"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

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lundi 30 avril 2012

Soft power: le capitalisme de la séduction

Clouscard, pas aussi séduisant que Debord, mais si hautement pédagogique. L'époque ne l'a pas écouté (le début des funestes années 80). Je suis sur que son accent et son excentration de Paris l'on desservi dans cette bonne vieille bourgeoisie centralisée qu'est la France.
La pub allait sauver la France! dixit Séguela.
Quand Clouscard lui demande s'il a une idée de ce qu'est une crise généralisée, cette raclure pouffe, ringardisant de la sorte son interlocuteur (heureusement que les temps présents l'ont remis à sa place, raclure).

dimanche 5 février 2012

de la privation sensorielle à la musique comme torture

SOURCE : ARTICLE 11

On peut tracer la généalogie de l’usage de la musique pour briser les terroristes présumés, une forme de torture par saturation donc, dans ce qui semble a priori son exact opposé : la privation sensorielle. À la fin des années 1940, la CIA tout juste née développe un vaste programme de contrôle mental, afin de ne pas se laisser distancer par l’expertise soviétique dans le domaine des extractions de confessions3. Plusieurs millions de dollars sont employés à comprendre les mécanismes de la conscience et à maîtriser les « modifications du comportement » : c’est le projet MKUltra, auquel sont associés la Grande-Bretagne et le Canada. Les premières expérimentations se font au moyen de LSD et d’hypnose, mais s’orientent bientôt sur les effets de la privation sensorielle.
En 1954, un psychologue canadien de l’Université de McGill, le Dr Donald O. Hebb, publie un premier rapport d’expérience : vingt-deux de ses étudiants ont été payés de manière très incitative pour « rester allongés dans un caisson 24h sur 24 », tous leurs sens bloqués : lunettes opacifiantes, isolation sonique, gants épais. La plupart des étudiants abandonnent au bout de deux à trois jours : ils ne parviennent plus à développer une pensée cohérente. Hebb parle de l’expérience comme d’un « succès ». En 1955-56, au National Institute of Mental Health (NIMH), le Dr John C. Lilly immerge deux volontaires dans un caisson rempli d’eau, ce qui leur occasionne, après quelques heures seulement, des hallucinations. Comprenant plus tard que la CIA n’avait pas l’intention d’utiliser ses recherches « dans un sens positif », Lilly démissionne du NIMH.
À la même époque, le Dr D. Ewen Cameron, président de l’American Psychiatric Association et théoricien sans scrupules du « Psychic driving » (« le pilotage psychique »), est à la tête du Allan Memorial, la section psychiatrique de l’Université de McGill. Il y développe une recherche sur « les effets sur le comportement humain de la répétition de signaux verbaux », qui permet, dit-il, de « briser l’individu comme après un long interrogatoire ». Entre 1957 et 1963, une centaine de patients admis là pour des problèmes psychologiques deviennent ainsi les cobayes involontaires du « Sous-projet 68 » de MKUltra, une méthode de « déstructuration » mêlant coma artificiel, électrochocs, et port d’un casque (ou hauts-parleurs placés sous l’oreiller du patient) pendant vingt-et-un jours avec une cassette répétant en boucle des phrases comme « ma mère me déteste » ou des enregistrements de séances avec le psychiatre4.
En 1963, un rapport dénonce les problèmes éthiques soulevés par ces recherches, Hebb parle de « l’imbécilité criminelle » de Cameron, et MKUltra, aux résultats par ailleurs mitigés, est officiellement stoppé. Mais la CIA en diffuse la même année les expériences via le Manuel Kubark, qui définit les méthodes d’interrogatoire de l’Agence. La propagation de ces pratiques se poursuit ensuite via deux canaux : l’un est connu de longue date, c’est le Projet X, qui de 1966 à 1991, répand les techniques contre-insurrectionnelles de la CIA auprès des tortionnaires d’Amérique du sud et centrale, à travers une nouvelle série de manuels et via l’École des Amériques.
L’autre canal a été mis au jour plus récemment, par une journaliste du New Yorker, Jane Mayer5 : en 2005, elle relève la présence à Guantánamo et dans d’autres prisons secrètes de la CIA de « BSCT », les Behavioral Science Consultation Teams (« équipes de consultants en sciences comportementales »). Ces psychologues et psychiatres ne sont pas là pour aider les détenus, mais pour conseiller les militaires sur les techniques d’interrogatoire, et pour ce faire ils mettent à profit, en le détournant, l’entraînement qu’ils ont reçu via le programme SERE (Survival, Evasion, Resistance and Escape6). Mis en place à l’issue de la guerre de Corée pour préparer le personnel états-unien au risque de capture dans des pays « non-démocratiques », SERE forme ces derniers à résister à la torture. Mais certains l’envisagent comme un apprentissage : les techniques les plus brutales employées à Guantánamo proviennent de là, notamment la simulation de noyade ou « la pression par le bruit », consistant à bombarder le détenu de musique, de pleurs de bébés ou de miaulements de chats.
Lors du débat suscité par ces découvertes, au milieu des arguments minimisant l’effet de la « torture blanche » ou la justifiant « pour les terroristes », le Sénateur républicain McCain, peu susceptible de pensées subversives7, mais qui avait lui-même subi la torture au Vietnam, s’oppose à ces pratiques : « Il ne s’agit pas de savoir qui ils sont, mais qui nous sommes. »8. Excellente question.


1 Voir « Music as tweapon/Music as torture », Transcultural Music Review, 2006
2 Et elle a fait partie du travail préparatoire de l’essai Le Son comme arme, les usages policiers et militaires du son (La Découverte, 2011).
PNG - 165.8 ko 3 Sur le Projet MKUltra, les références proviennent de l’ouvrage très fourni d’Alfred W. McCoy, A question of torture - CIA interrogation, from the Cold War to the War on Terror (Holt, 2006)
4 John Marks, The Search for the Manchurian Candidate (Times Books, 1979)
5 Jane Mayer, « The experiment », The New Yorker, 11 juillet 2005
6 « Survie, évasion, résistance, fuite »
7 McCain est opposé à l’avortement, favorable à la peine de mort, et partisan du renforcement de la lutte contre « l’immigration illégale ».
8 Déclaration au Sénat lors de la session du 25 juillet 2005

lundi 6 décembre 2010

« U.S. to Send Visual Artists as Cultural Ambassadors »

Des nouvelles sur le front de la diplomatie culturelle (on ne parle plus seulement ici de « public diplomacy ») des États-Unis d’Amérique.
Après l’envoi de danseurs et de musiciens en tournée dans le monde, c’est au tour des peintres et des sculpteurs d’être enrôlés sous la bannière de l’Oncle Sam pour suggérer que l’Amérique d’Obama ne se résume pas à Hollywood, aux grandes chaînes commerciales ou à l’agressivité guerrière, indique un article récent du New York Times(http://www.nytimes.com/2010/10/26/arts/design/26friends.html?_r=1) !
L’effort, il est vrai, est modeste, avec un programme pilote intitulé smART Power d’un montant d’un million de dollars prévu pour une durée de deux ans, sous l’égide du Bronx Museum of the Arts pour la sélection des artistes (http://www.bronxmuseum.org). Un choix un peu surprenant, mais qui peut s’expliquer par le programme d’accueil d’artistes en résidence conduit par le musée (http://hyperallergic.com/11540/bronx-museum-us-artists-abroad).
Les artistes seront invités à intervenir dans une quinzaine de pays (Chine, Équateur, Égypte, Ghana, Inde, Kosovo, Liban, Népal, Nigeria, Pakistan, Philippines, Kenya, Sri Lanka, Turquie, Venezuela) selon des formes à déterminer par chacun d’entre eux sous le contrôle du département d’État (http://www.state.gov/r/pa/prs/ps/2010/10/149944.htm).
Pour ce dernier :
« The smARTpower exchange is the Department’s first major initiative to send visual artists and their work beyond museum walls to work with youth and the local community. The program will use art’s unique ability to bridge differences and create new lines of communication that bring people and cultures together. smARTpower directly ties to Secretary of State Hillary Rodham Clinton’s “smart power” approach to foreign diplomacy, utilizing a variety of tools to work towards achieving our foreign policy objectives. »
Sur les nouvelles orientations de la diplomatie états-unienne, on pourra se référer à l’article suivant de Jacques Charmelot : http://www.robert-schuman.eu/doc/questions_europe/qe-127-fr.pdf.
Sur les évolutions de la diplomatie culturelle des États-Unis d’Amérique, entre autres, voir également L’arme de la culture, les stratégies de la diplomatie culturelle non gouvernementale (http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=23941), un ouvrage collectif dont voici le sommaire(http://www.espacestemps.net/document5483.html).
Première partie : échanges internationaux et mondialisation
  • Le tourneur et la diplomatie, Alain Dubosclard
  • Diplomatie culturelle et impératifs muséologiques, Aude Albigès
  • Les passeurs de la culture, Brigitte Rémer
Deuxième partie : politique et idéologie
  • Deux capitales diplomates : Budapest et Prague, Catherine Horel
  • Les enjeux diplomatiques du festival de Salzbourg, Amélie Charnay
  • La CIA et le MoMA, Georges Armaos
  • Paysage après le 11 septembre, Jeanne Bouhey
Troisième partie : industries culturelles et stratégies
  • Le rôle diplomatique informel des institutions culturelles, Fabrice Serodes
  • Le festival de cinéma, Xavier Carpentier-Tanguy et Véronique Charléty
  • Le musée Guggenheim, entre économie et diplomatie ?, Jean-Michel Tobelem

mercredi 17 novembre 2010

La CIA était le mécéne de l’expressionnisme abstrait

http://www.usc.edu/schools/annenberg/asc/projects/comm544/library/images/758bg.jpg   
source>>Voltairenet

L’historienne Frances Stonor Saunders, auteure de l’étude magistrale sur la CIA et la guerre froide culturelle, vient de publier dans la presse britannique de nouveaux détails sur le mécénat secret de la CIA en faveur de l’expressionnisme abstrait. Manlio Dinucci s’interroge sur l’usage idéologique de ce courant artistique.

Jackson Pollock, Robert Motherwell, Willem de Kooning, Mark Rothko. Rien moins que faciles et même scandaleux, les maîtres de l’expressionnisme abstrait. Un courant vraiment à contre-courant, une claque aux certitudes de la société bourgeoise, qui pourtant avait derrière elle le système lui-même.

Car, pour la première fois, se confirme une rumeur qui circule depuis des années : la CIA finança abondamment l’expressionnisme abstrait. Objectif des services secrets états-uniens : séduire les esprits des classes qui étaient loin de la bourgeoisie dans les années de la Guerre froide. Ce fut justement la CIA qui organisa les premières grandes expositions du New American Painting, qui révéla les œuvres de l’expressionnisme abstrait dans toutes les principales villes européennes :Modern Art in the United States (1955) et Masterpieces of the Twentieth Century (1952).

Donald Jameson, ex fonctionnaire de l’agence, est le premier à admette que le soutien aux artistes expressionnistes entrait dans la politique de la « laisse longue » (long leash) en faveur des intellectuels. Stratégie raffinée : montrer la créativité et la vitalité spirituelle, artistique et culturelle de la société capitaliste contre la grisaille de l’Union soviétique et de ses satellites. Stratégie adoptée tous azimuts. Le soutien de la CIA privilégiait des revues culturelles commeEncounterPreuves et, en Italie, Tempo presente de Silone et Chiaramonte. Et des formes d’art moins bourgeoises comme le jazz, parfois, et, justement, l’expressionnisme abstrait.

Les faits remontent aux années 50 et 60, quand Pollock et les autres représentants du courant n’avaient pas bonne presse aux USA. Pour donner une idée du climat à leur égard, rappelons la boutade du président Truman : « Si ça c’est de l’art, moi je suis un hottentot ». Mais le gouvernement US, rappelle Jameson, se trouvait justement pendant ces années-là dans la position difficile de devoir promouvoir l’image du système états-unien et en particulier d’un de ses fondements, le cinquième amendement, la liberté d’expression, gravement terni après la chasse aux sorcières menée par le sénateur Joseph McCarthy, au nom de la lutte contre le communisme.

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  • Jackson Pollock, The She-Wolf (1943)

  • Pour ce faire, il était nécessaire de lancer au monde un signal fort et clair de sens opposé au maccarthysme. Et on en chargea la CIA, qui, dans le fond, allait opérer en toute cohérence. Paradoxalement en effet, à cette époque l’agence représentait une enclave « libérale » dans un monde qui virait décisivement à droite. Dirigée par des agents et salariés le plus souvent issus des meilleures universités, souvent eux-mêmes collectionneurs d’art, artistes figuratifs ou écrivains, les fonctionnaires de la CIA représentaient le contrepoids des méthodes, des conventions bigotes et de la fureur anti-communiste du FBI et des collaborateurs du sénateur McCarthy.

    « L’expressionnisme abstrait, je pourrais dire que c’est justement nous à la CIA qui l’avons inventé —déclare aujourd’hui Donald Jameson, cité par le quotidien britannique The Independent [1]— après avoir jeté un œil et saisi au vol les nouveautés de New York, à Soho. Plaisanteries à part, nous avions immédiatement vu très clairement la différence. L’expressionnisme abstrait était le genre d’art idéal pour montrer combien était rigide, stylisé, stéréotypé le réalisme socialiste de rigueur en Russie. C’est ainsi que nous décidâmes d’agir dans ce sens ».

    Mais Pollock, Motherwell, de Kooning et Rothko étaient-ils au courant ? « Bien sûr que non —déclare immédiatement Jameson— les artistes n’étaient pas au courant de notre jeu. On doit exclure que des gens comme Rothko ou Pollock aient jamais su qu’ils étaient aidés dans l’ombre par la CIA, qui cependant eut un rôle essentiel dans leur lancement et dans la promotion de leurs œuvres. Et dans l’augmentation vertigineuse de leurs gains ».

    Traduction Marie-Ange Patrizio

    Pour en savoir plus, le lecteur se reportera à l’étude initiale de Frances Stonor Saunders, dans le chapitre 16 de son livre Who Paid the Piper ? (Granta Books, 1999), version française traduite par Delphine Chevalier sous le titre Qui mène la danse ? (Denoël, 2003).

    [1] « Modern art was CIA ’weapon’ », par Frances Stonor Saunders, The Independent, 22 octobre 2010.