"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

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vendredi 14 octobre 2011

Éloge de l'ombre par Louis Jouvet (1937)

L'apport de l'électricité dans la mise en scène au théâtre et au music-hall

Louis Jouvet


" Toute la lumière consistait d'abord en quelques chandelles dans des plaques de fer-blanc attachées aux tapisseries ; mais comme elles n'éclairaient les acteurs que par derrière et un peu par les côtés, ce qui les rendait presque noirs, on s'avisa de faire des chandelles avec deux lattes mises en croix portant chacune quatre chandelles, pour mettre au-devant du théâtre. "

dimanche 2 octobre 2011

"UN P'TIT GIONO POUR LA ROUTE!"

« Ce n’est pas à l’aide d’une machine que l’homme finira par aller dans la lune, c’est à l’aide de l’homme que la machine finira par aller dans la lune. Nous ne sommes plus les premiers en grade, une race d’êtres, la plupart métalliques, composés de boulons, de bielles, de courroies, de roues dentées, de cylindres, et d’un tas de trucs nous a supplantés au sommet de la création. Nous sommes désormais ses esclaves. Nous croyons encore agir quand depuis longtemps on nous fait agir; nous croyons encore avoir une sorte de libre arbitre quand, depuis longtemps, nous sommes arbitrés par des agencements de métal ; nous croyons avoir encore une âme quand, depuis les grandes découvertes du xxe siècle, elle n’est plus fabriquée par notre sang, mais par de l’essence, de la houille blanche ou de la fission nucléaire. Loin de moi la pensée de vouloir me placer sur le plan métaphysique, restons dans le concert, contentons-nous de mettre les choses dans l’ordre. Il y a belle lurette que l’auto, par exemple, n’est plus un moyen de transport ; c’est une machine qui aime se balader et se sert d’un homme à cette fin. Il faut être démuni du plus petit sens de l’observation pour croire encore que l’homme se sert de l’automobile. Regardez bien, observez et observez-vous, vous allez être stupéfait de constater que c’est l’automobile qui se sert de l’homme pour se balader, qui se sert de vous. Votre instinct s’en est déjà alarmé, d’ailleurs ; vous le savez dans votre inconscient (comme on dit), c’est seulement une sorte d’orgueil primaire, hérité des grandes époques laïques de la fin du xixe siècle qui vous empêche d’en convenir. Néanmoins, parfois, cela vous échappe. Il est courant quand on se déplace (difficilement) en auto dans une grande ville de dire, irrité par les encombrements, « Ces villes n’ont pas été faites pour l’auto. » C’est un fait, et de très belles : Rome, Paris, etc., ont été faites pour des hommes. Pour vous, quand vous étiez encore des hommes, et maintenant que vous n’en êtes plus, vous rêvez de les éventrer, d’en détruire les monuments, la beauté, pour qu’enfin elles soient faites a pour l’auto .». La beauté qui rendait ces villes dignes de l’homme, vous ne la voyez plus, vous voyez une beauté différente, « digne de l’auto ». Tout le réseau routier de la France et de l’étranger, du monde, est en train de se modifier pour qu’il soit, non plus adapté à l’homme, mais adapté à l’auto. Le rêve de l’homme qui avait été jusqu’ici la petite route ombragée de beaux arbres, serpentant à travers les prés, est devenue organisée par le rêve de l’automobile : l’autoroute, sans arbres, sans ombres, sans croisements, sans villages, avec le plus de pistes possibles montantes et descendantes, toutes droites. Le paysage ne compte plus. Si vous vous serviez de l’automobile, il continuerait à compter ; comme c’est l’automobile qui se sert de vous, et qu’elle se fout du paysage, vous vous en foutez. Plus rien à voir, il n’y a plus qu’à conduire ; c’est ce que l’auto voulait. Vous la dérangiez dans son plaisir à elle quand vous preniez plaisir (ça date de longtemps) à vous arrêter pour cueillir des narcisses, des violettes, du thym, des cerises, ou devant un beau point de vue, une chapelle romane, ou à flâner sous des ombrages, notamment sous les acacias fleuris du mois de mai qui ont un parfum si enivrant. Elle s’est arrangée pour que vous ne la dérangiez plus. C’est elle qui commande, vous n’êtes plus que son employé, son larbin, et par un procédé que réprouveraient tous les syndicats de gens de maison, elle vous a obligé à aimer ce qu’elle aime. »
Jean Giono, La machine in Les terrasses de l’île d’Elbe, Gallimard (1976)

mercredi 22 juin 2011

NO PODRAN PARARNOS (INSTITUTO DEL TIEMPO)

El próximo 3 de julio saldremos a la calle nuevamente. Será en Madrid, en una convocatoria horizontal y abierta que persigue que todas las personas que lo deseen, con la combativa suma de todos los grupos, colectivos, asambleas de barrio y plataformas de trabajadores, tomen la calle y le digan a las instituciones y poderes públicos que no podrán pararnos. Porque lo queremos todo, y mucho más.

Solidaridad con los detenidos/as el 15M.
Ni un desahucio o despido más.
Fuera la Reforma laboral.

Durante el recorrido se realizarán diferentes Juicios Simbólicos a las instituciones políticas y económicas.



El sábado 25 de junio, durante todo el día, LLAMAMIENTO A ORGANIZAR PIQUETES INFORMATIVOS en todas las salidas de metro de Madrid. Organízate en la tuya.

Para descargar la información y cartel de la convocatoria:

Búscanos también en facebook y twitter




NO PODRÁN PARARNOS
LO QUEREMOS TODO Y MUCHO MÁS

Manifestación 3 de julio, 19 horas, Cibeles-Sol



Un jefe de policía sonríe a la cámara mientras muestra divertido la careta de lo que denomina “un grupo de peligrosos piratas informáticos que por fin ha sido detenido; un periodista se burla de “los indignados”: “No saben lo que quieren y muy pronto ya nadie hablará de ellos”, asegura; los sindicatos lanzan amenazas que saben bien que no cumplirán acerca de “romper la paz social”; un alcalde abandona a toda prisa un Ayuntamiento. A través de los cristales tintados de su coche oficial puede ver a cientos de personas que le gritan e increpan; un secretario judicial acaba su desayuno y se levanta, dispuesto a ejecutar un nuevo desahucio.
Jefes de policía, medios de comunicación y tertulian@s, cúpulas sindicales, polític@s, banquer@s y jueces, ¿sabéis que sucede? Que os hemos perdido el respeto.
El 15M expresó masivamente un malestar que se fraguó en universidades y centros de trabajo, en pasillos de supermercados abarrotados de productos cada vez más inasequibles, en las colas del paro, en vagones de metro atestados de gente como tú y como yo, gente cabreada y cansada de que siempre seamos l@s mism@s quienes paguemos sus crisis. Surgió porque todo tiene un límite y porque cualquier persona decente se indignaría al ver las redadas contra inmigrantes, las persecuciones en plena calle contra grupos de manteros, los despidos y desahucios.
El Poder esta aterrorizado. Comienza a sentir que su tiempo ha pasado. No comprende que aquello que deseamos (todo eso que expresamos por medio de cánticos que son rugidos y en asambleas que son solidaridades inauditas en este país hasta ahora obediente) es incompatible con todas sus miserias y violencias.
El Poder siente pánico. Está desesperado y su desesperación le conduce a pretender detenernos con sus policías y guardianes.
El campamento de Sol ya no existe, pero su vacío es tan sólo algo táctico: nos fuimos de una plaza para repartirnos por todas las plazas. Y ahora estamos en cualquier lugar.
Nuestra fuerza está en la resistencia de la gente, en los vecin@s de esta ciudad que en la farsa que fue la bochornosa investidura del Alcalde de Madrid, no dudaron en colocar sus cuerpos frente a los coches oficiales. Y los ojos, los ojos del forzudo antidisturbios que desesperado comprobaba que cuando levantaba a un@ de l@s nuestr@s, otr@ rápidamente ocupaba su lugar.
No lo olvidaremos.
En Madrid, Barcelona o valencia habéis hecho de la mentira vuestra bandera. Sois la “versión oficial”, pero nosotr@s tenemos la verdad. Golpeasteis a gente pacífica. Qué vergüenza. Esto es lo que habéis sembrado (polític@s que deben llegar al Parlamento a bordo de helicópteros, como bandidos) y toda vuestra obscenidad y arrogancia no os saldrá gratis. Este año ya es nuestro. Sabed que la llegada del verano os traerá frío y soledad y que, cuando llegue el invierno, las calles estarán bien calientes.
No nos representáis, vosotr@s, la clase política sin excepciones. Aprendimos en las calles, cuando por fin la rabia salió de nuestras casas, que éramos multitud. Esto es la política. Esta es la comunidad. Esta es nuestra gente: el poder (un poder real y no vuestros simulacros de democracia) en manos de la gente a través de decenas de asambleas, autogestión, horizontalidad, apoyo mutuo, solidaridad, jóvenes aprendiendo de sus mayores, mayores sintiéndose jóvenes, pero tod@s compartiendo anhelos, enseñanzas y contraseñas.
Hoy sabemos que tenemos que seguir aprendiendo.
Hoy sabemos que no podrán pararnos.
No olvidemos que Sol y su campamento surgieron mientras nuestr@s compañer@s, después de sufrir malos tratos y violencia, pasaban la noche en ese oscuro y tétrico lugar que es la sede de la Brigada de Información de Moratalaz. Entonces, alguien colocó una tienda de campaña, y luego aparecieron decenas más. Nuestr@s compañer@s siguen imputad@s por unos delitos que no reconocemos.

Ahora, nosotros (la voz del pueblo), haremos de jueces…
¿Qué os parece si os juzgamos?
Durante el recorrido haremos varias paradas frente a algunas de las instituciones más indecentes de este país. Una vez allí, las juzgaremos.
Banco de España: sede de la Mafia. Culpable por ser un incomparable ejemplo de un sistema avaro e injusto.
Consejería de Educación: fábrica de seres obedientes y preparados para ser l@s parad@s del mañana. Culpable por fomentar la estupidez y la ignorancia.
BBVA: Parques inmobiliarios a costa de especular y arrebatar los hogares de la gente de los barrios, expulsando a sus habitantes y destruyendo sus sueños. Culpable por usura.
Dirección General de Seguridad-Presidencia de la Comunidad: la antigua mazmorra por la que pasaron nuestros padres, madres y abuel@s. Todo aquello que un día albergó la extinta DGS (injusticia, violencia y arbitrariedad) ha subido por fin a su superficie, llegando incluso hasta las elegantes moquetas de la actual Presidencia de la Comunidad. Culpable por sostener la violencia organizada.
El 15M tomamos la calle, luego las plazas. Mañana haremos lo mismo con centros de trabajo y universidades.
Porque no podrán pararnos.
Porque lo queremos todo y lo queremos ahora.


Archivo y sobreseimiento de lxs detenidxs el 15M.
Ni un desahucio o despido más.
Fuera la Reforma Laboral.

*Piquetes informativos el sábado 25 de junio. Durante todo el día, se organizarán piquetes a la salida de todos los metros de Madrid. Organízate en el tuyo.

 

#nopodranpararnos#
nopodranpararnos.wordpress.com

dimanche 29 mai 2011

LOS ANARKISTAS Y EL 15M

Este texto está escrito en Madrid, por lo que muchas de las descripciones y reflexiones pueden no ajustarse a la realidad de otras localidades, especialmente dada la heterogeneidad del movimiento 15M. Aun así, pensamos que puede resultar útil como punto de partida para la reflexión a todos los compañerxs que se están implicando en las asambleas, independientemente del sitio. El texto ha sido redactado y corregido precipitadamente para que estuviese disponible antes de la convocatoria de asambleas de barrios y pueblos del 28 de mayo. Tenedlo en cuenta a la hora de leerlo y disculpad las meteduras de pata que pueda tener.

0. Unas palabras para empezar…
Dejemos las cosas claras. Lxs que firmamos este texto somos anarquistas, comunistas antiautoritarios, anticapitalistas o la etiqueta que más os guste. Es decir, estamos por la abolición del trabajo asalariado y el capital, la destrucción del estado y su sustitución por nuevas formas horizontales y fraternales de vivir en común. Creemos que los medios para conseguirlo deben ser lo más coherentes posible con los fines que buscan y, por tanto, estamos contra la participación en instituciones, contra los partidos políticos (parlamentarios o no) y las organizaciones jerárquicas, y apostamos por una política basada en el asamblearismo, la solidaridad, el apoyo mutuo, la acción directa, etc. Porque estamos convencidos que estos medios son los más eficaces para llevarnos a la revolución. Si decimos esto es para eliminar cualquier suspicacia y marcar las líneas sobre las que queremos que se mueva esta contribución. Ahora bien, el que estemos por una revolución social que destruya el capitalismo, el estado y que suponga la abolición de las clases sociales (y de tantas otras cosas), no significa que pensemos que esto puede ocurrir a corto plazo, de la noche a la mañana. Lo que hemos planteado aquí son fines, es decir, situaciones a las que, con suerte, llegaremos tras un largo recorrido y un desarrollo considerable del movimiento revolucionario. Pensar lo contrario no es que sea utópico, es un ejercicio de delirio y ensoñación inmediatista. Un planteamiento revolucionario debe plasmarse en una estrategia a corto plazo, en una serie de propuestas para intervenir en la realidad que nos acerquen a situaciones en las que estén en juego cuestiones como la abolición del trabajo asalariado, la instauración del comunismo libertario, la revolución social... cuestiones que hoy en día, obviamente, no están, ni de lejos, sobre la mesa. Esta intervención no puede limitarse a repetir machaconamente la rabiosa necesidad de revolución y de abolir el estado y el capital. Ser anarquista no significa ser un chapas que persigue a los demás repitiendo una y otra vez lo malo que es el estado y lo buena que es la anarquía. Y sin embargo, a raíz del movimiento 15-M, en los últimos días hemos leído por internet textos y comentarios cercanos al delirio inmediatista y, lo que es peor, hemos oído de compañerxs y amigxs posiciones que resbalan hacia el abismo del anarco-chapismo, que, con toda su buena intención, se atrapan en el maximalismo de las consignas grandiosas, de las propuestas a largo plazo, etc. Sabemos bien de lo que hablamos, todxs nosotrxs hemos estado en dichas situaciones y, lo que es peor, hemos contribuido en muchas ocasiones a su extensión. Dejemos claro también que este texto tiene tanto de crítica como de autocrítica, y que nos sirve, ante todo, para tratar de no caer nosotrxs mismxs también en dichas trampas. Para ir acabando, hay que tener en cuenta que este texto ha sido escrito deprisa y corriendo, al ritmo que marcan los acontecimientos, con el objetivo de que saliese antes del día 28, cuando se han convocado las Asambleas Populares en diferentes barrios y pueblos de Madrid, así que no os extrañe que en algunos puntos se note la precipitación y la urgencia. No damos para más.
En resumen, este texto pretende ser una reflexión y una propuesta para romper con el impasse en el que hemos estado anclados mucho tiempo, para deshacernos de lastres que muchxs arrastramos y nos inmovilizan. Es, en el fondo, una reflexión para intentar aclararnos en qué manera podemos aportar y participar en lo que ocurre a nuestro alrededor.

lundi 25 avril 2011

Thèses sur les gardiens de la marchandise (les chiens du spectacle)


1.
Parce que, par lui-même, tout produit du travail reste un objet sensible ordinaire, doté seulement d’une valeur d’usage, il faut toujours, à côté des
marchandises, et pour qu’elles apparaissent véritablement comme telles, des GARDIENS DE LA MARCHANDISE. Un marché d’échange existe si et seulement si les
possesseurs de marchandises [Warenbesitzern] se posent aussi comme leurs gardiens [Warenhüter].
 
 2.
Assurer la sécurité des marchandises, c’est-à-dire veiller à ce qu’elles fonctionnent effectivement comme des marchandises, à ce qu’elles soient
reconnues par nous non plus seulement comme des valeurs d’usage, mais aussi et d’abord comme des valeurs d’échange ; à ce qu’elles acquièrent par là
même une forme sociale qui n’a plus rien à voir avec leur forme naturelle, voilà quelle est la mission des gardiens de la marchandise. Les gardiens de la
marchandise ne sont pas tant les gardiens des marchandises, que les gardiens de leur statut ; les gardiens de la forme-marchandise elle-même.
 
3.
Dans Le Capital, le possesseur de la marchandise doit se poser comme son gardien pour pallier une double impuissance de la marchandise :
impuissance à se rendre sur le marché d’échange par elle-même, et impuissance à exprimer son prix par elle-même ; double impuissance qui est au fond
une unique impuissance de la marchandise à seulement être elle-même. La marchandise, en tant que valeur d’échange, est fondamentalement
hétéronome ; elle n’existe qu’à la faveur d’un élément extérieur qui la produit comme telle.
 
4.
L’hétéronomie de la marchandise, voilà la malédiction que le capitalisme s’emploie jour et nuit à conjurer. Car si la marchandise a besoin d’être gardée,
c’est bien que son statut ne va pas de soi, qu’il n’est pas spontanément et universellement admis, qu’il est peut-être même contre-nature ; qu’il tient en
tout cas à peu de choses. Si le spectacle est une guerre de l’opium permanente pour faire accepter l’identification des biens aux marchandises, les
gardiens de la marchandise sont eux-mêmes les fantassins de cette guerre de l’opium.
 
5.
Contre quoi la marchandise doit-elle être défendue à tout prix ? Il faut défendre la marchandise contre sa valeur d’usage, qui se donne hélas ! tout
entière dans l’apparition phénoménale des produits du travail. Une pâtisserie se donne à nous comme devant être mangée, un livre se donne à nous
comme devant être lu, un bâtiment vide se donne à nous comme devant être occupé. Tout objet, par lui-même, par ses propriétés physiques immédiates
— par sa forme, sa couleur, son odeur — dit seulement aux individus qui s’en approchent : « utilise-moi ». Tout produit du travail est, du fait même de sa
sensualité constitutive, un irrésistible objet de tentation.
 
6.
Pour Karl Marx, « on aura beau tourner et retourner une marchandise singulière dans tous les sens qu’on voudra, elle demeurera insaisissable en tant
que chose-valeur ». Car la valeur d’échange, à proprement parler, n’existe pas. Il sera donc nécessaire de poster un gardien devant chaque marchandise
pour que chacun d’entre nous opère la réduction phénoménologique, l’épochè propre à l’économie capitaliste. Le gardien de la marchandise assure ainsi
que tout produit du travail passe bien du monde sensible de l’usage au monde suprasensible de la valeur. Et si Marx invite à deux reprises les lecteurs du
Capital à « faire abstraction » par eux-mêmes, il faut pour les masses laborieuses, peu enclines sans doute à ce genre d’exercice, ces agents
d’abstraction que sont les gardiens de la marchandise et en présence desquels la forme naturelle des produits du travail s’évanouit. Ce qui, pour
l’économiste, relève de l’« abstraction » consentie, prendra alors, pour les masses, la forme du « quiproquo » ; quiproquo que la fonction du gardien de
la marchandise est précisément d’entretenir — ce qui, bien entendu, n’est jamais gagné d’avance. Un quiproquo : autant dire une belle mascarade.
 
7.
Si Karl Marx s’est intéressé à la constitution de la forme-marchandise, il a omis d’interroger les conditions de possibilité matérielles de cette
constitution. Certes une marchandise existe bien dès lors qu’une séparation est introduite entre une valeur d’usage et une valeur d’échange. Encore fautil
que cette séparation, somme toute théorique, soit rendue effective. De là cette nouvelle énigme de la marchandise, éludée dans Le Capital : comment
se fait-il, du fait de son statut si fragile, si évanescent, si fatalement absurde, comment se fait-il que chaque marchandise parvienne à se maintenir aussi
facilement comme marchandise ? Dit autrement, et pour paraphraser Gilles Deleuze et Félix Guattari, comment se fait-il que les démunis, les affamés,
les travailleurs pauvres, les exclus, comment se fait-il que ces individus ne volent pas toujours ?
 
8.
Les gardiens de la marchandise matérialisent précisément un élément de menace, voire de terreur, visant non pas tant à éloigner les individus (comme
l’exigerait la forme-propriété elle-même) que, les enjoignant au contraire de s’approcher, exacerbant même la tentation suscitée par la marchandise, de
différer pourtant la jouissance de l’usage. Les gardiens de la marchandise font apparaître l’existence de conditions d’accès à la valeur d’usage —
conditions foncièrement contingentes que leur rôle est précisément d’élever à la nécessité. Il faudra d’abord passer à la caisse. Le rapport au monde
induit par les gardiens de la marchandise veut que, étant mort de faim, la première question que je vais me poser, dans un lieu d’abondance, ne sera pas
de savoir qu’est-ce que je vais manger, mais bien est-ce que je vais manger ?
 
9.
Les gardiens de la marchandise permettent de résoudre profitablement le dilemme de la marchandise, qui doit être à la fois un objet d’attraction — il
faut bien qu’on l’achète — et un objet d’intimidation — il ne faut en aucun cas qu’on la vole. Puissance de la vitrine.
 
10.
Si les gardiens de la marchandise sont bien la condition de possibilité du fonctionnement de la forme-marchandise, il faut opérer alors l’inversion
suivante : ce ne sont pas tant les gardiens de la marchandise que l’on rencontre dans les lieux où se trouve de la marchandise, que la marchandise que
l’on rencontre dans les lieux où se trouvent des gardiens de la marchandise. La marchandise n’est pas tant en effet une chose, un objet extérieur, qu’un
certain rapport aux choses induit par la présence de ses gardiens. La forme-marchandise est une fonction f(x) qui associe à n’importe quel objet, mot,
idée, sentiment, individu, etc. (x) la présence d’un gardien de la marchandise f. Suivre la prolifération des gardiens de la marchandise sur le territoire
métropolitain devrait permettre de suivre du même coup la prolifération de la forme-marchandise jusque dans ses manifestations les plus occultes.
 
11.
Mais en constituant toute marchandise comme telle, les gardiens de la marchandise la constituent aussi comme voulant échapper à son statut de
marchandise. Ce sont les mêmes parpaings qui, en voulant protéger la valeur d’échange d’un bâtiment vide, le dévoilent aussi comme valeur d’usage,
c’est-à-dire ici comme lieu possible d’occupation immédiate. Les gardiens de la marchandise souffrent d’une insuffisance fonctionnelle constitutive. Les
effets dissuasifs de tout gardien de la marchandise étant amenés, tôt ou tard, et par principe, à être outrepassés, il sera nécessaire que d’autres gardiens
de la marchandise viennent constamment lui prêter main forte, et ainsi de suite, à l’infini. Les gardiens de la marchandise sont ces bedeaux qui essaient
de tirer les oreilles des enfants qui rient pendant la messe. Qu’on leur souhaite bien du courage.

Institut de démobilisation
http://i2d.blog-libre.net
i2d@no-log.org

vendredi 4 mars 2011

Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu

Une fable a dominé les dernières décennies, leurrant pour une grande part pensées politiques et philosophies. Contée après 1968, elle voulait faire croire que nous étions entrés dans l’âge du « temps libre », de la « permissivité » et de la « flexibilité » des structures sociales, bref, dans la société des loisirs et de l’individualisme. Théorisé sous le nom de société postindustrielle, ce conte influença et fragilisa notablement la philosophie « postmoderne ». Il inspira les sociaux-démocrates, prétendant que nous étions passés de l’époque des masses laborieuses et consommatrices de l’âge industriel au temps des classes moyennes ; le prolétariat serait en voie de disparition.
Non seulement, chiffres en main, ce dernier demeure très important, mais, les employés s’étant largement prolétarisés (asservis à un dispositif machinique qui les prive d’initiatives et de savoirs professionnels), il a crû. Quant aux classes moyennes, elles sont paupérisées. Parler de développement des loisirs – au sens d’un temps libre de toute contrainte, d’une « disponibilité absolue », dit le dictionnaire – n’a rien d’évident, car ils n’ont pas du tout pour fonction de libérer le temps individuel, mais bien de le contrôler pour l’hypermassifier : ce sont les instruments d’une nouvelle servitude volontaire. Produits et organisés par les industries culturelles et de programmes, ils forment ce que Gilles Deleuze a appelé les sociétés de contrôle. Celles-ci développent ce capitalisme culturel et de services qui fabrique de toutes pièces des modes de vie, transforme la vie quotidienne dans le sens de ses intérêts immédiats, standardise les existences par le biais de « concepts marketing ». Ainsi celui de lifetime value, qui désigne la valeur économiquement calculable du temps de vie d’un individu, dont la valeur intrinsèque est désingularisée et désindividuée.
Le marketing, comme le vit Gilles Deleuze, est bien devenu l’« instrument du contrôle social ». La société prétendument « postindustrielle » est au contraire devenue hyperindustrielle. Loin de se caractériser par la domination de l’individualisme, l’époque apparaît comme celle du devenir grégaire des comportements et de la perte d’individuation généralisée.
Le concept de perte d’individuation introduit par Gilbert Simondon exprimait ce qui advint au XIXe siècle à l’ouvrier soumis au service de la machine-outil : il perdit son savoir-faire et par là même son individualité, se trouvant ainsi réduit à la condition de prolétaire. Désormais, c’est le consommateur qui est standardisé dans ses comportements par le formatage et la fabrication artificielle de ses désirs. Il y perd ses savoir-vivre, c’est-à-dire ses possibilités d’exister. Les remplacent les normes substituées par les marques aux modes que Mallarmé considérait dans La Dernière Mode. « Rationnellement » promues par le marketing, celles-ci ressemblent aux « bibles » qui régissent le fonctionnement des commerces de restauration rapide franchisés, et auxquelles les concessionnaires doivent se conformer à la lettre, sous peine de rupture de contrat, voire de procès.
Cette privation d’individuation, donc d’existence, est dangereuse à l’extrême : Richard Durn, l’assassin de huit des membres du conseil municipal de Nanterre, confiait à son journal intime qu’il avait besoin de « faire du mal pour, au moins une fois dans [sa] vie, avoir le sentiment d’exister ».
Freud écrivait en 1930 que, bien que doté par les technologies industrielles des attributs du divin, et « pour autant qu’il ressemble à un dieu, l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux ». C’est exactement ce que la société hyperindustrielle fait des êtres humains : les privant d’individualité, elle engendre des troupeaux d’êtres en mal d’être ; et en mal de devenir, c’est-à-dire en défaut d’avenir. Ces troupeaux inhumains auront de plus en plus tendance à devenir furieux – Freud, dans Psychologie des foules et analyse du moi, esquissait dès 1920 l’analyse de ces foules tentées de revenir à l’état de horde, habitées par la pulsion de mort découverte dans Au-delà du principe de plaisir, et que Malaise dans la civilisation revisite dix ans plus tard, tandis que totalitarisme, nazisme et antisémitisme se répandent à travers l’Europe.
Bien qu’il parle de la photographie, du gramophone et du téléphone, Freud n’évoque ni la radio ni – et c’est plus étrange – ce cinéma utilisé par Mussolini et Staline, puis par Hitler, et dont un sénateur américain disait aussi, dès 1912, « trade follows films » (le marché suit les films). Il ne semble pas non plus imaginer la télévision, dont les nazis expérimentent une émission publique dès avril 1935. Au même moment, Walter Benjamin analyse ce qu’il nomme le « narcissisme de masse » : la prise de contrôle de ces médias par les pouvoirs totalitaires. Mais il ne semble pas mesurer plus que Freud la dimension fonctionnelle – dans tous les pays, y compris démocratiques – des industries culturelles naissantes.

Misère psychologique de masse

En revanche, Edward Bernays, double neveu de Freud, les théorise. Il exploite les immenses possibilités de contrôle de ce que son oncle appelait l’« économie libidinale ». Et de développer les relations publiques, techniques de persuasion inspirées des théories de l’inconscient qu’il mettra au service du fabricant de cigarettes Philip Morris vers 1930 – au moment où Freud sent monter en Europe la pulsion de mort contre la civilisation. Mais ce dernier ne s’intéresse pas à ce qui se passe alors en Amérique. Sauf à travers une très étrange remarque. Il se dit d’abord obligé d’« envisager aussi le danger suscité par un état particulier qu’on peut appeler “la misère psychologique de masse”, et qui est créé principalement par l’identification des membres d’une société les uns aux autres, alors que certaines personnalités à tempérament de chef ne parviennent pas (…) à jouer ce rôle important qui doit leur revenir dans la formation d’une masse ». Puis il affirme que « l’état actuel de l’Amérique fournirait une bonne occasion d’étudier ce redoutable préjudice porté à la civilisation. Je résiste à la tentation de me lancer dans la critique de la civilisation américaine, ne tenant pas à donner l’impression de vouloir moi-même user de méthodes américaines ».
Il faudra attendre la dénonciation par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer du « mode de vie américain » pour que la fonction des industries culturelles soit véritablement analysée, au-delà de la critique des médias apparue dès les années 1910 avec Karl Kraus.
Même si leur analyse reste insuffisante ( ils reprennent à leur compte la pensée kantienne du schématisme sans voir que les industries culturelles requièrent justement la critique du kantisme), ils comprennent que les industries culturelles forment un système avec les industries tout court, dont la fonction consiste à fabriquer les comportements de consommation en massifiant les modes de vie. Il s’agit d’assurer ainsi l’écoulement des produits sans cesse nouveaux engendrés par l’activité économique, et dont les consommateurs n’éprouvent pas spontanément le besoin. Ce qui entraîne un danger endémique de surproduction et donc de crise économique, qu’il n’est possible de combattre – sauf à remettre en cause l’ensemble du système – que par le développement de ce qui constitue, aux yeux d’Adorno et de Horkheimer, la barbarie même.
Après la seconde guerre mondiale, le relais de la théorie des relations publiques fut pris par la « recherche sur les mobiles », destinée à absorber l’excédent de production au moment du retour de la paix – évalué à 40 %. En 1955, une agence de publicité écrit : ce qui fait la grandeur de l’Amérique du Nord, « c’est la création de besoins et de désirs, la création du dégoût pour tout ce qui est vieux et démodé » – la promotion de goûts suppose ainsi celle du dégoût, qui finit par affecter le goût lui-même. Le tout fait appel au « subconscient », notamment pour surmonter les difficultés rencontrées par les industriels à pousser les Américains à acheter ce que leurs usines pouvaient produire.
Dès le XIXe siècle, en France, des organes facilitaient l’adoption des produits industriels qui venaient bouleverser les modes de vie et luttaient contre les résistances suscitées par ces bouleversements : ainsi la création de la « réclame » par Emile de Girardin et celle de l’information par Louis Havas. Mais il faudra attendre l’apparition des industries culturelles (cinéma et disque) et surtout de programmes (radio et télévision) pour que se développent les objets temporels industriels. Ceux-ci permettront un contrôle intime des comportements individuels, transformés en comportements de masse – alors que le spectateur, isolé devant son appareil, à la différence du cinéma, conserve l’illusion d’un loisir solitaire.
C’est aussi le cas de l’activité dite « de temps libre » qui, dans la sphère hyperindustrielle, étend à toutes les activités humaines le comportement compulsif et mimétique du consommateur : tout doit devenir consommable – éducation, culture et santé, aussi bien que lessives et chewing-gums. Mais l’illusion qu’il faut donner pour y parvenir ne peut que provoquer frustrations, discrédits et instincts de destruction. Seul devant mon téléviseur, je peux toujours me dire que je me comporte individuellement ; mais la réalité est que je fais comme les centaines de milliers de téléspectateurs qui regardent le même programme.
Les activités industrielles étant devenues planétaires, elles entendent réaliser de gigantesques économies d’échelle, et donc, par des technologies appropriées, contrôler et homogénéiser les comportements : les industries de programmes s’en chargent à travers les objets temporels qu’elles achètent et diffusent afin de capter le temps des consciences qui forment leurs audiences et qu’elles vendent aux annonceurs.
Un objet temporel – mélodie, film ou émission de radio – est constitué par le temps de son écoulement, ce qu’Edmund Husserl nomme un flux. C’est un objet qui passe. Il est constitué par le fait que, comme les consciences qu’il unit, il disparaît à mesure qu’il apparaît. Avec la naissance de la radio civile (1920), puis les premiers programmes de télévision (1947), les industries de programmes produisent des objets temporels qui coïncident dans le temps de leur écoulement avec l’écoulement du temps des consciences dont ils sont les objets. Cette coïncidence permet à la conscience d’adopter le temps de ces objets temporels. Les industries culturelles contemporaines peuvent ainsi faire adopter aux masses de spectateurs le temps de la consommation du dentifrice, du soda, des chaussures, des autos, etc. C’est presque exclusivement ainsi que l’industrie culturelle se finance.
Or une « conscience » est essentiellement une conscience de soi  : une singularité. Je ne peux dire je que parce que je me donne mon propre temps. Enormes dispositifs de synchronisation, les industries culturelles, en particulier la télévision, sont des machines à liquider ce soi dont Michel Foucault étudiait les techniques à la fin de sa vie. Lorsque des dizaines, voire des centaines de millions de téléspectateurs regardent simultanément le même programme en direct, ces consciences du monde entier intériorisent les mêmes objets temporels. Et si, tous les jours, elles répètent, à la même heure et très régulièrement, le même comportement de consommation audiovisuelle parce que tout les y pousse, ces « consciences » finissent par devenir celle de la même personne – c’est-à-dire personne. L’inconscience du troupeau libère un fonds pulsionnel que ne lie plus un désir – car celui-ci suppose une singularité.
Au cours des années 1940, l’industrie américaine met en œuvre des techniques de marketing qui ne cesseront de s’intensifier, productrices d’une misère symbolique, mais aussi libidinale et affective. Cette dernière conduit à la perte de ce que j’ai appelé le narcissisme primordial.
La fable postindustrielle ne comprend pas que la puissance du capitalisme contemporain repose sur le contrôle simultané de la production et de la consommation réglant les activités des masses. Elle repose sur l’idée fausse que l’individu est ce qui s’oppose au groupe. Simondon a parfaitement montré, au contraire, qu’un individu est un processus, qui ne cesse de devenir ce qu’il est. Il ne s’individue psychiquement que collectivement. Ce qui rend possible cette individuation intrinsèquement collective, c’est que l’individuation des uns et des autres résulte de l’appropriation par chaque singularité de ce que Simondon appelle un fonds préindividuel commun à toutes ces singularités.
Héritage issu de l’expérience accumulée des générations, ce fonds préindividuel ne vit que dans la mesure où il est approprié singulièrement et ainsi transformé par la participation des individus psychiques qui partagent ce fonds commun. Mais ce n’est un partage que s’il est à chaque fois individué, et il ne l’est que dans la mesure où il est singularisé. Le groupe social se constitue comme composition d’une synchronie, dans la mesure où il se reconnaît dans un héritage commun, et d’une diachronie, dans la mesure où il rend possible et légitime l’appropriation singulière du fonds préindividuel par chaque membre du groupe.
Les industries de programmes tendent au contraire à opposer synchronie et diachronie, en vue de produire une hypersynchronisation qui rend tendanciellement impossible l’appropriation singulière du fonds préindividuel constitué par les programmes. La grille de ceux-ci se substitue à ce qu’André Leroi-Gourhan nomme les programmes socio-ethniques : elle est conçue pour que mon passé vécu tende à devenir le même que celui de mes voisins, et que nos comportements se grégarisent.
Un je est une conscience consistant en un flux temporel de ce que Husserl appelle des rétentions primaires, c’est-à-dire ce que la conscience retient dans le maintenant du flux en quoi elle consiste. Ainsi la note qui résonne dans une note se présente à ma conscience comme le point de passage d’une mélodie : la note précédente y reste présente, maintenue dans et par le maintenant ; elle constitue la note qui la suit en formant avec elle un rapport, l’intervalle. Comme phénomènes que je reçois et que je produis (une mélodie que je joue ou entends, une phrase que je prononce ou entends, des gestes ou des actions que j’accomplis ou que je subis, etc.), ma vie consciente consiste essentiellement en de telles rétentions.
Or ces dernières sont des sélections : je ne retiens pas tout ce qui peut être retenu. Dans le flux de ce qui apparaît, la conscience opère des sélections qui sont les rétentions en propre : si j’écoute deux fois de suite la même mélodie, ma conscience de l’objet change. Et ces sélections se font à travers les filtres en quoi consistent les rétentions secondaires, c’est-à-dire les souvenirs de rétentions primaires antérieures, que conserve la mémoire et qui constituent l’expérience.

Ruine du narcissisme

La vie de la conscience consiste en de tels agencements de rétentions primaires, filtrées par des rétentions secondaires, tandis que les rapports des rétentions primaires et secondaires sont surdéterminés par les rétentions tertiaires : les objets supports de mémoire et les mnémotechniques, qui permettent d’enregistrer des traces – notamment ces photogrammes, phonogrammes, cinématogrammes, vidéogrammes et technologies numériques formant l’infrastructure technologique des sociétés de contrôle à l’époque hyperindustrielle.
Les rétentions tertiaires sont ce qui, tel l’alphabet, soutient l’accès aux fonds préindividuels de toute individuation psychique et collective. Il en existe dans toutes les sociétés humaines. Elles conditionnent l’individuation, comme partage symbolique, que rend possible l’extériorisation de l’expérience individuelle dans des traces. Lorsqu’elles deviennent industrielles, les rétentions tertiaires constituent des technologies de contrôle qui altèrent fondamentalement l’échange symbolique : reposant sur l’opposition des producteurs et des consommateurs, elles permettent l’hypersynchronisation des temps des consciences.
Celles-ci sont donc de plus en plus tramées par les mêmes rétentions secondaires et tendent à sélectionner les mêmes rétentions primaires, et à toutes se ressembler : elles constatent dès lors qu’elles n’ont plus grand-chose à se dire et se rencontrent de moins en moins. Les voilà renvoyées vers leur solitude, devant ces écrans où elles peuvent de moins en moins consacrer leur temps au loisir – un temps libre de toute contrainte.
Cette misère symbolique conduit à la ruine du narcissisme et à la débandade économique et politique. Avant d’être une pathologie, le narcissisme conditionne la psyché, le désir et la singularité. Or, si, avec le marketing, il ne s’agit plus seulement de garantir la reproduction du producteur, mais de contrôler la fabrication, la reproduction, la diversification et la segmentation des besoins du consommateur, ce sont les énergies existentielles qui assurent le fonctionnement du système, comme fruits du désir des producteurs, d’un côté, et des consommateurs, de l’autre : le travail, comme la consommation, représente de la libido captée et canalisée. Le travail en général est sublimation et principe de réalité. Mais le travail industriellement divisé apporte de moins en moins de satisfaction sublimatoire et narcissique, et le consommateur dont la libido est captée trouve de moins en moins de plaisir à consommer : il débande, transi par la compulsion de répétition.
Dans les sociétés de modulation que sont les sociétés de contrôle, il s’agit de conditionner, par les technologies audiovisuelles et numériques de l’aisthesis, les temps de conscience et l’inconscient des corps et des âmes. A l’époque hyperindustrielle, l’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe. Tous ne sont pas également exposés au contrôle. Nous vivons en cela une fracture esthétique, comme si le nous se divisait en deux. Mais nous tous, et nos enfants plus encore, sommes voués à ce sombre destin – si rien n’est fait pour le surmonter.
Le XXe siècle a optimisé les conditions et l’articulation de la production et de la consommation, avec les technologies du calcul et de l’information pour le contrôle de la production et de l’investissement, et avec les technologies de la communication pour le contrôle de la consommation et des comportements sociaux, y compris politiques. A présent, ces deux sphères s’intègrent. Le grand leurre n’est plus, cette fois, la « société de loisir », mais la « personnalisation » des besoins individuels. Félix Guattari parlait de production de « dividuels », c’est-à-dire de particularisation des singularités par leur soumission aux technologies cognitives.
Ces dernières permettent – à travers l’identification des utilisateurs (users profiling) et autres méthodes de contrôle nouvelles – un usage subtil du conditionnement en appelant à Pavlov autant qu’à Freud. Ainsi les services qui incitent les lecteurs d’un livre à lire d’autres livres lus par d’autres lecteurs de ce même livre. Ou encore les moteurs de recherche qui valorisent les références les plus consultées, renforçant du coup leur consultation et constituant un Audimat extrêmement raffiné.
Désormais, les mêmes machines numériques pilotent, par les mêmes normes et standards, les processus de production des machines programmables des ateliers flexibles télécommandés par le contrôle à distance (remote control), la robotique industrielle étant devenue essentiellement une mnémotechnologie de production. Mises au service du marketing, elles organisent aussi la consommation. Contrairement à ce que croyait Benjamin, il ne s’agit pas du déploiement d’un narcissisme de masse, mais à l’inverse de la destruction massive du narcissisme individuel et collectif par la constitution des hypermasses. C’est à proprement parler la liquidation de l’exception, c’est-à-dire la grégarisation généralisée induite par l’élimination du narcissisme primordial.
A des imaginaires collectifs et à des histoires individuelles noués au sein de processus d’individuation psychique et collective, les objets temporels industriels substituent des standards de masse, qui tendent à réduire la singularité des pratiques individuelles et leurs caractères d’exceptions. Or l’exception est la règle, mais une règle qui n’est jamais formulable : elle ne se vit qu’en l’occurrence d’une irrégularité, c’est-à-dire n’est pas formalisable et calculable par un appareil de description régulier applicable à tous les cas que constituent les différentes occurrences de cette règle par défaut. C’est pourquoi, pendant longtemps, elle a renvoyé à Dieu, qui constituait l’irrégulier absolu comme règle de l’incomparabilité des singularités. Ces dernières, le marketing les rend comparables et catégorisables en les transformant en particularités vides, réglables par la captation à la fois hypermassifiée et hypersegmentée des énergies libidinales.
Il s’agit d’une économie anti-libidinale : n’est désirable que ce qui est singulier et à cet égard exceptionnel. Je ne désire que ce qui m’apparaît exceptionnel. Il n’y a pas de désir de la banalité, mais une compulsion de répétition qui tend vers la banalité : la psyché est constituée par Eros et Thanatos, deux tendances qui composent sans cesse. L’industrie culturelle et le marketing visent le développement du désir de la consommation, mais, en fait, ils renforcent la pulsion de mort pour provoquer et exploiter le phénomène compulsif de la répétition. Par là, ils contrarient la pulsion de vie : en cela, et parce que le désir est essentiel à la consommation, ce processus est autodestructeur, ou, comme dirait Jacques Derrida, auto-immunitaire.
Je ne puis désirer la singularité de quelque chose que dans la mesure où cette chose est le miroir d’une singularité que je suis, que j’ignore encore et que cette chose me révèle. Mais, dans la mesure où le capital doit hypermassifier les comportements, il doit aussi hypermassifier les désirs et grégariser les individus. Dès lors, l’exception est ce qui doit être combattu, ce que Nietzsche avait anticipé en affirmant que la démocratie industrielle ne pouvait qu’engendrer une société-troupeau. C’est là une véritable aporie de l’économie politique industrielle. Car la mise sous contrôle des écrans de projection du désir d’exception induit la tendance dominante thanatologique, c’est-à-dire entropique. Thanatos, c’est la soumission de l’ordre au désordre. En tant que nirvana, Thanatos tend à l’égalisation de tout : c’est la tendance à la négation de toute exception – celle-ci étant ce que le désir désire.

            Bernard STIEGLER, Contribution à une théorie de la consommation de masse, 2004.