"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

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dimanche 12 février 2012

VIVRE VITE ET NE RIEN VOIR. PERDRE SON TEMPS ET ÉCOUTER.

"TU PORTERAS TON ATTENTION
LÀ OÙ L'ON T'AURAS DIT DE LE FAIRE"
"LE RESTE EST UNE PERTE DE TEMPS"
(LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE)
Par un froid matin de janvier, un homme assis à une station de métro de Washington DC a commencé à jouer du violon. Il a joué six morceaux de Bach pendant environ 45 minutes. Pendant ce temps, comme c’était l'heure de pointe, il a été calculé que des milliers de personnes sont passées par la gare, la plupart d'entre elles en route vers leur travail.

Trois minutes se sont écoulées et un homme d'âge moyen a remarqué qu’un musicien jouait. Il a ralenti son rythme, a arrêté pendant quelques secondes, puis se précipita pour respecter son horaire.

Une minute plus tard, le violoniste a reçu son premier dollar : une femme jeta de l'argent dans l’étui de son violon et, sans s'arrêter, a continué son chemin.

Quelques minutes plus tard, quelqu'un s'adossa au mur pour l'écouter, mais l'homme a regardé sa montre et a repris sa marche. Il est clair qu'il était en retard au travail.

Celui qui a apporté le plus d'attention à la prestation musicale fut un petit garçon de 3 ans. Sa mère l’a tiré vers elle, mais le garçon s’est arrêté pour regarder le violoniste.

Enfin, la mère a tiré plus fort et l'enfant a continué à marcher en tournant la tête tout le temps. Cette action a été répétée par plusieurs autres enfants. Tous les parents, sans exception, les forcèrent à aller de l'avant.

Durant les 45 minutes que le musicien a jouées, seulement 6 personnes se sont arrêtées et sont restées à l’écouter pendant un certain temps. Environ 20 lui ont donné l'argent, mais ont continué à marcher à leur rythme. Il a recueilli 32 $. Quand il finit de jouer et que le silence se fit, personne ne le remarqua. Personne n'applaudit, ni n’exprima quelque reconnaissance que ce soit.

Personne ne savait cela, mais le violoniste était Joshua Bell, l'un des meilleurs musiciens au monde. Il a joué l'un des morceaux les plus difficiles jamais écrits, avec un violon une valeur de 3,5 millions de dollars.

Deux jours avant sa prestation dans le métro, Joshua Bell joua à guichets fermés dans un théâtre de Boston où un siège coûtait en moyenne 100 $.

C'est une histoire vraie. Joshua Bell joua effectivement incognito dans la station de métro

Cet événement a été organisé par le Washington Post dans le cadre d'une expérience sur la perception, les goûts et les priorités des gens. L’énoncé était: dans un environnement commun à une heure inappropriée sommes-nous en mesure de percevoir la beauté?

Nous arrêtons-nous pour l'apprécier? Savons-nous reconnaître le talent dans un contexte inattendu?
L'une des conclusions possibles de cette expérience pourrait être: si nous n'avons pas un moment pour nous arrêter et écouter un des meilleurs musiciens au monde jouant la meilleure musique jamais écrite, combien d'autres choses manquons-nous ?

mercredi 16 novembre 2011

Ruine de l'expérience (situation de transhumance)

Il est arrivé un moment où les expériences ne s'échangeaient plus. Ce n'était pas parce qu'on manquait de savoir. Au contraire, on en avait trop, il nous dépassait tous et surtout, dans sa façon de dépasser chacun d'entre nous, il était devenu impersonnel. Il pouvait faire l'objet d'expérimentations ou de vérifications, mais en tant que personnes, nous ne pouvions plus échanger entre nous à son sujet.

mardi 1 novembre 2011

Du grain à moudre (situation de transhumance)

La critique de la valeur digérer et diffuser  par les cercles institués:
André Orléan, L’Empire de la Valeur

Comment expliquer que des millions de producteurs et de consommateurs séparés arrivent à se coordonner pour faire fonctionner des économies de marché ? Jusqu’ici, la pensée économique y a répondu en attribuant une valeur à chaque objet marchand, rendant ainsi les échanges possibles. Ce qui ne fait que déplacer la question : qu’est-ce qui détermine alors la valeur des choses ?
(…)
André Orléan pose, après René Girard, que les individus ne savent pas ce qu’ils désirent et que, pour déterminer ce qui mérite d’être acquis, ils regardent ce qu’achètent les autres, avant de suivre par désir mimétique. Ils vont alors décider d’obtenir les objets de prestige qui leur permettront de se différencier socialement. Et le premier d’entre eux est la monnaie, car sa liquidité, sa capacité à être acceptée par les autres comme pouvoir d’achat, est première. Ainsi, « la fascination pour l’argent est au fondement de toutes les économies marchandes. Elle en est l’énergie primordiale. »

mardi 27 septembre 2011

La marchandise cette inconnue : Résumé du chapitre 2 de « Les Aventures de la marchandise » d'Anselm Jappe

La double nature de la marchandise

 

La marchandise n'est pas une donnée naturelle contrairement à ce que pensent ceux qui s'affrontent uniquement sur le terrain de sa répartition. Malgré ce qu'en disent ceux qui se réclament traditionnellement de Marx, celui-ci avait fondé son oeuvre sur une analyse critique de cette fausse évidence. Eclairer et prolonger cette critique est le travail nécessaire - à la fois indispensable et allant de soi - de notre époque.

 

Marx décrit, avec la marchandise, le germe conceptuel de la société bourgeoise, le principe logique qui, en déployant sa structure interne contradictoire, en produit tous les phénomènes. Il faut donc s'attacher à saisir le propos fondamental exposant cette contradiction.

 

La marchandise est un bien disposant d'une propriété particulière puisque sa valeur d'usage incommensurable en tant que bien est complétée d'une valeur d'échange destinée à la comparer à toutes les autres marchandises sous un même rapport. La valeur d'échange est l'expression phénoménale d'une substance commune à toutes les marchandises.

 

Cette substance est le travail qui les a créées, vu sous l'angle indifférencié et uniquement quantitatif de la durée moyenne que l'on doit y consacrer globalement dans la société. La valeur – à ne pas confondre avec valeur d'échange – est la quantité de ce travail abstrait. Le travail producteur de marchandises a de fait aussi ce double aspect d'être concret en tant que tâche particulière accomplie dans un contexte donné, et abstrait en tant que temps de travail humain socialement dépensé.

 

Cette abstraction qu'est la valeur n'a pas d'existence en dehors des rapports entretenus dans une société où la marchandise est la forme dominante des échanges. Pour se manifester, la valeur nécessite le contexte d'un rapport d'échanges entre marchandises. Dans ce rapport asymétrique mais renversable, la valeur de l'une, qui exprime leur substance commune, va être exprimée par la valeur d'usage de l'autre. Mais l'échange entre marchandises est la généralité, aussi la valeur d'une marchandise s'exprime dans n'importe quelle valeur d'usage1  . Toutes les marchandises trouvent donc leur équivalent dans la forme simple et unitaire d'une marchandise donnée qui est immédiatement équivalent général. C'est l'argent qui va jouer ce rôle. La marchandise explique l'argent et non le contraire.

 

La conséquence fondamentale de cette analyse est le caractère fétiche de la marchandise. L'activité sociale qu'est le travail productif n'est plus perceptible aux travailleurs que sous l'aspect objectivé de la forme marchande. Ils ne sont de plus pas conscients d'être les agents de cette objectivation par la façon quasi exclusive qu'ils ont de produire et d'échanger des biens sous forme de marchandises. Ils tirent donc du mouvement apparent des choses la conviction de lois "naturelles".

   

jeudi 22 septembre 2011

Diatribe contre la paraplégie scolaire

L’école est-elle vraiment synonyme d’épanouissement, d’égalité des chances et d’accès à de meilleures conditions d’existence ?
N’est-elle pas aussi le lieu où la hiérarchisation sociale se met en place. Le lieu où les enfants apprennent le rôle qu’ils devront jouer dans la société industrielle et le respect de l’expert ?

L’école, l’éducation nationale, est une branche, une racine du vivre-ensemble : elle est nécessairement capitaliste :
Elle apprend que plus on passe de temps à l’école plus on vaut sur le marché, faisant ainsi du savoir un bien, qui comme tous les biens est mis sur le marché, et donc soumis à rareté. Pire, elle forme des cohortes de consommateurs dociles révérant l’expert et donc incapables d’oser encore penser et agir par eux-mêmes. C’est la croissance industrielle elle-même, dit Ivan Illich, qui conduit l’éducation à exercer le contrôle social indispensable à un usage efficient d’un produit, en vue de la croissance, et ainsi de suite. La boucle est boulée. Voila pourquoi nous dit-il, la première tâche d’un révolutionnaire serait de dé-scolariser la société.
L’éducation est capitaliste, c’est normal : il faut bien que l’usine à gaz continue de fonctionner.

lundi 19 septembre 2011

"Cogitamus" de Bruno Latour (recension)


Dans sa derniére livraison, "Cogitamus, six letttres sur les humanités scientifiques", Bruno Latour nous livre une de ses  tentatives successives de "vulgarisation" de sa pensée (comme dans "la science en action", "petites leçons de sociologie des sciences", etc) Mais si les autres textes ouvraient le champ des possibles vers de nouvelles conception de la sociologie des sciences (et des techniques) celle ci semble opérer un replis sur "l'analyse de controverses" qu'il prolonge par la cartographie de ces mêmes controverses.



On le sait, il y a pour l'auteur la "science en train de se faire", et la science faite, la science "dépliée" (problématique et problématisée) et la science faite pour laquelle la "Nature" est une "essence" de nature fortement idéaliste. La vérité de la science se situerait du coté de la science "dépliée", de ses questionnements et  de ses querelles. Les débats fortement controversé feraient apparaitre selon l'auteur qu'il n'y a pas de science "pure" ou de "science appliquée", mais des "imbroglio de sciences" ou sont mélangés science à proprement parler, mais aussi politique, sociologie, pouvoirs, institutions, instruments, tout ceci  saisi dans un "noeud  gordien" (qu'il conviendrait, justement "de ne pas trancher.)

Ces propos ne sont pas nouveau sous la plume de Bruno Latour, mais ce qui étonne dans un premier temps (et donc interroge, pour reprendre une de ses méthodes privilégiées) c'est la forme "classique" qu'il imprime à cet ouvrage. Présenté sous forme de "lettres", celui ci utilise en effet un ensemble de moyens rhétoriques pour s'inscrire sous la forme "classique". Le premier procédé c'est évidemment la forme "diariste" dont on a pu remarquer depuis une certaine querelle instillée par notre hyperprésident (qui s'étonnait de l'usage des "lettres de madame de Sévignée" dans la selection des fonctionnaires territorial) l'usage "subversif" qui peut en être fait. Le second entraine la réévaluation des  "humanités" dans son sens "classique" mais étendu à une réflexion sur la science (le nouvel enseignement de Bruno Latour à Science Po paris étant intitulé "humanités scientifiques") Les lettres ainsi écrites s'adressent à une étudiante allemande, étudiant à paris via sans doute le programme d'échange européen "Erasmus"... (encore un humaniste, ce qui renvoit aux humanités) Enfin, le "personnage" principal de l'ouvrage semble bien être Descartes et son "Cogito ergo sum" auquel Latour opose son "nous pensons" (Cogitarum "nous pensons", oposé à la version individuelle et analytique de Descartes)

Mais tout en donnant des indices de classissisme, la matiére enseignée est bien ces "sciences studies" qui sont en France combattues et décriée en fonction d'un positivisme obsolète. Bien que l'ouvrage regorge d'exemples "nationaux", c'est bien les références anglo saxonnes qui sont alors convoquées et qui donnent aux exemples pratiques leur saveur... Il n'est besoin, pour s'en convaincre, que de lire l'abondande bibliographie en fin du livre.

On peut alors interpréter ce recours stylistique au "classique" une tactique faite pour échapper à la "science war" qui prend Latour pour cible a partir d'un fort médiocre ouvrage de Sokal et Bricmond "impostures intelectuelles". Mais aussi rassurer les "décideurs", et se mettre dans une position stratégique...

Les humanités scientifiques

Un des modèles, un des inspirateurs de Bruno Latour est, on le sait, Michel Serres. Celui ci, dans son "passage du nord ouest" livre une définition canonique de ce que sont les fameuses "humanités scientifiques" :« Deux cultures se juxtaposent, deux groupes, deux collectivités, deux familles de langues. Ceux qui furent formés aux sciences dès leur enfance ont coutume d’exclure de leur pensée, de leur vie, de leurs actions communes, ce qui peut ressembler à l’histoire et aux arts, aux œuvres de langue, aux œuvres de temps. Instruits incultes, ils sont formés à oublier les hommes, leurs rapports, leurs douleurs, la mortalité. Ceux qui furent formés aux lettres dès leur enfance sont jetés dans ce qu’on est convenu de nommer les sciences humaines, où ils perdent à jamais le monde : œuvres sans arbre ni mer, sans nuage ni terre, sauf dans les rêves ou dans les dictionnaires. Cultivés ignorants, ils se consacrent aux chamailles sans objet, ils n’ont jamais connu que des enjeux, des fétiches ou des marchandises. » Et il tente de rassembler ces deux humanités sous le même chapiteau, qui constitue justement le projet final des "humanités scientifiques".« Je crains que ces deux groupes ne se livrent combat que pour des possessions depuis longtemps raflées par un troisième, parasite, ignorant et inculte à la fois, qui les ordonne et qui les administre, qui jouit de leur division et qui la nourrit » Pour rassembler ces deux groupes, l'épreuve privilégiée qui permet de rassembler ces deux brins épars des "humanités" classique, c'est l'analyse de controverse. En analysant les polémiques mettant en bout des "morceaux de science", des bouts de politiques, des humeurs, des institutions, cela permet de rendre le réseau de leur relations plus visible (B Latour donne l'exemple de l'explosion de la navette "Challenger" comme exemple canonique du passage à un système technique "simple", à un systéme faisant ressortir les alliances, les stratégies, les mélanges....)

Contre Descartes

A l'inverse de Paul Feyerabend, auteur d'un "contre la méthode", ce n'est pas le coté analytique et rationaliste de Descarte que Bruno Latour prétend contester, mais son célébre "Cogito Ergo Sum" ("je pense, donc je suis") Pour Latour, on ne pense jamais seul, "hors sol"... Il ne se situe pas non plus dans la mouvance des "savoirs situés" chers à Donna Haraway (qui mériterait, le concept et son auteur, un billet à lui tout seul) mais dans une conception chorale des imbroglios de science, de culture, de politique et de rhétorique... Cette conception "orchestrale" de la science correspond de plus en plus à l'activité réelle du chercheur, qui est de moins en moins un esprit seul dans son laboratoire, révolutionnant le savoir avec des expériences presques clandestines (pour autant que cette description ne soit pas en réalité une réécriture de fiction), mais dans un processus de plus en plus complexe de références et d'échanges, de citations réciproques et de dispositifs techniques lourds industrialisés (un accelérateur de particule ne ressemble t il pas de plus en plus à une usine ?)

Philosophie des sciences : les cosmos

Une autre notion disputée dans cet ouvrage comme dans l'oeuvre de Bruno Latour est celle de la négation de la "révolution scientifique" comme récit hagiographique trompeur, la sainteté de la Science étant destinée à remplacer les vieilles doctrines religieuses (c'était, on se le rappelle, le projet politique d'Auguste Comte,  celui de remplacer le christianisme par la science positive) Cette notion est bordée par la notion de "cosmos" auquel se serait substituée la notion d'univers : grâce à la "révolution scientifique et technique", le cosmos borné des ancêtres religieux, confondant allègrement les opinions et les faits serait remplacé par un "univers" sans véritable limite. Cela ferait des opinons et des religions un reste désormais sans objet : illusion dangereuse, nous averti l'auteur ! D'autant que la réalité contemporaine utilise plutot la notion de "multivers", mis en exergue par Hugh Everett. Et que la multiplicité des mondes ainsi recréée fait un retour paradoxal à l'antique cosmos par une de ces ruses dont l'histoire est parait il friande...


Cartographie des controverses : du concept aux solutions techniques

Mais l'ouvrage n'est absoluement pas dénuée de visée pratique. La science et les techniques sont aujourd'hui menacées, contestées, discutées et disputées. Les OGM ne sont ils bon qu'a l'enrichissement des firmes semancières et à la vanité de quelques sommitées ayant remplacé le labo par le studio de télévision ? Les nano technologies ne sont elles pas un péril pour la liberté individuelle et pour la santé publique ? Enfin, "the last but not least", le réchauffement climatique n'est il pas l'exemple d'une querelle scientifique et politique impossible ? Face à la montée des contestations, Bruno Latour lui même ne cache pas sa perplexité. Et il propose de prolonger la classique "analyse de controverse" (qu'il pratique depuis plus de 20 ans) par une "cartographie des controverses" qui permet à partir d'éléments nouveaux (outils maintenant disponible sur Internet) de décrire finement tous les développements, tous les détours, toutes les compositions d'un probléme "scientifique, technique, politique, humain". Partant  du constat d'une crise d'autorité du modéle qui confie  à des "Experts" la mainmise  sur  ces problémes complexes , il entend  proposer des outils simples et efficaces  pour  dérouler l'écheveau  complexe des causes et des effets, des intérêts et des passions.

Mais ces outils ne semblent pas non plus d'une efficacité prouvée. Certes, il permettent de mieux comprendre les différents tenants d'un problème, mais non de pouvoir "trancher le noeud gordien". Puisqu'il faut bien qu'à un moment ou à un autre, le lien soit tranché....

Source : Marc TERTRE/MEDIAPART

dimanche 11 septembre 2011

Captifs au bureau



Desserrer les contraintes économiques liées au travail, essayer de le faire collectivement en leur substituant d’autres interactions, d’autres rapports entre les gens au quotidien. Se libérer du travail en cherchant d’autres façons de subvenir à ses besoins, voire reconsidérer ces besoins en chemin, approfondir des solidarités en puisant ses forces sur ce temps libéré, voilà en somme l’idée générale.
 
Une idée simple, mais qui se heurte à l’ambiguïté des situations quotidiennes. Au doute qui subsiste dans l’isolement, et malgré l’obstination à penser le monde à rebours de ce qu’il est officiellement, à faire œuvre de volonté plutôt que se laisser traverser par lui. Il est en effet plus simple de vivre couché que debout, c’est-à-dire dans notre société capitaliste aspirer au travail, et si possible un travail intéressant, plutôt que de refuser les gratifications qui vont avec le travail, du moins quand votre parcours s’obstine à faire de vous un « employable »… comme c’est mon cas.
 
Dans une telle position je reste étranger aussi bien aux peines du chômeur involontaire, qu’à l’insatisfaction du travailleur en quête de reconnaissance, ou d’évolution de carrière. Rat avec les oiseaux, oiseau avec les rats, mon isolement me protège, mais aussi m’expose à une vague angoisse d’anomie qui peut survenir chaque fois que l’ambiance au travail est par trop conviviale, et qu’il m’apparaît que certains croient plus que ce j’imaginais à l’utilité de ce qu’ils font, que je reste seul avec mes convictions qui ne m’aident plus vraiment à m’orienter, à savoir ce que je dois faire. Malgré la clarté que l’on peut donner à certaines explications générales, il me semble alors impossible d’être certain de ce qui se passe vraiment dans la tête des gens qui travaillent, à quel point ils aiment vraiment ce qu’ils font. Et c’est devenu aussi finalement ma propre situation : ne plus savoir ce qu’on pense vraiment, à force d’efforts pour se rendre conforme aux situations.
 
D’un côté, je suis acculé à reconnaître ma différence : là où il s’agit pour moi de compromis à faire, pour d’autres il s’agit d’abord de se sentir à l’aise dans le monde qui les entoure en s’y adaptant. D’un autre côté, il y a aussi quelque chance pour que cette confusion sur mes propres sentiments ne me soit pas propre, mais constitue un fond commun qu’il nous faut oser exprimer, afin d’en sortir, de retrouver une joie de vivre, une disponibilité au monde. Car il m’est apparu finalement que cette tristesse à aller au travail avait de moins en moins de justification, qu’il était de moins en moins possible d’y déployer mes propres activités, à l’abri dans les angles morts des comptes-rendus d’activité falsifiés. Il m’est apparu aussi qu’au fur et à mesure que mon fils grandissait, sa spontanéité et sa curiosité envers le monde finira bientôt par me questionner et me laisser sans réponse sur ce que je fais vraiment. Gagner de l’argent ? Oui, mais pas seulement. Jusqu’à quel point y suis-je obligé ? Car à part de l’argent, je ramène aussi à la maison un silence, une monumentale fatigue, une gêne, un pessimisme (même si contenu), peut-être aussi une forme de malhonnêteté et de mensonge qui peut avoir ses propres effets nocifs sur un enfant. J’aurais beau jeu d’incriminer l’économie, si je ne suis plus en mesure d’y résister, même partiellement (et peu importe avec quelle efficacité), alors je reste au milieu du gué, et ce n’est plus seulement moi qui suis concerné par mon indécision, mais mes proches.
 
La vie quotidienne avec les collègues
 
L’« ambiance » a beau être « bonne » (comme on dit, sans jamais préciser ce que c’est qu’une bonne ambiance) et la compagnie des autres agréables, parfois même enjouée, les années ont passé et certaines choses demeurent inchangées, me gênent, me blesse. Tandis que je m’efforce de passer outre, les même constats d’accablement ressurgissent toujours, et même parmi les personnes que j’apprécie vraiment. En premier lieu, la base des conversations entre collègues, qui sont les jugements sur autrui, finit toujours par adopter l’unique critère de la compétence des personnes. On peut tout passer à quelqu’un du moment qu’il « assure », qu’il soit compétent dans son travail, qu’il soit efficace, sans quoi il finira toujours par être jugé négativement, parce qu’il devient une gêne pour les autres. Et je constate cela sans ressentiment aucun, n’ayant jamais eu ce problème de ne pas arriver à exécuter le travail que l’on attendait de moi, et le seul reproche que l’on ne m’aura jamais fait c’est celui ne pas paraître « motivé », c’est-à-dire finalement ne pas assez bien jouer la comédie que l’on joue tous, de toute façon, au travail. Et c’est là la deuxième chose qui demeure insupportable, après toutes ces années passées à travailler, c’est cette façon commune de prendre sur soi le plus souvent, et quand ça va mal et que l’on ne peut pas faire autrement qu’exprimer quelque chose de négatif (horreur), ne jamais incriminer le travail en lui-même, mais le chef et (trop souvent) le collègue qui n’a pas fait correctement son travail, que sais-je encore, mais jamais la situation elle-même de captivité dans laquelle nous nous trouvons collectivement, et qui est là pourtant notre véritable point commun à nous tous, compétents et incompétents.
 
Face à ces deux constantes de la vie quotidienne au bureau, je reste irrémédiablement isolé. En vouloir au faible, au lent, dans un tel contexte, je n’y arrive pas, c’est plus fort que moi. Au travail, j’apprécierai toujours chez autrui la nonchalance, la maladresse, l’échec, l’incompétence, le travail salopé, qui est tellement plus difficile à faire que le travail bien fait ! Je n’arrive pas non plus à penser que, si ça va mal, c’est la faute de quelqu’un en particulier. La métaphore de la prison est parlante : peut-on vraiment se reprocher de mal y vivre ? Non, et encore moins le reprocher aux autres. Il ne s’agit que de survie. Bien-sûr je comprends que certains puissent apprécier ce qu’ils font, vouloir construire quelque chose de « collectif », je reconnais même qu’il peut parfois y avoir quelque chose d’authentiquement vivant, parfois, dans les relations que nous avons entre nous, entre collègues. Mais que l’on puisse s’en tenir là me sidère, surtout les jours où je constate un zèle généralisé, une agitation collective de chacun, lorsqu’il est tendu vers les petits objectifs de sa tâche, peu importe son caractère dérisoire puisque l’on est sommé de le faire, et que c’est tellement plus simple de le faire. Du moment que l’on ne puisse rien nous reprocher. D’où aussi l’acharnement à clarifier sans arrêt le contenu des tâches. D’où aussi le fait que la rationalisation sans fin ne rencontre jamais d’opposition véritable, puisqu’elle est vécue comme la garantie qu’il est encore possible de « bien faire son travail » et donc que l’on nous foute la paix. Mais l’effort au travail est une foutaise, tellement la situation de travail est le résultat d’une gigantesque machinerie sociale apte à soumettre n’importe qui.
 
Un jour nous avons eu une discussion sur la prison : certains la trouvaient trop confortable, du moins c’est ce qu’ils soupçonnaient. Cette affirmation était à première vue aberrante et même révoltante, mais elle avait selon moi un sens caché : le refus de prendre à bras le corps une réalité simple, à savoir que la captivité, c’était déjà notre vie, que le simple fait de sortir de ces bureaux pour rentrer chez nous, au milieu de l’après-midi, nous était impossible comme si des murs invisibles nous séparaient du monde extérieur. En arriver à être jaloux de la condition des prisonniers dans les prisons officielles, et tenir cette conversation sur notre lieu de travail, c’était implicitement dire que nous qui étions réputés libres, nous vivions réellement en captivité et que notre prison était nos bureaux, notre travail. Mais ce constat pour moi évident n’enlève rien au caractère déprimant d’une telle dénégation face à sa propre condition. Là où le véritable prisonnier ne saurait se mentir sur son enfermement, nous, travailleurs au bureau, devons cheminer longuement avant de plonger en nous-mêmes pour nous avouer notre absence de liberté.
 
Bien-sûr, le meilleur outil de cette dénégation, c’est le calcul. Un mal pour un bien, et un étalon de mesure tiré du conformisme et de l’imitation morbide. Dans le calcul économique, la souffrance au travail est naturalisée sous la notion de « coût », puis son caractère propre, ce qui s’éprouve négativement, est effacé par l’abstraction au principe d’un étalon commun, qui additionne, soustrait et divise des expériences pourtant incommensurables. Il ne reste alors qu’une grandeur par quoi tout est rapporté au même signe : le temps, l’argent. Mais toute cette morbidité, en étant collective, prend un autre sens. Elle est retournée positivement en un lien social, un sentiment d’appartenance à un grand tout abstrait (la « société »), mais peu importe cette abstraction, ce sentiment est réel et il est partagé. Et on continue à le rechercher. Cette mutilation que nous avons tous en commun fonde notre communauté de travailleurs. « Car chacun d’entre nous est là seul dans son trou de travail, à causer avec son voisin du trou d’à côté, à aimer sentir près de lui un être vivant qui court les mêmes mutilations que lui. » (Sortir de l’économie, n°1). Petits économistes de notre propre misère, nous avons appris, comme travailleurs, à nous objectiver nous-mêmes au numérateur d’un calcul coût-avantage de ce qui n’est plus une vie, mais une mise en rapport abstraite de nos propres horaires de captivité avec ceux d’autrui, qui fait de même de son côté, le tout assurant que l’approvisionnement des magasins soit fait, que la clé dans notre poche ouvre bien le gite où nous dormirons le soir. Quoique difficilement.
 
Et l’on ne pourra même pas s’avouer les uns aux autres, le lendemain, pourquoi l’on est si fatigués d’être là, d’être revenu quand même, la peur au ventre, les chiffres plein la tête du loyer, de la nounou, du casse tête de l’argent dans lequel on tourne tous en rond, et duquel il y a toujours quelqu’un au bureau pour clamer la triste et dérisoire sortie : « et si je jouais et gagnais au loto, là, plus de problème ! ». Et alors, même, on en vient à savoir apprécier les interstices où se loge la sociabilité artificielle mais reposante des conversations dérisoires entre collèges : car il y a en nous une vrai détente, un vrai soulagement, de se sentir alors quand même vivant, d’être là. On revient à notre bureau et là c’est tellement simple de s’occuper puisque, finalement, tout a été prévu, organisé. Ce travail est pour nous, on s’y loge, on retrouve son fauteuil, son écran, ses icônes. C’est que l’on habite ici aussi, désormais. On est respecté, il y a le confort, l’espace des bureaux (plus grands que nos appartements où tout s’entasse), le café, il subsiste des restes d’intimités, la superficialité des rapports humains favorise le colloque intérieur, les sentiments à nos proches, qui deviennent alors d’autant plus chers que, peut-être, ils savent reconnaître cette douleur de travailler, douleur qu’à présent, nous supportons finalement pas trop mal. A croire que nous sommes courageux. Avons surmonté quelque chose qui se nomme « aller travailler ». Et c’est pourquoi -ce n’est pas si exagéré malgré tout ce qui a été dit précédemment- on finit par se sentir chanceux de pouvoir compter sur ce salaire à la fin du mois, qui va tomber c’est sûr. Il suffit de refaire la même chose le lendemain, et c’est facile, oui.

vendredi 5 août 2011

INVENTION & INERTIE

C’est l’idée d’un acte fondateur, d’une « invention », qui trace une route qui finit par sembler évidente et « normale » alors que sa légitimité ne procède de rien d’autre que d’elle-même, voire d’un calcul du moindre effort. Ce peut être, très simplement, par exemple, un aïeul qui décide d’acquérir une maison de villégiature en haute Ariège en 1922. Conséquences : les enfants des trois générations suivantes y passeront leurs vacances d’été. Paul Coelho dans « Le Zahir » (Ed. Flammarion 2005) relevait que : « La distance qui sépare les rails de chemin de fer est de 143,5 centimètres. Pourquoi cette dimension absurde ? Parce qu’au début de la construction des premiers wagons de chemin de fer, on a utilisé les mêmes outils que ceux dont on se servait pour la construction des voitures. Pourquoi cette distance entre les roues des voitures ? Parce que les anciennes routes avaient été faites pour cette dimension, et que les voitures n’auraient pas pu circuler si elles avaient été plus larges. Qui a décidé que les routes devaient être faites à cette dimension ? Nous voilà revenus dans un passé très lointain: les Romains, premiers grands constructeurs de routes, en ont décidé ainsi. Pour quelle raison? Les chars de guerre étaient conduits par deux chevaux ; et quand on met côte à côte les animaux de la race dont ils se servaient à l’époque, ils occupent 143,5 centimètres. Ainsi, la distance entre les rails de chemin de fer utilisés par notre très moderne train à grande vitesse a été déterminée par les Romains. Quand les immigrants sont partis aux États-Unis construire des voies ferrées, ils ne se sont pas demandé s’il valait mieux modifier leur largeur et ils ont conservé le même modèle. Cela a même influencé la construction des navettes spatiales: des ingénieurs américains estimaient que les réservoirs de combustible auraient dû être plus larges, mais ils étaient fabriqués dans l’Utah, ils devaient être transportés par train jusqu’au Centre spatial en Floride. Conclusion: ils ont dû se résigner à la décision que les Romains avaient arrêtée concernant la dimension idéale ».


Jean-François Billeter en cite un autre exemple : « Jean-Michel Rey a récemment mis en évidence le rôle extraordinaire que cet apôtre [Paul] a joué dans toute l’histoire de la pensée européenne jusqu’à nos jours. C’est lui qui a eu l’idée de faire de la mort et de la résurrection de Jésus, ou plutôt du Christ, un évènement absolu divisant l’histoire en un avant et un après. Il a fait de l’avant, c’est-à-dire de l’histoire du peuple juif, la préhistoire de cet évènement absolu, son annonce chiffrée. Cette captation de l’héritage juif au profit du christianisme naissant a créé entre les deux religions un problème insoluble. Et l’idée d’un évènement absolu qui manifeste une vérité inscrite de tout temps dans l’histoire a fourni la matrice de pratiquement tous les programmes révolutionnaires ultérieurs, messianiques puis purement politiques, pour le meilleur et surtout pour le pire. Elle est au cœur de la pensée de Hegel et de Marx, puis de l’imaginaire révolutionnaire contemporain. Cet exemple montre à merveille le pouvoir de l’imagination. Une fois qu’une invention s’est emparée des esprits, rien ne semble pouvoir arrêter le déploiement de ses conséquences. Le seul moyen d’y mettre fin est de remonter au point de départ et de montrer, précisément, l’invention ».
Ainsi, chaque fois que nous assistons à un évènement révolutionnaire nous éprouvons une sympathie que nous ressentons comme instinctuelle alors qu’elle est d’abord l’expression d’un schéma culturel (on dirait une narrative aujourd’hui) qui a pris naissance il y a plus de 2000 ans.

vendredi 24 juin 2011

LA CRISE DES CLASSES MOYENNES ET LE DÉLABREMENT DE LEURS CONDITIONS DE PRODUCTION COMME ACTEURS DU SPECTACLE DE LA MARCHANDISE

Tandis qu’une fraction du décile supérieur des classes moyennes saute dans l’illusion du TGV de l’hyper-classe, les déciles inférieurs sont, les uns après les autres, déclassés. Selon les particularités de son groupe, chacun constate, pour lui–même ou pour son voisin, que ses stratégies d’ascension sont périmées et que, même à courir davantage, lui-même et ses enfants ne feront que descendre. Le capitalisme a produit les classes moyennes comme machines à consommer et à rêver : en les détruisant, il s’unifie. Les classes moyennes savent que le rêve est brisé, elles devinent la tricherie, mais ne perçoivent pas encore qui la met en scène. A l’Est comme à l’Ouest, le spectacle fut construit par la volonté délibérée d’occulter les rapports de classes réels. A l’Ouest, à côté des propriétaires, des entrepreneurs et des prolétaires vint s’ajouter pour la répartition du surplus une classe sociale invisible articulée autour d’un nouveau rapport social, celui de la redistribution (welfare). La redistribution fut utilisée comme variable d’ajustement au « besoin de consommation » exigé par la reproduction du capital. Cette forme tranquillisante de dispositif anti-émeute instituait une forme nouvelle de servitude volontaire. Depuis cinquante ans pour le moins, notre passivité, jusque dans la dénonciation superficielle du « trop de spectacle », nous rend assurément complices de cette gestion que pourtant nous savons mortifère. Le « flower power », le « new age », le « néopaganisme » et maintenant la « sobriété volontaire » préparent au changement du style d’animation. Voici le temps où les tireurs de ficelles sont forcés de modifier les attaches : le pouvoir d’achat c’est fini, aspirons aux relations. Aussi, pour le bref instant d’une situation qu’il s’agit de saisir ici sur ce blog historique, les tireurs de ficelles se montrent à leurs marionnettes.

vendredi 10 juin 2011

FASHIONISTA: PASOLINI & LE NOUVEAU FACHISME


Pasolini Le nouveau fascisme

« Moi, je crois que le véritable fascisme, c’est ce que les sociologues ont appelé, de façon trop débonnaire, « la société de consommation ». Une définition à l’air inoffensif, purement indicative. Et bien non ! Si on observe la réalité avec attention, mais surtout si on est capable de lire à l’intérieur des objets, des paysages, dans l’urbanisme, et, surtout, à l’intérieur de l’homme, on voit que les résultats de cette société de consommation sans soucis, sont les résultats d’une dictature, d’un véritable fascisme. Dans le film de Naldini, nous avons vu des jeunes encadrés et en uniformes… Avec une différence cependant : à l’époque, à l’instant même où ils ôtaient leurs uniformes, ces jeunes-là reprenaient la route vers leurs villages et leurs champs, redevenaient les Italiens de cent, de cinquante ans en arrière, comme avant le Fascisme.

Dans la réalité, le Fascisme en avait fait des clowns, des serfs, peut-être même en partie convaincus, mais il ne les avait pas touchés sérieusement, au fond de l’âme, dans leur façon d’être. Ce nouveau fascisme, cette société de consommation, a au contraire transformé les jeunes, elle les a touchés au plus profond d’eux-mêmes, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres habitudes culturelles. Il ne s’agit plus, comme du temps de Mussolini, d’un enrôlement superficiel, scénographique, mais d’un enrôlement réel qui leur a volé leur âme, l'a changée. Ce qui signifie, en définitive, que cette « civilisation de la consommation » est une civilisation dictatoriale. En somme, si le mot fascisme signifie arrogance du pouvoir, c’est bien un fascisme que la « société de consommation » a réalisé. »

jeudi 2 juin 2011

DU SPECTACLE

Quelques nouvelles de la mutation : extension du domaine du Spectacle, « Entertainment ! » (Francesco Masci, chez Allia, où il avait déjà publié « Superstitions »)
30. (…) Si la rhétorique savante de l’insurrection, dans son ascension irrésistible, est bien parvenue à l’actuelle production hautement médiatisée et économiquement très rentable, son hostilité discursive n’a jamais franchi les limites du domaine autonome, non conflictuel et donc a-politique de la culture et des loisirs dans lequel elle est depuis toujours restée confinée. Et c’est exactement cela qui conserve à ce conseil que Bacon donne aux princes et aux puissants de son époque toute sa sagesse (ndlc : prendre garde aux « érudits appauvris et autres intellectuels déclassés qui peuvent trop facilement transformer leur amertume en réservoir d’idées séditieuses »). A condition d’en invertir la signification, que les intellectuels, riches ou déclassés, austères ou prolixes, acrimonieux ou télégéniques, ne préparent pas la tempête, ils dressent des paratonnerres.
32. Il y a une domination subie dans l’attente jouissive et désespérée d’une vie finalement consciente, et c’est le destin de la multitude. Mais il y a aussi une domination subie et servie dans le théâtre comique de la révolte.
33. L’amor fati moderne : vivre dans l’attente ou vivre de l’attente, Slavoj Zizek ou Lady Gaga.

mercredi 25 mai 2011

Quelques paroles de Mr POUJADE

Ce que la petite bourgeoisie respecte le plus au monde, c’est l’immanence : tout phénomène qui a son propre terme en lui-même par un simple mécanisme de retour, c’est-à-dire, à la lettre, tout phénomène payé, lui est agréable. Le langage est chargé d’accréditer, dans ses figures, sa syntaxe même, cette morale de la riposte. Par exemple, M. Poujade dit à M. Edgar Faure : «Vous prenez la responsabilité de la rupture, vous en subirez les conséquences », et l’infini du monde est conjuré, tout est ramené dans un ordre court, mais plein, sans fuite, celui du paiement. Au-delà du contenu même de la phrase, le balancement de la syntaxe, l’affirmation d’une loi selon laquelle rien ne s’accomplit sans une conséquence égale, où tout acte humain est rigoureusement contré, récupéré, bref toute une mathématique de l’équation rassure le petit-bourgeois, lui fait un monde à la mesure de son commerce.
Cette rhétorique du talion a ses figures propres, qui sont toutes d’égalité. Non seulement toute offense doit être conjurée par une menace, mais même tout acte doit être prévenu. L’orgueil de «ne pas se faire rouler» n’est rien d’autre que le respect rituel d’un ordre numératif où déjouer, c’est annuler. (« Ils ont dû vous dire aussi que pour me jouer le coup de Marcellin Albert il ne fallait pas y compter.») Ainsi la réduction du monde à une pure égalité, l’observance de rapports quantitatifs entre les actes humains sont des états triomphants. Faire payer, contrer, accoucher l’événement de sa réciproque, soit en rétorquant, soit en déjouant, tout cela ferme le monde sur lui-même et produit un bonheur ; il est donc normal que l’on tire vanité de cette comptabilité morale : le panache petit-bourgeois consiste à éluder les valeurs qualitatives, à opposer aux procès de transformation la statique même des égalités (œil pour œil, effet contre cause, marchandise contre argent, sou pour sou, etc.).
(…)
Roland Barthes, Mythologies

lundi 25 avril 2011

Thèses sur les gardiens de la marchandise (les chiens du spectacle)


1.
Parce que, par lui-même, tout produit du travail reste un objet sensible ordinaire, doté seulement d’une valeur d’usage, il faut toujours, à côté des
marchandises, et pour qu’elles apparaissent véritablement comme telles, des GARDIENS DE LA MARCHANDISE. Un marché d’échange existe si et seulement si les
possesseurs de marchandises [Warenbesitzern] se posent aussi comme leurs gardiens [Warenhüter].
 
 2.
Assurer la sécurité des marchandises, c’est-à-dire veiller à ce qu’elles fonctionnent effectivement comme des marchandises, à ce qu’elles soient
reconnues par nous non plus seulement comme des valeurs d’usage, mais aussi et d’abord comme des valeurs d’échange ; à ce qu’elles acquièrent par là
même une forme sociale qui n’a plus rien à voir avec leur forme naturelle, voilà quelle est la mission des gardiens de la marchandise. Les gardiens de la
marchandise ne sont pas tant les gardiens des marchandises, que les gardiens de leur statut ; les gardiens de la forme-marchandise elle-même.
 
3.
Dans Le Capital, le possesseur de la marchandise doit se poser comme son gardien pour pallier une double impuissance de la marchandise :
impuissance à se rendre sur le marché d’échange par elle-même, et impuissance à exprimer son prix par elle-même ; double impuissance qui est au fond
une unique impuissance de la marchandise à seulement être elle-même. La marchandise, en tant que valeur d’échange, est fondamentalement
hétéronome ; elle n’existe qu’à la faveur d’un élément extérieur qui la produit comme telle.
 
4.
L’hétéronomie de la marchandise, voilà la malédiction que le capitalisme s’emploie jour et nuit à conjurer. Car si la marchandise a besoin d’être gardée,
c’est bien que son statut ne va pas de soi, qu’il n’est pas spontanément et universellement admis, qu’il est peut-être même contre-nature ; qu’il tient en
tout cas à peu de choses. Si le spectacle est une guerre de l’opium permanente pour faire accepter l’identification des biens aux marchandises, les
gardiens de la marchandise sont eux-mêmes les fantassins de cette guerre de l’opium.
 
5.
Contre quoi la marchandise doit-elle être défendue à tout prix ? Il faut défendre la marchandise contre sa valeur d’usage, qui se donne hélas ! tout
entière dans l’apparition phénoménale des produits du travail. Une pâtisserie se donne à nous comme devant être mangée, un livre se donne à nous
comme devant être lu, un bâtiment vide se donne à nous comme devant être occupé. Tout objet, par lui-même, par ses propriétés physiques immédiates
— par sa forme, sa couleur, son odeur — dit seulement aux individus qui s’en approchent : « utilise-moi ». Tout produit du travail est, du fait même de sa
sensualité constitutive, un irrésistible objet de tentation.
 
6.
Pour Karl Marx, « on aura beau tourner et retourner une marchandise singulière dans tous les sens qu’on voudra, elle demeurera insaisissable en tant
que chose-valeur ». Car la valeur d’échange, à proprement parler, n’existe pas. Il sera donc nécessaire de poster un gardien devant chaque marchandise
pour que chacun d’entre nous opère la réduction phénoménologique, l’épochè propre à l’économie capitaliste. Le gardien de la marchandise assure ainsi
que tout produit du travail passe bien du monde sensible de l’usage au monde suprasensible de la valeur. Et si Marx invite à deux reprises les lecteurs du
Capital à « faire abstraction » par eux-mêmes, il faut pour les masses laborieuses, peu enclines sans doute à ce genre d’exercice, ces agents
d’abstraction que sont les gardiens de la marchandise et en présence desquels la forme naturelle des produits du travail s’évanouit. Ce qui, pour
l’économiste, relève de l’« abstraction » consentie, prendra alors, pour les masses, la forme du « quiproquo » ; quiproquo que la fonction du gardien de
la marchandise est précisément d’entretenir — ce qui, bien entendu, n’est jamais gagné d’avance. Un quiproquo : autant dire une belle mascarade.
 
7.
Si Karl Marx s’est intéressé à la constitution de la forme-marchandise, il a omis d’interroger les conditions de possibilité matérielles de cette
constitution. Certes une marchandise existe bien dès lors qu’une séparation est introduite entre une valeur d’usage et une valeur d’échange. Encore fautil
que cette séparation, somme toute théorique, soit rendue effective. De là cette nouvelle énigme de la marchandise, éludée dans Le Capital : comment
se fait-il, du fait de son statut si fragile, si évanescent, si fatalement absurde, comment se fait-il que chaque marchandise parvienne à se maintenir aussi
facilement comme marchandise ? Dit autrement, et pour paraphraser Gilles Deleuze et Félix Guattari, comment se fait-il que les démunis, les affamés,
les travailleurs pauvres, les exclus, comment se fait-il que ces individus ne volent pas toujours ?
 
8.
Les gardiens de la marchandise matérialisent précisément un élément de menace, voire de terreur, visant non pas tant à éloigner les individus (comme
l’exigerait la forme-propriété elle-même) que, les enjoignant au contraire de s’approcher, exacerbant même la tentation suscitée par la marchandise, de
différer pourtant la jouissance de l’usage. Les gardiens de la marchandise font apparaître l’existence de conditions d’accès à la valeur d’usage —
conditions foncièrement contingentes que leur rôle est précisément d’élever à la nécessité. Il faudra d’abord passer à la caisse. Le rapport au monde
induit par les gardiens de la marchandise veut que, étant mort de faim, la première question que je vais me poser, dans un lieu d’abondance, ne sera pas
de savoir qu’est-ce que je vais manger, mais bien est-ce que je vais manger ?
 
9.
Les gardiens de la marchandise permettent de résoudre profitablement le dilemme de la marchandise, qui doit être à la fois un objet d’attraction — il
faut bien qu’on l’achète — et un objet d’intimidation — il ne faut en aucun cas qu’on la vole. Puissance de la vitrine.
 
10.
Si les gardiens de la marchandise sont bien la condition de possibilité du fonctionnement de la forme-marchandise, il faut opérer alors l’inversion
suivante : ce ne sont pas tant les gardiens de la marchandise que l’on rencontre dans les lieux où se trouve de la marchandise, que la marchandise que
l’on rencontre dans les lieux où se trouvent des gardiens de la marchandise. La marchandise n’est pas tant en effet une chose, un objet extérieur, qu’un
certain rapport aux choses induit par la présence de ses gardiens. La forme-marchandise est une fonction f(x) qui associe à n’importe quel objet, mot,
idée, sentiment, individu, etc. (x) la présence d’un gardien de la marchandise f. Suivre la prolifération des gardiens de la marchandise sur le territoire
métropolitain devrait permettre de suivre du même coup la prolifération de la forme-marchandise jusque dans ses manifestations les plus occultes.
 
11.
Mais en constituant toute marchandise comme telle, les gardiens de la marchandise la constituent aussi comme voulant échapper à son statut de
marchandise. Ce sont les mêmes parpaings qui, en voulant protéger la valeur d’échange d’un bâtiment vide, le dévoilent aussi comme valeur d’usage,
c’est-à-dire ici comme lieu possible d’occupation immédiate. Les gardiens de la marchandise souffrent d’une insuffisance fonctionnelle constitutive. Les
effets dissuasifs de tout gardien de la marchandise étant amenés, tôt ou tard, et par principe, à être outrepassés, il sera nécessaire que d’autres gardiens
de la marchandise viennent constamment lui prêter main forte, et ainsi de suite, à l’infini. Les gardiens de la marchandise sont ces bedeaux qui essaient
de tirer les oreilles des enfants qui rient pendant la messe. Qu’on leur souhaite bien du courage.

Institut de démobilisation
http://i2d.blog-libre.net
i2d@no-log.org

samedi 23 avril 2011

Scop Le Pavé : l’éducation populaire dans ta face

Tous les six y croyaient, pourtant. Animateurs culturels, responsables de Maison de la jeunesse et de la culture ou militants associatifs : ils pensaient faire depuis des années de « l’éducation populaire ». Alors que : non. Il s’agissait de partenariat, de diagnostic, de citoyenneté. Rien à voir avec l’éducation populaire, cette idée née au lendemain de la Seconde guerre mondiale, après que le nazisme a prouvé qu’il ne suffisait pas d’être intelligent, éduqué et diplômé pour préférer la démocratie au totalitarisme et qu’il manquait quelque chose pour vacciner l’humanité : l’éducation politique des jeunes adultes. L’éducation populaire, donc. Une belle idée, rapidement avortée sous les pressions conjuguées du Parti communiste et des gaullistes, qui y voyaient un outil d’endoctrinement.
Retour à nos six compères et à leur désillusion. Après des années d’engagement associatif, ils se sont peu à peu rendus compte qu’ils ne faisaient que du « diagnostic participatif auprès des acteurs de la citoyenneté locale » dans des colloques «  où tout le monde vient pour être d’accord  ». Ils ont constaté la fausseté de ce mythe selon lequel « si on jette des brouettes de culture sur les pauvres, ils vont devenir aussi cultivés que les riches  » - façon de prendre le problème à l’envers. Et ils en ont conclu que « le culturel est ce qui tue le politique  ».

Une « association de travailleurs propriétaires de leur moyen de production »

Ils ont donc quitté leur emploi de « cultivateur de fumier culturel » pour aller vers autre chose. Franck Lepage et Gaël Tanguy, deux d’entre eux, racontent : «  On voulait être libre de faire vraiment de l’éducation populaire. » D’où la décision d’abandonner ce mode associatif où « s’expérimentent aujourd’hui toutes les réformes du capitalisme » : flexibilité, emplois précaires, implication des travailleurs dans leur propre exploitation. Les grosses associations, expliquent-ils, sont devenues des entreprises comme les autres avec exigence de profit et pression maximale sur les salaires. « En cherchant d’autres formes d’organisation, on est tombé sur une invention d’ouvriers du XIXe siècle : la Société coopérative ouvrière de production (Scop).  » Banco.
Une Scop induit quelques principes : égalité de salaires, pas de hiérarchie, refus de la spécialisation. Quant au responsable de la coopérative ouvrière, qui remplace le patron, il est élu démocratiquement par les autres membres, et peut être révoqué à tout moment. Histoire d’aller au fond des choses, les six aventuriers ont ajouté quelques contraintes supplémentaires : le refus des subventions publiques, « pour garder la liberté de parole », et l’interdiction de l’intéressement et des dividendes. Pour parfaire le tout, ils ont mis en place un « soviet  », chargé de prendre les décision dans la coopérative : « Historiquement, c’est bien comme ça qu’on appelle un conseil de travailleurs, non ?  »
Leur Scop a officiellement été créée en 2007 - avec un nom approprié : Le Pavé. Restait à passer à la pratique. Pas toujours simple : « C’est sympa mais v’la le bordel ! Vu qu’on discute de tout, il faut trois heures pour décider d’acheter un taille crayon... », rigole Gaël Tanguy. «  On a aussi mis en place la coopérativité : on travaille toujours en binômes, mais du coup on coûte deux fois plus cher.  » Ironie de la chose : même eux doivent finalement « vendre » leur activité, car c’est aussi ce qui les fait vivre.
Au sein de la Scop, les tâches sont au maximum interchangeables : tout le monde fait donc un peu de tout : administratif, formation, spectacle. Surtout, tout le monde gagne la même chose, « 
c’est à dire pas grand chose ». Qu’importe, ils ont la certitude d’avoir fait le bon choix : «  Nous décidons de ce que nous faisons et pendant combien de temps nous le faisons. Nous choisissons quand, où et même pourquoi nous travaillons ». Précieux.
 [1]

Conférences gesticulées et autres formations à la démocratie directe

L’une des spécialités de la Scop le Pavé est donc la présentation de conférences gesticulées. Attention : « Même s’il y a des personnes sur une scène devant un public, ce n’est pas du théâtre, encore moins de la culture », précise Franck Lepage. Tous les spectacles proposés – il en existe douze, autant de contes politiques portant sur l’école, le travail, le féminisme ou l’écologie – s’intitulent donc « Incultures », avec cette ambition de mettre en scène « une rencontre entre les savoirs chauds et les savoirs froids ». Soit d’un côté, leur vécu propre, leur histoire, et de l’autre côté les savoirs universitaires : « Une conférence gesticulée, c’est finalement une théorie incarnée. »
S’y ajoute un troisième ingrédient : l’humour. La meilleure manière de faire comprendre à tous des théories complexes. Exemple : « Moraliser le capitalisme, ça veut dire que vous êtes dans la jungle, que vous voyez approcher un tigre vers vous et que vous lui dites : couché kiki ! » C’est tout de suite plus clair « et ça change tout, s’enthousiasme Franck, c’est comme si un professeur se mettait à parler de sa vie pour faire son cours !  » Sauf que ce cours-là est politique, au sens large, et qu’il a pour objectif de pousser à l’action collective sous toutes ses formes.
Mais les conférences gesticulées restent une part mineure du travail de la SCOP. L’essentiel de leur activité se mène sur le terrain. Par exemple, avec ces rares collectivités territoriales qui s’essayent à faire participer les habitants : «  Au début, ils ont peur, parce que ça renverse totalement la démocratie délégataire. Mais certains jouent le jeu.  » Mais aussi avec des militants associatifs, ceux qui n’en peuvent plus de faire de la « gouvernance  », de la « citoyenneté  » et veulent revenir aux sources de l’éducation populaire : ils les forment à différentes techniques de démocratie directe. « Prenons un truc tout simple dans une réunion de coordination : tu interdis à quiconque de prendre la parole plus d’une fois. C’est efficace : le responsable fait son truc, mais les autres peuvent ensuite plus facilement dire ce qu’ils ont sur le cœur sans craindre de se faire descendre. » Autre exemple : «  On interdit toute forme de présentation. D’abord ça prend une plombe pour rien, et puis quand tu n’as plus les formules façon ’moi je travaille à la CAF, moi à la jeunesse et aux sports, moi je suis rien’, tu rééquilibre un peu les rapports de pouvoir.  »

Ne pas grandir, se multiplier

Tout allait très bien jusqu’à cette « grave erreur », explique Franck : « En septembre 2010, au début de la mobilisation contre la réforme des retraites, on s’est dit que ce serait bien de mettre sur Internet un extrait du spectacle, pour parler de l’enjeu du combat. » Problème : la vidéo a eu énormément de succès. Résultat : la petite coopérative bretonne est depuis assaillie de demandes « toutes plus intéressantes les unes que les autres  », qu’elle est obligée de refuser. Que faire ? Embaucher de nouveaux salariés ? Une mauvaise idée, selon Franck : « On sait pertinemment que si on augmente le nombre de membres de la Scop, on ne se croisera plus et on ne saura plus ce que font les uns et les autres. Notre travail deviendra une usine à gaz et la dynamique qu’on a crée à six mourra d’elle-même. »
Ils ont finalement trouvé : plutôt que de grossir, ils vont essaimer. « L’idée est que se créent un peu partout en France des coopératives d’éducation populaire qui pourront faire le même travail que nous, en répondant aux demandes locales. Il faut que ceux qui nous proposent de venir les voir fassent eux-mêmes le travail. » Depuis, les membres de la Scop organisent des sessions de formations pour tous ceux qui voudraient se lancer dans une telle aventure. Et petit à petit, des coopératives d’éducation populaire similaires voient le jour - à Tours, à Grenoble ou à Toulouse. En faisant bien attention de ne pas mettre la charrue avant les bœufs : « Le but est de construire un petit groupe avec qui ça marche et avec qui ça puisse tenir sur la durée, explique Katia, de Toulouse.Ça ne sert à rien de partir bille en tête s’il n’y a pas une vraie dynamique. » Quant à Franck Lepage, il a une jolie idée en forme de rêve : « Imagine, dans dix ans il y aura peut-être des centaines de Scop d’éducation populaire dans tout le pays ! En les balançant ensemble dans la gueule des puissants, on pourra peut être vraiment changer les choses.  » Comme un beau pavé dans leur mare.

Notes

[1] Élément graphique réalisé par les camarades de Formes Vivesk tout comme celui utilisé plus bas dans l’article. D’autres productions conjointes avec la Scop ici.

jeudi 17 février 2011

L'UNIVERSITÉ ET LA CRISE DES SCIENCES SOCIALES

Depuis quelques années, et encore tout récemment au dernier salon du livre de Paris, l’un des thèmes qui revient avec le plus insistance sur le devant de la scène concerne ce qu’il est convenu d’appeler la « crise » de l’édition en sciences humaines et en philosophie.
On sait en effet que les ouvrages de recherche se vendent de plus en plus mal. Ils peinent à trouver un lectorat. En regard, les tirages atteints par certaines des œuvres emblématiques des années 1960 et 1970 laissent rêveur. Et il apparaît désormais non seulement impossible mais également impensable que des livres de sciences sociales, même de grande qualité, puissent atteindre la diffusion à laquelle ils auraient pu prétendre voilà à peine trente ans.
Ce phénomène a suscité de nombreuses tentatives d’explications. Deux reviennent le plus souvent. D’une part, la baisse de la lecture et la transformation du public de livres, qui aurait peu à peu déserté les sciences sociales ; d’autre part, la mutation du journalisme, qui, au lieu de servir, comme dans les années 1960 et 1970, d’intermédiaire entre l’espace académique et l’espace public, ferait de plus en plus obstacle à la circulation exotérique des œuvres et se contenterait de plus en plus de parler toujours des mêmes auteurs, déjà connus dans les médias.
Certes, ces perceptions, que les universitaires, et les éditeurs avec eux d’ailleurs, invoquent systématiquement lorsqu’ils essaient de trouver des raisons au faible écho rencontré par leurs livres, ne sont pas totalement infondées. On peut néanmoins se demander si cette manière de voir ne constitue pas, dans le même temps, une subtile et habile opération de diversion : en attirant l’attention sur la baisse de la demande de théorie ou sur la dégradation de la qualité des opérations de médiation, ne fait-on pas l’économie d’une réflexion sur ce qui se situe du côté de l’offre, c’est-à-dire sur l’évolution de la nature et de la qualité de la production ? N’évite-t-on pas de poser la question de la responsabilité de l’Université, et des universitaires eux-mêmes, dans cette situation ?
A bien des égards, la diminution de l’attrait des sciences humaines pourrait en effet être analysée comme le résultat des processus qui se sont mis en place dans l’Université depuis une vingtaine d’année. La professionnalisation des disciplines et la fermeture sur lui-même du champ académique ont en effet instauré le règne d’une recherche de plus en plus autarcique, concentrée sur des enjeux strictement internes, qui ne se soucie aucunement des effets qu’elle serait susceptible de produire, ni des publics qu’elle pourrait rencontrer. La volontéde défendre l’autonomie du champ académique par rapport aux pressions« externes » et aux demandes « profanes » a ainsi engendré l’un des phénomènes les plus inquiétants d’aujourd’hui : l’assignation de la recherche à résidence universitaire. De plus en plus souvent, la recherche est affirmée et vécue commeune affaire de professionnels, qui devrait se fabriquer dans des circuits réservés à ceux qui se reconnaissent mutuellement comme des« pairs ». La communauté académique ou disciplinaire est présentée comme le lieu naturel de la production, de la discussion et du contrôle des connaissances – et un chercheur devrait toujours, d’abord, s’adresser à ses collègues et se soumettre à leur jugement.
Est-il totalement exagéré d’affirmer qu’un tel dispositif agit dans le sens d’une destruction de l’idée même de vie intellectuelle ? Car comment les universitaires, qui necessent de se poser en s’opposant aux « profanes » et de disqualifier ainsi symboliquement le public « externe » en le renvoyant à l’amateurisme et à l’illégitimité culturelle, pourraient-ils sortir de l’Université ? Comment leur serait-il possible d’atteindre un lectorat pour lequel ils n’écrivent pas ? Comment pourraient-ils intéresser des individus hors du cercle de leurs collègues, dès lors qu’ils constituent ces derniers comme leurs seuls clients légitimes, dignes d’eux et habilités à leslire ?
La capacité des livres à toucher le public dépend, pour une grande part, du comportement de leurs auteurs, de leur manière d’écrire et de penser : à qui s’adressent-ils ? Pourqui et pour quoi écrivent-ils ? C’est la raison pour laquelle réinjecter un peu de vie et de vitalité dans les sciences humaines contemporaines suppose que les universitaires portent un regard critique sur eux-mêmes. Plutôt que de se contenter de célébrer les années 1960 et 1970, ne vaudrait-il pas mieux tâcher de renouer avec le type d’inspiration qui portait la pensée dans ces décennies : placer la réflexion en résonance avec le présent, renouveler la théorie au contact des mouvements qui agitent le champ social, s’adresser à des lecteurs hétérogènes, etc. ? C’est lorsque l’offre théorique se transformera dans cette direction qu’un enthousiasme pour la création pourra renaître.