparé de lui. La solution de ce dilemme est soit de fusionner réellement avec les masses en retrouvant la réalité de ses désirs et les possibilités de leur réalisation, soit de renforcer leur pouvoir en tant que militants, en se rangeant au côté du vieux monde contre le prolétariat. Les grèves sauvages montrent qu’il y a des risques !
Dans ses rapports avec les masses, le militantisme reproduit ses tares internes, notamment ses tendances à la réunionite. On rassemble des gens et on les compte. Pour certains du genre AJS, se montrer et se compter devient même le summum de l’action !
Ces questions de l’action et de l’organisation, séparées déjà du mouvement réel, se trouvent mécaniquement séparées entre elles. Les diverses orientations du gauchisme concrétisent cette séparation. On trouve d’un côté avec les maos et l’ex-GP [Gauche prolétarienne] le pôle de l’action, et de l’autre avec les trotskistes et la Ligue Communiste [ancêtre de la LCR] le pôle de l’organisation. On fétichise soit l’action, soit l’organisation pour sortir de l’impasse où en se séparant des masses le militantisme s’est plongé. Chacun protège sa crétinerie particulière en se gaussant de l’orientation des groupes concurrents.
LA BUREAUCRATIE
Les organisations de militants sont toutes hiérarchisées. Certaines organisations non seulement ne s’en cachent pas mais auraient même plutôt tendance à s’en vanter. D’autres se contentent d’en parler le moins possible. Enfin certains petits groupes essaient de le nier.
De même qu’elles reproduisent ou plutôt singent le travail les organisations militantes ont besoins de « patrons ». Ne pouvant bâtir leur union à partir de leurs problèmes concrets, les militants sont naturellement portés à considérer que l’unification des décisions ne peut découler que de l’existence d’une direction. Ils n’imaginent pas que la vérité commune puisse jaillir des volontés particulières de sortir de la merde, elle doit être balancée et imposée du haut. Ils se représentent donc nécessairement la révolution comme un choc entre deux appareils d’état hiérarchisés, l’un étant bourgeois, l’autre prolétarien.
Ils ne savent rien de la bureaucratie, de son autonomie et de la façon dont elle résout ses contradictions internes. Le militant de base croit naïvement que les conflits entre dirigeants se réduisent à des conflits d’idées et que là, où on lui dit qu’il y a unité il y a effectivement unité. Sa grande fierté est d’avoir su discerner l’organisation ou la tendance pourvu de LA bonne direction. En adhérant à telle ou telle chapelle il adopte un système d’idées comme on enfile un costume. N’en ayant vérifié aucune base il sera prêt à en défendre toutes les conséquences et à répondre à toutes les objections avec un dogmatisme incroyable. À une époque où les curés sont déchirés par les crises spirituelles, le militant conserve la foi.
Forcé de tenir compte du mépris de plus en plus répandu à l’égard de toute forme d’autorité le militantisme a produit des rejetons d’un type nouveau. Certaines organisations prétendent qu’elles n’en sont pas et surtout dissimulent leur direction. Les bureaucrates se cachent pour mieux pouvoir tirer les ficelles.
Certaines organisations traditionnelles essaient de mettre en place des formes d’organisation parallèles permanentes ou pas. Elles espèrent, au nom de « l’autonomie prolétarienne », récupérer ou tout au moins influencer des gens qui leur auraient autrement échappé.
On peut citer le Secours Rouge, I’OJTR et les Assemblées Ouvriers Paysans du PSU... De même, certains journaux indépendants ou satellites d’organisations prétendent n’exprimer que le point de vue des masses révolutionnaires ou de groupes autonomes de la base. Mentionnons les Cahiers de Mai, Le technique en Lutte, L’outil des travailleurs... Là où on refuse de poser clairement et les questions d’organisation et les questions de théorie sous le prétexte que l’heure de la construction du parti révolutionnaire n’est pas encore venue ou au nom d’un spontanéisme de pacotille (« nous ne sommes pas une organisation, mais un rassemblement de braves mecs, une communauté », etc.) , on peut être sûr qu’il y a de la bureaucratie et même souvent du maoïsme. L’avantage du trotskisme, c’est que son fétichisme de l’organisation le contraint à afficher la couleur ; il récupère en le disant. L’avantage du maoïsme (nous ne parlons pas de maoïsme pur et archéo-stalinien du genre Humanité Rouge) c’est qu’il crée les conditions de son propre débordement ; à force de jouer les équilibristes de la récupération il va se casser la gueule.
OBJECTIVITÉ ET SUBJECTIVITÉ
Les systèmes d’idées adoptés par les militants varient suivant les organisations, mais ils sont tous minés par la nécessité de masquer la nature de l’activité qu’ils cachent et la séparation des masses. Aussi retrouve-t-on toujours au cœur des idéologies militantes la séparation entre objectivité et subjectivité conçue de façon mécanique et ahistorique.
Le militant qui se dévoue au service du peuple, même si il ne nie pas que son activité a des motivations subjectives, refuse de leur accorder de l’importance. De toute façon ce qui est subjectif doit être éliminé au profit de ce qui est objectif. Le militant refusant d’être mu par ses désirs en est réduit à invoquer les nécessités historiques considérées comme extérieures au monde des désirs. Grâce au « socialisme scientifique », forme figée d’un marxisme dégénéré, il croit pouvoir découvrir le sens de l’histoire et s’y adapter. Il se grise avec des concepts dont la signification lui échappe : forces productives, rapports de production, loi de la valeur, dictature du prolétariat etc. Tout cela lui permet de se rassurer sur le sérieux de son agitation. Se mettant en dehors de « sa critique » du monde, il se condamne à ne rien comprendre à la marche de celui-ci.
La passion qu’il n’arrive pas à mettre dans sa vie quotidienne, il la reporte dans sa participation imaginaire au « spectacle révolutionnaire mondial ». La terre est ravalée au rang d’un théâtre de polichinelle où s’affrontent bons et méchants, impérialistes et anti-impérialistes. Il compense la médiocrité de son existence en s’identifiant aux stars de ce cirque planétaire. Le comble du ridicule a certainement été atteint avec le culte du « CHE ». Économiste délirant, piteux stratège, mais beau gosse, Guevara aura eu au moins la consolation de voir ses talents hollywoodiens récompensés. Un record dans la vente des posters !
Qu’est-ce que la subjectivité, sinon le résidu de l’objectivité, ce qu’une société fondée sur la reproduction marchande ne peut intégrer ? La subjectivité de l’artiste s’objective dans l’œuvre d’art. Pour le travailleur séparé des moyens de production et de l’organisation de sa propre production, la subjectivité reste à l’état de manies, de fantasmes... Ce qui s’objective le fait par la grâce du capital, et devient lui même capital. L’activité révolutionnaire comme le monde qu’elle préfigure dépasse la séparation entre objectivité et subjectivité. Elle objective la subjectivité et investit subjectivement le monde objectif. La révolution prolétarienne c’est l’irruption de la subjectivité !
Il ne s’agit pas de retomber dans le mythe d’une « vraie nature humaine », de l’« essence éternelle » de l’homme qui, réprimé par la Société, chercherait à revenir au grand jour. Mais si la forme et le but de nos désirs varient, ils ne se réduisent nullement au besoin de consommer tel ou tel produit. Déterminée historiquement par l’évolution et les nécessités de la production marchande, la subjectivité ne se plie nullement aux besoins de la consommation et de la production. Pour récupérer les désirs des consommateurs la marchandise doit s’adapter sans cesse. Mais elle reste incapable de satisfaire la volonté de vivre en réalisant totalement et directement nos désirs. À l’avant-garde de la provocation marchande, les vitrines subissent de plus en plus souvent la critique du pavé !
Ceux qui refusent de tenir compte de la réalité de LEURS désirs au nom de la « Pensée matérialiste » risquent de ne pas voir le poids de NOS désirs leur retomber sur la gueule.
Les militants et leurs idéologues, même diplômés de l’université, sont de moins en moins aptes à comprendre leur époque et à coller à l’histoire. Incapables de sécréter une pensée un tant soit peu moderne, ils en sont réduits à aller fouiller dans les poubelles de l’histoire pour y récupérer des idéologies qui ont fait, déjà depuis un certains temps, la preuve de leur échec : anarchisme, léninisme, trotskisme... Pour rendre le tout plus digeste ils l’assaisonnent d’un peu de maoïsme ou de castrisme mal compris. Ils se réclament du mouvement ouvrier mais confondent son histoire avec la construction d’un capitalisme d’état en Russie ou l’épopée bureaucratique-paysanne de « la longue marche » en Chine. Ils se prétendent marxistes, mais ne comprennent pas que le projet marxiste d’abolition du salariat, de la production marchande et de l’État, est indissociable de la prise du pouvoir par le prolétariat.
Les penseurs « marxistes » sont de plus en plus incapables de reprendre l’analyse des contradictions fondamentales du capitalisme qu’avait inaugurée Marx. Ils vont s’engluer sur le terrain de l’économie politique bourgeoise, tout en rabâchant des bêtises sur la loi de la valeur travail, la baisse tendancielle du taux de profit, la réalisation de la plus-value. Malgré leurs prétentions, ils ne comprennent rien à la marche du capitalisme moderne. Se croyant obligés d’utiliser un vocabulaire marxiste, dont ils ne connaissent pas le mode d’emploi, ils se coupent des quelques possibilités d’analyse qui restent à l’économie politique. Leurs « recherches » ne valent pas celles du premier disciple de Keynes venu.
MILITANTS ET CONSEILS OUVRIERS
Les organisation militantes s’autonomisent au-dessus des masses qu’elles ont la prétention de représenter. Elles sont naturellement amenées à considérer que ce n’est pas la classe ouvrière qui fait la révolution mais « les organisations de la classe ouvrière ». Il convient donc de renforcer ces dernières. Le prolétariat devient à la limite une matière brute, du fumier sur lequel va pouvoir s’épanouir cette rose rouge qu’est le Parti Révolutionnaire. Les nécessités de la récupération exigent qu’on ne parle pas trop de ça à l’extérieur ; c’est là que commence la démagogie.
L’autonomie des buts des organisations militantes doit être dissimulée. L’idéologie sert à ça. L’on proclame bien haut que l’on est au service du peuple, que l’on n’agit pas pour son bien propre et que si jamais pendant un court moment on est obligé de prendre le pouvoir on n’en abusera pas. Une fois que la classe ouvrière aura été bien éduquée on se dépêchera de lui rendre.
L’histoire des conseils ouvriers montre que systématiquement les organisations dites ouvrières ont cherché à jouer leur propre jeu et tirer les marrons du feu ; cela pour les meilleurs motifs évidemment. Pour assurer leur pouvoir, elles ont cherché à limiter, à récupérer et à détruire les formes d’organisation que le prolétariat s’était données : soviets territoriaux, comités d’usine.
Les soviets russes ont été magouillés, puis liquidés par le parti et l’État bolchevique. En 1905 Lénine ne leur accorde pas d’importance. En 1917, au contraire, on proclame : « tout le pouvoir au soviets ». En 1921 les soviets qui ont servi de marchepied pour prendre le pouvoir deviennent gênants ; les ouvriers et les marins de Cronstadt qui réclament des soviets libres sont écrasés par l’armée rouge.
En Allemagne, le gouvernement social-démocrate des « commissaires du peuple » se charge de liquider les conseils ouvriers au nom de la révolution.
En Espagne, de nouveau les communistes s’occupent de faire disparaître les formes de pouvoir populaire. Cela devait permettre de mieux développer la lutte contre le fascisme !
Ce n’est pas la peine d’accumuler les exemples. Toutes les expériences historiques ont confirmé l’antagonisme qui oppose prolétariat révolutionnaire et organisation militante. L’idéologie la plus extrémiste peut cacher la position la plus contre-révolutionnaire. Si certaines organisations ont pu cependant se battre à coté du prolétariat jusqu’à la défaite commune comme la Ligue Spartacus et la CNT-FAI anarcho-syndicaliste, rien ne prouve que ces organisations n’aurait pas commencé à lutter pour leur propre pouvoir une fois l’adversaire vaincu.
La chine n’est ni plus ni moins qu’un vulgaire capitalisme d’État. La production marchande et l’esclavage salarié n’ont pas été abolis par la prise de pouvoir « communiste ».Au contraire, en rompant avec le pillage de la Chine par les impérialistes, cette prise du pouvoir pouvait seule permettre d’accumuler le capital et d’industrialiser sur place. Le culte de la personnalité et les pressions idéologiques pour faire participer le peuple à la « lutte sur le front de la production » n’ont pas éliminé des méthodes plus classiques. Témoin cette publicité [reproduite en illustration sur une demie page de la brochure originale] pour des savonnettes.
Nos bureaucrates locaux qui s’extasient devant la « dialectique » de Mao et le renouveau de la théorie qu’apporterait le soi-disant anti-bureaucratisme de la révolution culturelle, seront déçus par la Chine rouge comme ils ont été déçus par la Russie stalinienne.
Les militants pour s’être cloîtrés en politique n’en restent pas moins des individus sociaux, soumis à l’influence de leur milieu. Lorsque ça chauffe, beaucoup peuvent passer dans le camp de la révolution. On a bien vu des délégués syndicaux prendre la tête de séquestrations ! Mais la désertion massive des militants sera d’autant plus probable que les conseils et les révolutionnaires conseillistes seront plus forts. Le mouvement peut être aidé dans ses succès par le renfort de nombreux militants, mais en cas d’erreurs ou de flottements le balancier jouera dans l’autre sens. Les organisations militantes seront renforcées par l’apport de prolétaires cherchant à se rassurer.
La liquidation des conseils ouvriers a été rendu possible par leur faiblesse, leur incapacité de faire appliquer en leur sein les règles de la démocratie directe et à prendre effectivement tout le pouvoir en écrasant tous les pouvoirs qui leur étaient extérieurs. Les organisations militantes ne sont en fait que la propre faiblesse extériorisée du prolétariat qui se retourne contre lui.
Les travailleurs feront de nouveau des erreurs. Ils ne trouveront pas immédiatement la forme adéquate de leur pouvoir. Moins les masses auront d’illusions sur le militantisme, plus le pouvoir des conseils aura de chance de se développer. Discréditer et ridiculiser les militants, voilà la tâche qui revient dès maintenant aux révolutionnaires. Cette tâche sera parachevée par la critique en acte que constituera la naissance d’organisations conseillistes. Ces organisations sauront très bien se passer d’une direction et d’un appareil bureaucratique. Produit de la solidarité de travailleurs combatifs, elles seront de libres associations d’individus autonomes. Rien ne leur sera plus étranger que l’endoctrinement idéologique ou l’embrigadement organisationnel. Elles montreront par leurs idées, mais surtout par leur comportement dans les luttes, qu’elles ne risquent jamais de poursuivre des intérêts distincts de ceux de l’ensemble du prolétariat.
Le développement du capitalisme moderne qui se traduit par l’occupation de tout l’espace social par les marchandises, par la généralisation du travail salarié, mais aussi par la dégradation des valeurs morales, le mépris du travail et des idéologies, augmentera la violence du choc. Les prolétaires iront beaucoup plus vite et beaucoup plus loin que par le passé. Si des organisations de militants ont pu jadis jouer un rôle révolutionnaire pendant un certains temps, cela ne sera plus possible. Ces organisations ne pourront être rapidement que de plus en plus contre-révolutionnaires lors des prochaines grandes batailles de la lutte des classes. Coincés entre le prolétariat et le vieux monde, elles ne pourront survivre qu’en servant de rempart à ce dernier.
Si les syndicalistes et autres militants essaient de prendre en main le ravitaillement puis l’organisation de la production et du maintien de l’ordre pour répondre aux « défaillances » du capital et de l’État et se mettent au « service des ménagères », il faudra les traiter pour ce qu’ils sont : une nouvelle classe dirigeante en formation. Les conseillistes devront se battre pour que les commissions et délégués affectés à des tâches particulières soient responsables UNIQUEMENT devant les assemblées générales de la base et révocables à tout moment. Les adhérents d’une organisation quelconque, élus au sein des conseils n’auront pas à être les représentants de leur organisation mais les délégués des ouvriers. Les conseils doivent être TOUT LE POUVOIR ET NON UN SIMULACRE DE POUVOIR affaibli de l’intérieur par la division et les tentatives d’accaparement des organisations. On ne nous refera pas le coup des soviets russes transformés en foire politicarde par les Partis ou des colonnes armées communistes, socialistes, anarchistes, trotskistes s’affrontant et se disputant armes et influence pendant la guerre d’Espagne. Les conseils devront prendre en main et unifier toutes les tâches que nécessitera la destruction de l’ordre bourgeois et traiter en ennemis tous ceux qui leur contesteraient ce droit !