"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille
« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.
« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.
« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP
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vendredi 30 décembre 2011
Les Maîtres Fous
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lundi 5 décembre 2011
TRAS LOS MUROS QUE ENCIERRAN A LA BESTIA: REFLEXIONES SOBRE LA PRISIÓN
No sé como empezar a escribir. Llevo un mes pasando consulta en
prisión y saber que se acaba me hace sentir una mezcolanza de
sentimientos extraña. Se me forma un nudo en la garganta mientras
escribo. La pena que me presiona los ojos y se me anuda en la nuez se
mezcla con la impotencia y la rabia. Antes podía imaginarlo: ahora lo
he vivido, lo he visto por mi mismo. La miseria humana, hecha
institución. Supongo que tiene que ver con que la experiencia ha
apelado a lo más profundo de mi ser, a lo que me empeño en llamar
“humanidad”, por profesar la fe de los que piensan que esto es un
principio común a toda la raza humana. Aunque después de esto, quizás
sea el peor momento para seguir creyéndolo. Humanidad que surge de
contemplar el sufrimiento ajeno, humanidad que me atormenta al saber
que poco puedo hacer para aliviarlo. Humanidad que se pregunta cuantos
más tienen que ser enterrados en vida en estas tumbas de hormigón
armado para que esta sociedad en descomposición comprenda que la
barbarie no es cosa del pasado, sino que está muy presente, pagada por
nuestros impuestos. Como dicen los Koma: “2 años, 4 meses y un día,
justicia: castigo”. La venganza que antaño se cebaba en patíbulos a la
vista del pueblo ahora se condensa entre cuatro paredes, materializada
en la opacidad de la institución “democrática”. Pero no somos más
“civilizados”, sigue siendo venganza, refinada, pero irracional, al fin
y al cabo.
Profesionalmente la cárcel ha resultado ser un
lugar interesante. Casi que no puedes aburrirte, casi que nunca se
hace rutinario. Un individuo privado de libertad en un antro como es un
centro penitenciario pierde mucho más que esta. Se considera, ya de
por sí, dentro de “un grupo de riesgo” como dicen los epidemiólogos.
Riesgo de padecer tuberculosis, VIH, hepatitis, micosis múltiples,
problemas gastrointestinales variados, cánceres, toxicomanías,
traumatismos, pérdida de dentadura, defectos sensoriales,
envejecimiento prematuro. Riesgo de morir colgado de una soga, riesgo
de morir por sobredosis, riesgo de morir desangrado, riesgo de marcarte
de por vida, riesgo de perder la cabeza. Riesgo de no volver a ver a
los tuyos, riesgo de perder todo lo que eras. Riesgo de acostumbrarte a
vivir sin vivir, y nunca más poder sentirte realmente vivo. No. No
puedes aburrirte. Falta tiempo, falta tiempo para pensar en como hacer
saltar por los aires esta mierda de lugar.
He visto un chico de
20 años a punto de un coma cetoacidósico pretendido, arrollado por
quien sabe qué angustias personales. He visto gente drogada, colgada de
benzodiacepinas, recetadas por los propios médicos, en un intento de
“quitarse condena”, de “robarle algunos días al juez”. He visto
personas enganchadas a la metadona, que nunca habían sido toxicómanas,
solo porque el abogado de oficio les dijo que estar en el PMM (Programa
de Mantenimiento de Metadona) reduciría la pena impuesta por el
letrado. He visto multitud de roturas del 5º metacarpo, provocadas por
un ataque de ira, un momento de lucidez inminente que te destroza por
un segundo la cabeza, y te hace golpear la pared del chabolo, la puerta
de tu celda. Aquí, los médicos lo llaman desfogar. A mí me parece que a
través del dolor el preso se libera de la alienación que todo el mundo
sufre en estos centros de exterminio, y toma posesión de lo único que
el estado no les ha robado: su propio cuerpo. Ese que se cortan para
hacer casi cualquier reivindicación, “chinándose” las venas, para que
un médico llegue y cosa, y la herida cierre, pero quede la cicatriz.
Brazos llenos de cortes. Llenos de feas cicatrices, que recuerdan.
Recuerdan el trankimazín que no les dieron, el permiso que le
denegaron, la conducción que no pidieron, la instancia que nunca llegó a
su destino. Cicatrices que nunca curarán, por muy cerradas que estén.
Cicatrices que confirman que ya no eres persona, sino preso.
<>
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mercredi 16 novembre 2011
MORT DE LA NUIT (situation de transhumance)
Pasolini, neuf mois avant d'être retrouvé assassiné sur une plage écrivait dans son carnet : "Au
début des années soixante, à cause de la pollution
atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de
l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à
disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et
fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles.
(Aujourd’hui, c’est un souvenir quelque peu poignant du passé : un homme
de naguère qui a un tel souvenir ne peut se retrouver
jeune dans les nouveaux jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux
regrets d’autrefois.)"
La nuit ne devient pas plus noire avec la disparition des lucioles ;
La nuit ne devient pas plus noire avec la disparition des lucioles ;
au contraire, elle progresse en clarté.
"Déjà, la nuit se perd. Nous ne pouvons même plus savoir ce qu’elle a été. Il n’y a plus en France, sauf en Lozère peut-être, un seul endroit assez éloigné des villes et du faisceau de leurs lumières pour que la nuit y soit encore ce qu’elle a été dans l’expérience des poètes et des mystiques, et pour que les étoiles soient lisibles comme elles l’ont été pour toutes les générations avant nous. La Voie lactée a presque disparu. Dans les cités où vivent la grande majorité d’entre nous, on n’a plus aucune idée de ce que pouvaient être les constellations. Le ciel est lettre morte. Dans un monde sans absence, sans écart avec lui-même, constamment éclairé, sans frontière, sans ailleurs, sans étrangèreté, pareil au même, c’est toute la grande lyrique occidentale, mais universelle aussi bien, qui s’effondre et dont la haute consolation perd avec tout référent toute portée. Tout se passe comme s’il n’y avait pour l’homme, sur la terre, qu’une quantité constante d’humanité ; et plus l’homme est nombreux moins il s’en trouve pour chacun, moins il a lieu, matière, espace et raison d’être homme." (Renaud Camus, Du sens)
Oui, la nuit devient plus claire et plus insignifante.
"Déjà, la nuit se perd. Nous ne pouvons même plus savoir ce qu’elle a été. Il n’y a plus en France, sauf en Lozère peut-être, un seul endroit assez éloigné des villes et du faisceau de leurs lumières pour que la nuit y soit encore ce qu’elle a été dans l’expérience des poètes et des mystiques, et pour que les étoiles soient lisibles comme elles l’ont été pour toutes les générations avant nous. La Voie lactée a presque disparu. Dans les cités où vivent la grande majorité d’entre nous, on n’a plus aucune idée de ce que pouvaient être les constellations. Le ciel est lettre morte. Dans un monde sans absence, sans écart avec lui-même, constamment éclairé, sans frontière, sans ailleurs, sans étrangèreté, pareil au même, c’est toute la grande lyrique occidentale, mais universelle aussi bien, qui s’effondre et dont la haute consolation perd avec tout référent toute portée. Tout se passe comme s’il n’y avait pour l’homme, sur la terre, qu’une quantité constante d’humanité ; et plus l’homme est nombreux moins il s’en trouve pour chacun, moins il a lieu, matière, espace et raison d’être homme." (Renaud Camus, Du sens)
Oui, la nuit devient plus claire et plus insignifante.
samedi 5 novembre 2011
Les mots travaillent
« Le problème du langage est au centre de toutes les luttes pour
l’abolition ou le maintien de l’aliénation présente ; inséparable de
l’ensemble du terrain de ces luttes. Nous vivons dans le langage comme
dans l’air vicié. Contrairement à ce qu’estiment les gens d’esprit, les
mots ne jouent pas. Ils ne font pas l’amour, comme le croyait Breton,
sauf en rêve. Les mots travaillent, pour le compte de
l’organisation dominante de la vie. Et cependant, ils ne sont pas
robotisés ; pour le malheur des théoriciens de l’information, les mots
ne sont pas eux-mêmes « informationnistes » ; des forces se manifestent
en eux, qui peuvent déjouer les calculs. Les mots coexistent avec le
pouvoir dans un rapport analogue à celui que les prolétaires (au sens
classique aussi bien qu’au sens moderne de ce terme) peuvent entretenir
avec le pouvoir. Employés presque tout le temps, utilisés à
plein temps, à plein sens et à plein non-sens, ils restent par quelque
côté radicalement étrangers. (…)
Notre époque n’a plus à écrire des consignes poétiques, mais à les exécuter. »
Notre époque n’a plus à écrire des consignes poétiques, mais à les exécuter. »
(Début et fin de All the King’s Men, Guy Debord, paru en janvier 1963, I.S. n°8)
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dimanche 30 octobre 2011
La consummation du religieux
Marcel Gauchet reprend l’expression de « désenchantement du monde », utilisée par Max Weber pour décrire l’élimination du magique dans la construction du Salut, mais ce qu’il désigne par là va au-delà de l’objet désigné par Weber. Pour Marcel Gauchet, le religieux en tant que principe extérieur au social, et qui modèle le social depuis l’extérieur, c’est fini. Et l’originalité de l’Occident aura consisté, précisément, à opérer cette incorporation totale, dans le social, des fonctions traditionnellement allouées au religieux.
Le « désenchantement du monde », version Gauchet, ce n’est donc pas seulement l’élimination du magique dans le religieux, c’est bien encore la disparition du religieux en tant qu’espace collectif structurant et autonome.
Il s’agit donc ici de comprendre pourquoi le christianisme aura été, historiquement, la religion de la sortie de la religion. L’enjeu de cette histoire politique de la religion : comprendre quelles fonctions la religion tenait dans les sociétés traditionnelles, et donc si d’autres moyens permettront de les maintenir.
*
Commençons par résumer « l’histoire politique de la religion », vue par Marcel Gauchet. C’est, après tout, pratiquement devenu un classique – un des très rares grands textes produits par la pensée française de la fin du XX° siècle.
Le fait est que jusqu’ici, le religieux a existé dans toutes les sociétés, à toutes les époques connues. Qu’il ait tenu une fonction dans chaque société, à chaque époque, n’est guère douteux. Une première question est de savoir si cette fonction fut constamment la même, et, dans le cas contraire, comment elle a évolué.
Pour Gauchet, il faut mettre à jour une structure anthropologique sous-jacente dont le religieux fut l’armature visible à un certain stade du développement historique. Cette structure fondamentale, c’est ce qu’il appelle : « L’homme contre lui-même ». Il entend par là la codification par l’homme d’un espace mental organisé autour du refus de la nature (celle du sujet, celle des autres hommes, celle de l’univers), afin de rendre possible un contrepoids salvateur, le « refus du refus » (qui permet d’accepter les autres hommes au nom du refus du sujet auto référant, d’accepter le sujet au nom de son refus, et finalement d’accepter la nature de l’univers au nom du refus général appliqué à la possibilité de la refuser). Le religieux a été, pour Marcel Gauchet, la forme prise, à un certain moment de l’histoire de l’humanité, par une nécessité incontournable induite par la capacité de refus propre à l’esprit humain : l’organisation du refus du refus, de la négation de la négation – bref, du ressort de la pensée même.
Gauchet renverse ici la conception classique, qui voit dans la religion un obstacle à la perspective historique. Faux, dit-il : la religion a eu pour mission de rendre possible l’entrée de l’humanité dans l’histoire, précisément en organisant une entrée « à reculons ». L’humanité ne voulait pas, n’a jamais voulu être historique. L’historicité lui enseigne une mortalité qu’elle redoute, qu’elle abhorre. La religion, en organisant le refus dans l’ordre symbolique, a été la ruse par laquelle l’humanité, tournant le dos à son avenir, pouvait aller vers lui sans le voir. Une méthode de gestion psychologique collective, en somme : en refusant dans l’ordre symbolique, on rend possible l’acceptation muette du mouvement permanent qu’on opère, par ailleurs, dans l’ordre réel, à un rythme si lent qu’on peut maintenir l’illusion d’une relative stabilité.
Sous cet angle, la « progression du religieux » peut être vue comme son oblitération progressive, au fur et à mesure que l’humanité accepte de regarder en face son inscription dans l’histoire, et d’assumer, donc, son refus de la nature. Des religions primitives au christianisme, on assiste ainsi à une lente réappropriation du fondement du religieux par l’homme, jusqu’à ce que « Dieu se fasse homme ».
C’est un long trajet car, au départ, dans la religion primitive, les Dieux sont radicalement étrangers à l’homme. Leur puissance le surpasse infiniment. Les succès humains ne peuvent être dus qu’à la faveur divine, les échecs à la colère (forcément juste) des divinités offensées. Voilà toute la religion primitive. Elle est étroitement associée à un système politique de chefferie, où l’opposition pouvoir-société est neutralisée par l’insignifiance (réelle) du premier, rendue possible par l’insignifiance (volontairement exagérée) de la seconde. La création d’une instance symbolique de régulation au-delà de la compétence humaine a d’abord été, pendant des millénaires, une manière de limiter la compétence des régulateurs humains. Le holisme fondamental des sociétés religieuses, nous dit Gauchet, ne doit pas être vu comme le contraire de notre individualisme, mais comme une autre manière de penser le social : un social qui n’était pas, et n’avait pas besoin d’être, un « social-historique ». C’était un social « non historique », où la Règle était immuable, étrangère au monde humain, impossible à contester.
Cette altérité du fondement de la règle, propre aux religions des sociétés primitives, est, pour Gauchet, « le religieux à l’état pur ». En ce sens, l’émergence progressive des « grandes religions » ne doit pas être pensée comme un approfondissement, un enrichissement du religieux, mais au contraire comme sa déconstruction : plus la religion va entrer dans l’histoire, moins elle sera extérieure au social-historique, et moins, au fond, elle sera religieuse.
Cette remise en cause du religieux s’est faite par étapes.
D’abord, il y eut l’émergence de l’Etat. En créant une instance de régulation mondaine susceptible de se réformer, elle a rendu possible le questionnement de la régulation. Il a donc fallu codifier un processus de mise en mouvement de « l’avant » créateur de règles. Les dieux se sont mis à bouger ; jusque là, ils vivaient hors du temps, et soudain, ils ont été inscrits dans une succession d’évènements. L’intemporel s’est doté de sa temporalité propre. Enjeu : définir, par la mythologie, une grille de cautionnement de la domination politique, ancrée dans un récit fondateur. La hiérarchie des dieux impose la hiérarchie des hommes à travers la subordination des hommes aux dieux, subordination rendue possible par le début de l’effacement de la magie (où le magicien maîtrise les forces surnaturelles) et l’affirmation du cultuel (où le prêtre sert des forces qui le dépassent). Le processus de domination mentale (des prêtres par les dieux, des hommes par les prêtres) devient ainsi l’auxiliaire du processus d’assimilation/englobement par l’Etat, donc de la conquête. Ce processus s’est accompli progressivement, en gros entre -800 et -200, dans toute l’Eurasie.
Le contrecoup de ce mécanisme, inéluctablement, fut le tout début de l’émergence de l’individu. Le pôle étatique définit un universel ; dès lors, le particulier devient pensable non par opposition aux autres particuliers, mais par opposition à l’universel. L’individu commence alors à être perçu comme une intériorité. Et du coup, l’Autre lui-même est perçu dans son intériorité.
D’où, encore, l’invention de l’Outre-Monde. Pour un primitif, le surnaturel fait partie du monde. Il n’existe pas de rupture entre le naturel et le surnaturel, entre l’immanent et le transcendant. Au fond, il n’existe pas d’opposition esprit/matière : tout est esprit, ou tout est matière, ou plutôt tout est esprit-matière, « souffle ».
Et d’où, enfin, le mouvement interne du christianisme occidental.
*
Progressivement, dans le christianisme, la dynamique religieuse se déplace pour s’installer à l’intérieur de l’individu. Le temps collectif étant historique, le temps religieux devient le temps individuel. Ce déplacement de la dynamique religieuse est, pour Gauchet, le mouvement interne spécifique du christianisme occidental.
Les autres mondes sont restés longtemps bloqués au niveau de la religion-Etat, du temps historique religieux ; seul le monde chrétien, surtout occidental, a totalement abandonné le temps collectif à l’Histoire, pour offrir à la religion un terrain de compensation, le temps individuel. Gauchet écrit : « Avec le même substrat théologique qui a porté l’avènement de l’univers capitaliste-rationnel-démocratique, la civilisation chrétienne eût pu rejoindre la torpeur et les lenteurs de l’Orient. Il eût suffi centralement d’une chose pour laquelle toutes les conditions étaient réunies : la re-hiérarchisation du principe dé-hiérarchisant inscrit dans la division christique du divin et de l’humain. »
Il n’en est pas allé ainsi. L’Occident est devenu une exception, et sa dynamique religieuse est allée jusqu’à son terme.
Il en est découlé, dans notre civilisation et au départ seulement dans notre civilisation, un accroissement des ambitions et de l’Histoire, et de la religion.
Jusque là, les deux termes étaient limités l’un par l’autre. De leur séparation découle la disparition de leurs limitations. L’Histoire peut théoriquement se prolonger jusqu’à sa fin. Elle a cessé d’être cyclique. La religion, de son côté, peut poursuivre la réunification de l’Etre à l’intérieur de la conscience humaine.
L’adossement de ces deux termes ouvre la porte à une conception du monde nouvelle, dans laquelle l’homme est son co-rédempteur, à travers la Foi (qui élève son esprit jusqu’à l’intelligence divine) et les œuvres (qui le font participer d’une révélation, à travers l’Histoire). Seul le christianisme, explique Gauchet, a défini cette architecture spécifique – et plus particulièrement le christianisme occidental.
Progressivement, à travers le premier millénaire, d’abord très lentement, le christianisme élabore cette architecture. Avec la réforme grégorienne et, ensuite, l’émergence des Etats français et anglais, l’Occident commence à en déduire des conclusions révolutionnaires mais logiques. Le pouvoir politique et le pouvoir spirituel se distinguent de plus en plus clairement. La grandeur divine accessible par la conscience devient étrangère à la hiérarchie temporelle, elle lui échappe et fonde un ordre autonomisé à l’égard du politique. En retour, le politique se conçoit de plus en plus comme un produit de l’immanence. Le souverain, jadis pont entre le ciel et la terre, devient la personne symbolique d’une souveraineté collective, issue des réalités matérielles et consacrée avant tout à leur administration. Avec la Réforme, l’évolution est parachevée : l’Etat et l’Eglise sont non seulement distincts, mais progressivement séparés.
Les catégories de la « sortie de la religion », c'est-à-dire le social-historique dans le temps collectif, le libre examen dans le temps individuel, sont issues directement de cette évolution. Ici réside sans doute un des plus importants enseignements de Gauchet, une idée qui prend à revers toute la critique classique en France : notre moderne appréhension du monde en termes de nécessité objective n’est pas antagoniste de la conception chrétienne de l’absolu-divin personnel : au contraire, elle en est un pur produit.
*
La conclusion de Gauchet est que la « sortie de la religion » ouvre la porte non à une disparition du religieux, mais à sa réduction au temps individuel (une évolution particulièrement nette aux USA, où la religion est surpuissante comme force modelant les individus, mais quasi-inexistante comme puissance sociale réelle). Et d’ajouter qu’avec l’émergence puis la dissolution des idéologies, nous avons tout simplement assisté à la fin des religions collectives, qui sont d’abord retombées dans le temps historique à travers la politique, et s’y sont abîmées définitivement.
Sous-entendu : voici venir un temps où il va falloir se débrouiller sans la moindre religion collective, et faire avec, dans un cadre en quelque sorte purement structuraliste, en nous résignant à être des sujets, sans opium sacral pour atténuer la douleur de nos désirs. Car c’est à peu près là, au fond, la seule fonction du religieux qui, aux yeux de Gauchet, ne peut pas être assurée par le social radicalement exempt de la religion.
L’expulsion du religieux, retiré totalement du temps collectif, implique que ce temps-là, le temps collectif, ne peut plus être pensé en fonction de la moindre ligne de fuite. S’il n’y a plus du tout de religieux dans le temps collectif, alors la mort des générations en marque les bornes. Et donc, il n’y a plus de pensée collective sur le long terme, au-delà de la génération qui programme, qui dirige, qui décide (aujourd’hui : la génération du baby-boom).
Le structuralisme est l'idée à creuser: les ennuis de l’Occident commencent là, dans cette désorientation du temps collectif. Tant que le religieux se retirait du temps collectif, il continuait à l’imprégner d’une représentation du très long terme, et aspirait en quelque sorte le politique vers cette représentation : ce fut la formule de pensée qui assura l’expansion de l’Occident, le retrait du religieux ouvrant un espace de développement accru au politique, à l’économique, au scientifique, tous lancés secrètement à la poursuite du religieux qui s’éloignait. MAIS à partir du moment où le religieux s’est retiré, l’espace qu’il abandonne est déstructuré, et il n’y a plus de ligne de fuite pour construire une représentation à long terme.
La dynamique spirituelle de la chrétienté occidentale a suscité des forces énormes aussi longtemps qu’elle était mouvement ; dès l’instant où elle parvient à son aboutissement, elle débouche sur une anomie complète.
L'université ne peut de part "sa structure" reprendre sciemment les
fonctions du religieux ce que nous ne nous interdisons pas bien au contraire, notamment dans sa fonction symbolique exprimée cultuellement et artistiquement. C'est en vertu de ses instruments, ou le jeu, le spontané, le paradoxe, ne sont pas des incohérences mais des avantages, qu'il est possible de sortir d'un rapport anomique au réel et de réhabiliter une relation de soin, où les capacités créatives, et donc manuelles et corporelles, vont de pair avec une conscience critique. Réparation fonctionnelle et témoignage critique sont les raisons d'être de SPECTAKLISTA comme matrice de régénération du SPECTACLE.
*
Nous ne faisons pas confiance au structuralisme universitaire de type Gauchet qui établit des diagnostics sans établir de traitement.L'université ne peut de part "sa structure" reprendre sciemment les
fonctions du religieux ce que nous ne nous interdisons pas bien au contraire, notamment dans sa fonction symbolique exprimée cultuellement et artistiquement. C'est en vertu de ses instruments, ou le jeu, le spontané, le paradoxe, ne sont pas des incohérences mais des avantages, qu'il est possible de sortir d'un rapport anomique au réel et de réhabiliter une relation de soin, où les capacités créatives, et donc manuelles et corporelles, vont de pair avec une conscience critique. Réparation fonctionnelle et témoignage critique sont les raisons d'être de SPECTAKLISTA comme matrice de régénération du SPECTACLE.
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samedi 29 octobre 2011
FENÊTRE D'OPPORTUNITÉ (SITUATION DE TRANSHUMANCE)
Il
faut mettre les “collaborateurs” du Système
devant leurs responsabilités, et les nécessités
de sauvegarde ; leur faire prendre conscience qu’il est temps qu’ils se
précipitent pour prendre leurs cartes de résistants, comme
faisaient les collabos habiles, devenus à l’été 1944 résistants de la
25ème heure. Il faut
qu’ils en arrivent eux-mêmes, – d’abord par
opportunisme, puis par intérêt, puis par conviction, – à suspecter le
Système, à l’accuser, à le bousculer, à le condamner, à le vouer aux
gémonies.
lundi 3 octobre 2011
Retour de Vitesse
Pour sortir des impasses du temps présent, il faut faire retour sur certaines bifurcations, pensé la question de la vitesse et de la vitesse articulée à l’espace.
La rencontre intellectuelle entre Bergson, le penseur du temps, et Einstein, le théoricien de la relativité généralisée, n’a débouché sur rien. Une rencontre ratée. Bergson a compris la relativité du temps vécu, mais pas du point de vue physique.
Ce manque de pensée empêche de voir que nous sommes dans un espace fractal : lorsque la compression temporelle a lieu, la fragmentation de la société qui en est issue fini par créer une société fractale, ce que renforce la globalisation spatiale et temporelle du monde.
Emportés par la vitesse, nous ne voyons plus que devant nous (et encore pas très loin !). Pour regarder les côtés, faire des liens, dans une société complexe, il faut aller plus lentement ou avoir d’autres instruments. Les animaux ont des yeux qui permettent de regarder sur les côtés pour prévenir d’où vient le danger. Et nous ? On peut, comme le propose Paul Virilio, construire une philosophie politique de la vitesse, qui prenne le relais de la philosophie politique de la richesse fondée par les physiocrates et qui demeure encore aujourd’hui la matrice de notre pensée politique, mais complètement décalée de la réalité.
On peut aussi développer notre intelligence sensible, l'instrument c'est "le Wild" (j'emprunte à Thoreau), cultiver le feu souterrain qui coule dans la nature (et donc en nous). Qui jamais ne s'éteint, qui toujours travaille. Une faculté d'incarnation qui puise dans nos ressources anthropologiques, s'ensauvager dans l'étrangement de la chair, ouverture vers d'autres logiques.
C'est une intelligence du temps, des cycles, et des transformations, c'est une communion, et le pendant nécessaire au déficit d'une intelligence rationnelle, séquentielle, qui ayant déclenché un processus a fini par être asphyxié par lui, contraint à vivre dans l'inflation de réalités dites augmentées comme autant de cages à lapins où enfermer la conscience. Le temps du Temps demande notre écoute. On ne cultive pas le sillon en augmentant les doses, mais en aimant le cultiver.
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jeudi 22 septembre 2011
INTIMA DYSTOPIA (REDUX)
La
temporalité de l’intimité (la mienne en l’occurrence) se vit dans les
limbes, écrasée ou empêchée d’exister ailleurs, se déployer lui est
devenu impossible.
Lorsqu’elle prend conscience d’elle même c’est de son
enveloppe cabossée qu’elle se saisit, bombardée, irradiée qu’elle a
été.
Et ce qui se donne alors comme atmosphère est à la fois viciée et
raréfiée. C’est un air qui fait mal, et l’on préfère fermer la porte et
retourner au blockhaus du Spectacle, Là OÙ n'est pas, là ou l’on glisse
comme des limandes sur un plan de travail.
LE SPECTACLE BOMBARDE. CULTIVÉ,
ARRACHÉ, MÉCANISÉ, EXPLOITÉ, LE SOMA EST COMPACTÉ. SOUMIS AU FEU
PERPÉTUEL DE SA SEULE DIMENSION. LA CROUTE DE BATTANCE SE FORME. ELLE NOUS ENDURCI LE CRÂNE CAR
C'EST AUSSI UN CROUTE D'INDIFFERENCE, ET D'UNE CERTAINE MANIÈRE UNE
PROTECTION POUR FAIRE FACE À LA SATURATION. MAIS C'EST UNE COUCHE QUI
SIGNIFIE RARÉFACTION EN SOI-MÊME. IL N'Y A QUE LE PLUS GROSSIER, LE PLUS
INSTRUMENTALE QUI PUISSE ENCORE RETOURNER CETTE MOTTE D'ESPRIT QU'EST
DEVENU MA CONSCIENCE. ET MON INTIME RUISSELLE, RAVINE, DISPARAÎT,
ÉRODÉ.
Libellés :
ALMAKI,
appareil psychique,
asphyxie,
CULTIVER,
EXTRAÑAMIENTO,
hérésie,
moi,
mort,
narcissisme,
SPECTACLE,
TOXIC,
zombitude
samedi 6 août 2011
INTIMA DYSTOPIA
La temporalité de l’intimité (la mienne en l’occurrence) se vit dans les limbes, écrasée ou empêchée d’exister ailleurs, se déployer lui est devenu impossible. Lorsqu’elle prend conscience d’elle même c’est de son enveloppe cabossée qu’elle se saisit, bombardée, irradiée qu’elle a été. Et ce qui se donne alors comme atmosphère est à la fois viciée et raréfiée. C’est un air qui fait mal, et l’on préfère fermer la porte et retourner au blockhaus du Spectacle, Là OÙ n'est pas, là ou l’on glisse comme des limandes sur un plan de travail.
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vendredi 10 juin 2011
FASHIONISTA: PASOLINI & LE NOUVEAU FACHISME
Pasolini Le nouveau fascisme
« Moi, je crois que le véritable fascisme, c’est ce que les sociologues ont appelé, de façon trop débonnaire, « la société de consommation ». Une définition à l’air inoffensif, purement indicative. Et bien non ! Si on observe la réalité avec attention, mais surtout si on est capable de lire à l’intérieur des objets, des paysages, dans l’urbanisme, et, surtout, à l’intérieur de l’homme, on voit que les résultats de cette société de consommation sans soucis, sont les résultats d’une dictature, d’un véritable fascisme. Dans le film de Naldini, nous avons vu des jeunes encadrés et en uniformes… Avec une différence cependant : à l’époque, à l’instant même où ils ôtaient leurs uniformes, ces jeunes-là reprenaient la route vers leurs villages et leurs champs, redevenaient les Italiens de cent, de cinquante ans en arrière, comme avant le Fascisme.
Dans la réalité, le Fascisme en avait fait des clowns, des serfs, peut-être même en partie convaincus, mais il ne les avait pas touchés sérieusement, au fond de l’âme, dans leur façon d’être. Ce nouveau fascisme, cette société de consommation, a au contraire transformé les jeunes, elle les a touchés au plus profond d’eux-mêmes, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres habitudes culturelles. Il ne s’agit plus, comme du temps de Mussolini, d’un enrôlement superficiel, scénographique, mais d’un enrôlement réel qui leur a volé leur âme, l'a changée. Ce qui signifie, en définitive, que cette « civilisation de la consommation » est une civilisation dictatoriale. En somme, si le mot fascisme signifie arrogance du pouvoir, c’est bien un fascisme que la « société de consommation » a réalisé. »
jeudi 26 mai 2011
L'hédonisme moderne comme voie du puritanisme
Le puritanisme est un aspect massif de l'Âge de fer . Il me semble indispensable de préciser en préalable qu'il en est aussi un aspect typique, c'est à dire que d'autres cycles du monde ne l'ont pas reconnu . Le puritanisme est sans doute le caractère le plus virulent des modernes. Il s'étend à toutes les puissances, comme peur du sacré, du sang, du sexe, de la violence, du désir. Il est l'étrangement de l'homme à son sang, à sa chair .
La définition historique de puritanisme n'est pas complètement celle qui nous concerne . L'histoire comme science ne définit pas le sens des mots de la tribu, elle le suit . Ceci pour dire, à l'avance, que je n'évoquerais pas les puritains historiques .
Le puritanisme apparaît comme un type de structuration psychique, et comme l'ensemble des discours produits par cette structuration . Il existe une analogie systémique entre la structuration sémantique du monde produite par l'idéologie et la structuration de l'ego comme instance intra – psychique, ne serait-ce que parce les limites du Moi sont aussi les limites du Non-moi, ou Monde . L'idéologie produit une structuration psychique, et vice – versa . Cette évidence aveuglante n'est obscurcie chez les modernes que pour deux raisons .
lundi 29 novembre 2010
L'encre psychique (note sur F. KAFKA)
Ecrire avec les ressources mêmes de l’angoisse : note sur Kafka et Freud
(paru dans Savoirs et cliniques, avec les actes du colloque "Transferts littéraires", Paris, 23 et 24 octobre 2004)
« Je me dis, Milena, que tu ne comprends pas la chose. Essaie de la comprendre en l’appelant maladie. C'est une de ces nombreuses manifestations morbides que la psychanalyse croit avoir découvert. Je n'appelle pas cela une maladie, et je vois une malheureuse erreur dans la partie thérapeutique de la psychanalyse. Toutes ces prétendues maladie, si tristes qu'elles paraissent, sont des questions de croyance, l'ancrage de l'homme en détresse dans quelque sol maternel; de même, la psychanalyse ne trouve rien d'autre à l'origine des religions que ce qui, d'après elle, constitue le fondement des "maladies" de l'individu [...] Mais des ancrages de cette sorte, pourvu qu'ils trouvent un sol véritable, ne représentent pas des propriétés individuelles et interchangeables; ils sont préfigurés dans la nature de chacun et ultérieurement continuent à modeler cette nature (et le corps lui-même) dans la même direction. Et c'est cela qu'on prétend guérir ? »
« Dans mon cas, on peut imaginer trois cercles A au centre, puis B, puis C. A, le noyau, explique à B pourquoi cet homme est obligé de se torturer et de se défier de lui-même, pourquoi il doit renoncer (non ce n'est pas un renoncement, qui serait très difficile, c'est une résignation nécessaire), pourquoi il ne peut vivre […]. A C., l'homme agissant, rien n'est plus expliqué, B. se contente de lui donner des ordres. C. agit sous une pression implacable et dans la sueur de l'angoisse [...]. C. agit donc par crainte plus que par intelligence, il fait confiance, il croit que A. a tout expliqué à B, et que B. a tout compris et transmis comme il faut. » [1]
Cette lettre de Kafka à Milena est datée de novembre 1920.
Elle appellerait bien sûr nombre de considérations érudites, philologiques, que je serais bien en peine de développer, et dont je ne peux que dresser une courte liste, pour la laisser ensuite de côté : de quelle psychanalyse parle Kafka ? Qu’a-t-il lu, de Freud, de ses vulgarisateurs ou de ses élèves de la première génération, touchant l’origine des religions, leur fondement névrotique, et plus spécialement, dans la névrose obsessionnelle ? Quelle idée se faisait-il de « la partie thérapeutique de la psychanalyse » ? Est-ce que cette figure si classique de la division du moi a d’autres occurrences chez Kafka, et comment s’accordent-elles ? [2] Ce même fragment comporte également, dans sa logique, sinon dans la topologie intrapsychique qu’il met en avant, beaucoup d’obscurités (les petites coupures que j’ai pratiquées ne les éclairciraient pas, je crains). C’est pourtant vers l’élucidation du sens de ce curieux « appareil psychique » A, B, C, non-freudien, anti-freudien plutôt, ou peut-être post-freudien, que je vais essayer d’avancer.
Pour cela, je vais m’accorder une seule chose : qu’il y a un lien substantiel entre les « questions de croyance » du début du passage, qui renvoient, dit Kafka, à « l’ancrage de l’homme en détresse dans quelque sol maternel », et sa conclusion, où C., « l’homme agissant », lui aussi, « croit » à quelque chose, et agit sur la base de croyances dont le cheminement et le motif lui sont opaques. En effet, ce qu’il s’agit de croire, ce qui serait la raison d’être des commandements impérieux que subit C., prend sa source à l’intérieur de son intériorité même : au sein du sein. Or, ce point intime, ultime, en abyme, A., ne garantit finalement rien : car si croire, c’est croire à des raisons, aucune « bonne raison » de croire B. ne parvient de A. à C. A., l’intérieur de l’intérieur, c’est pour C. le plus extérieur (à la différence que cet extérieur, qu’on ne va pas dissoudre par une facile dialectique, ne regarde que lui). Au contraire, paradoxalement, le voilà suspendu à des conjectures sur l’articulation réussie, ou pas, de la « contrainte implacable » qu’il éprouve, aux raisons ultimes de ces « ordres » (bonnes ou mauvaises raisons, comment le savoir ?), lesquelles raisons lui sont inaccessibles, sinon, hélas, par la médiation opacifiante de la contrainte qu’il endure — d’où résulte un cruel effet d’angoisse.
Une fois cet étrange dispositif saisi dans son architecture formelle, on peut s’intéresser au contenu de sens des « ordres » de B. à C.
Kafka est clair : ce qui « dans son cas », lui est enjoint, par B., c’est « de se torturer et de se défier de lui-même », d’une part ; d’autre part, qu’il doit se résigner, d’une « résignation nécessaire », pourtant plus facile que le « renoncement » auquel sa plume frayait d’abord la voie, mais qu’il corrige dans une parenthèse.
Il semble transparent, touchant le premier point, que le sens ou le contenu des ordres qui frappent implacablement « cet homme », n’est rien d’autre que la forme et l’opération mêmes du dispositif d’encerclement intérieur que décrit Kafka. Il n’y a donc pas d’un côté ce dispositif, et de l’autre, des messages qu’il adresserait à C., « l’homme agissant ». Autrement dit, dès qu’une pensée prend forme, elle prend forme comme contrainte à se faire penser ainsi, et pas autrement : comme torture de soi par soi, et comme défiance de soi à soi. Nulle pensée n’a d’autre sens que celui-ci, puisque toute pensée se forme en « cet homme » sous cette contrainte — contrainte purement formelle, cependant, qui est la première chose à se faire penser, impérativement, dans toutes pensées. La torture, dont le type est ainsi ad libitum l’écartèlement, ou le suspens infini, ou le broyage de l’âme sous les cercles, disons les roues, qui gravent en elle et sur elle la loi de son propre fonctionnement, c’est alors être-soi comme auto-torture agie (perspective plus odieuse, s’il est possible, qu’être-soi, mais subissant passivement les coups de l’Autre). Quant à la défiance vis-à-vis de soi-même, elle est le moteur irritant [3] , mais interne, des rouages de l’angoisse : que l’angoisse de devoir agir « ainsi », n’est certes pas sans cause, mais qu’aucune pensée, de cette cause, ne peut être sûre, ni s’assurer de son bien-fondé (quand bien même, je crois que Kafka accepterait cette éventualité, ce bien-fondé serait la promesse d’un destin fatal). Au contraire, tout se passe comme si la défiance à l’égard de soi-même était non l’effet induit du dispositif de l’encerclement interne, mais l’agent causal, caché dans l’effet, y compris dans « l’effet de sens », du dispositif lui-même. « Défie-toi de toi ! », me dis-je. Mais justement, qui, « me » ? Quel sujet d’énonciation ? Qui « me parle » ici, en une acception de parler du coup bizarrement transitive, si j’ai reçu cet ordre implacable, « Défie-toi de toi ! » ? Pire, qui est ce « lui », qui ne me permet pas tout à fait de croire que « je » le suis, avec pour effet inverse, que je ne suis pas non plus sûr que lui, c’est « moi » ? Je crois aisé de suivre ici les voies de la décomposition logico-grammaticale, où l’angoisse, non plus sur son versant de souffrance ressentie, mais sur son versant de perplexité croissante, déjointe lentement, cercle après cercle, la subjectivité en ses contorsions réflexives.
*
La croyance que la littérature, chez Kafka, donnerait sens à cette forme de rapport à soi, serait-ce sur le mode du non-sens, n’est heureusement plus en faveur. Mais si l’on écarte cette voie, qui mène droit à Kafka « existentialiste » ou à un Kafka de « l’absurde », peut-être faudrait-il bifurquer ici et nulle part plus loin dans la lecture de la correspondance et des romans, et suivre la piste que je viens de suggérer, et qui identifie le dispositif formel de l’encerclement intérieur au ressort même de l’écriture de Kafka. Et je parle ici de ressort comme je parlais tout à l’heure de roues, dans la mesure où ce que je vise n’est pas, en Kafka, une machine à produire des signaux d’angoisse, retraduits ensuite en prose littéraire, mais l’angoisse-machine, dont il n’y aurait pas d’autres preuves, pas d’autres traces, pas d’autre substance que l’écriture elle-même :
« J'ai en ce moment, et je l'ai déjà eu cet après-midi, un grand besoin d'extirper mon anxiété en la décrivant entièrement, et de même qu'elle vient des profondeurs de mon être, de la faire passer dans la profondeur du papier ou de la décrire de telle sorte que ce que j'aurais écrit pût être entièrement compris dans mes limites. Ce n'est pas un besoin artistique. » [4]
Là encore, je propose de prendre au sérieux ce « de même » : pourquoi en effet ne pas prendre au sérieux ces allusions que Kafka distille régulièrement sur ce qui serait chez lui comme l’écriture de l’écriture ? Pourquoi nier le caractère authentique de l’absoluité de la littérature, chez lui, qui n’est nullement une allusion romantique et convenue à l’idéal de l’écrivain, mais l’effet inévitable d’une opération sous contrainte, où l’expression serait, tantôt, une extorsion, que manigance en lui un intime étranger, et angoissant, tantôt, comme ici, une extirpation délibérée de l’angoisse, médiée nécessairement par une écriture consciente de se mettre en scène comme écriture, et d’agir l’auto-observation qui la conditionne du dedans :
« Etrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice: bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. Acte-observation, parce qu'une observation d'une espèce plus haute est créée, plus haute mais non plus aiguë, et plus elle s'élève, plus elle devient inaccessible au "rang", plus elle est indépendante, plus elle obéit aux lois propre de son mouvement, plus son chemin et imprévisible et joyeux, puis il monte. » [5]
Car au fond, que reste-t-il que cette espèce de poème réflexif abstrait, une fois atteint le point où l’écriture devient son propre enjeu, presque stupide, sans nulle justification autre que son pur étalement sur le papier, nuit d’insomnie après nuit d’insomnie, et conçue, sans que ce soit en rien un « besoin artistique » (j’imagine que Kafka veut faire entendre à quel point il est, là, loin en amont de ces soucis) comme compréhension de soi-même, en et par soi-même. La description de l’anxiété, par là, devient, bien en deçà des « fioritures » littéraires, l’inscription des limites à l’intérieur desquelles il pourrait s’être « entièrement compris », certes, au sens de l’intelligibilité recouvrée, mais tout autant au sens de la topologie psychique de son encerclement intérieur. Et je franchis ainsi le pas de dire que le schéma desséché des trois cercles, « l’appareil psychique », en somme, dont Kafka dresse la carte contre la psychanalyse (et donc tout contre elle, ou s’appuyant sur ce qu’il en rejette, ce qui est ici une figure du « transfert »), eh bien, ce n’est rien d’autre que le dispositif pur par quoi Kafka fait trace de sa subjectivité. C’est, si j’ose dire, l’encre psychique dont sont écrits tous ses véritables premiers mots, leur substance subjective véritable, et à la fois, non plus par la matière, mais par la forme, le type invisible des premiers caractères qu’il trace sur la papier, et qui les extrait continûment de l’angoisse-machine d’où son acte d’écrire puise, une fois encore, sa vérité impartageable.
S’il y a une saisie profonde et originale de ce qu’est l’« appareil psychique », désenglué de tout formalisme post-neurologique (et Freud lorgne encore de ce côté), c’est bien celle-là.
Et ce qui en fait la remarquable force, si du moins en en juge aux lignes qui précède son exposé géométrique (lignes que je ne suis pas sûr de comprendre entièrement), c’est qu’il s’agit d’y repousser la tentation d’une schématisation imposée comme un modèle, voire une métaphore utile en vue d’expliquer la survenue d’une « maladie », d’un symptôme, soit d’un accident. Non : Kafka y tient, et il parle ici aux psychanalystes comme on parle entre gens d’expérience, il y va là d’« ancrages » qui n’ont rien d’« interchangeables » (comme son interchangeables les schémas de symptômes, d’individus à individus), mais sont substantiellement attachés à « cet homme » et nul autre, dont ils régissent et façonne la « nature », l’être, corps compris. Le schéma des trois cercles est ainsi l’ancrage propre à Kafka, et c’est autant sa limite dernière, ce à quoi il ne peut pas faire autre chose que se résigner, et ce qui, « préfiguré » (au sens le plus fort) dans sa nature, l’envoie toujours dans la même direction, le destine à être ce qu’il est. Au regard des visées thérapeutiques de la psychanalyse, on ne sait pas si l’on a affaire ici à l’inguérissable dernier, en chacun, ou à ce à quoi il est vain de penser en termes de « maladie », et donc de guérison — même si l’on doit commencer par là, dit-il à Milena. Quoi qu’il en soit, Kafka témoigne ici du rapport privilégié qu’entretient l’effort de la saisie des limites du psychique, ou du subjectif, avec l’écriture ; et peut-être même, en-deça des « fioritures » littéraires, avec la spatialisation, voire le diagramme, entendu comme machine à écrire, et peut-être à ex-scrire l’effet de sujet, en réglant l’économie de ses paradoxes sur une forme immanente à toutes ses manifestations.
*
Pour conclure cet bref et lacunaire essai, trop spéculatif, je voudrais surtout dire combien j’ai voulu y éviter la pathographie : réduire Kafka à un cas, où la relation à l’angoisse exemplifie, par exemple, « la » névrose obsessionnelle, comme l’allusion aux idées de Freud sur la religion y invitait. Y inviterait aussi les innombrables autodescriptions d’obsédés que la clinique médicale a conservées, qu’elle a découpé dans les journaux intimes et les confessions d’écrivains, et qui, elles aussi, raffinent à l’infini les figures du moi divisé. Et je ne vois pas pourquoi, d’ailleurs, on s’interdirait de rattacher ce fragment de lettre à Milena aux clichés en circulation dans la culture européenne, au moins depuis Amiel. Mais il se joue quelque chose de plus, ici. C’est l’adéquation étonnante entre « l’appareil psychique » que schématise Kafka, et au moyen duquel il s’identifie (« Dans mon cas »…) et les propriétés formelles de ce qui cause par excellence l’angoisse : un être qui s’annoncerait du dedans, donc sans fuite possible, avec des raisons cachées et un plan, qui nous menacerait, nous tyranniserait grâce à des « représentants » muets et sévères, mais qui se déroberait radicalement ; comme si, au contraire, chaque fois que nous voulions lui parler, face à face, entendre ses raisons, et peut-être même nous y soumettre, nous ne rencontrions encore et toujours qu’un de ses « délégués » aux ordres tranchants, littéraux, indiscutables. Et jamais il ne serait possible de pénétrer au cœur du cœur de nous-mêmes, ni de savoir la vérité sur la vérité de ce qui nous accable. Or, et c’est le point que je voudrais amener, c’est que le plus angoissant ne serait pas qu’il y ait, en A., quelqu’un — c’est qu’il n’y ait finalement personne au château, ni derrière la porte, personne, ni rien, pas même le cadavre d’on ne sait quel dépositaire mort de la parole qu’il eût fallu entendre. Ecrire, pour Kafka, c’est littéralement maintenir en suspens cette possibilité angoissante et cette angoisse comme simple possibilité. Dans ce suspens, il me semble que nous nous reconnaissons plus clairement que dans toutes les autres figures de la division du moi qui fleurissent chez ses prédécesseurs et ses contemporains. Et ce suspens fait alors peut-être mieux entendre pourquoi Kafka retient, dans son journal, cette pensée :
« Schiller, quelque part: l'essentiel est (ou à peu près) de transformer l'affect en caractère. » [6]
[1] Franz Kafka, Lettres à Milena, éd. revue et augmentée, trad. franç. A. Vialatte, textes complémentaires traduits par C. David, Gallimard, 1988, pp.258-9. Dans ce fragment, je suis les corrections de C. David.
Sur Freud et Kafka, on peut se reporter au travail de Franz Kaltenbäck, "Quand Freud répond à Kafka". Physiquement, il existe un bien triste lien entre Kafka et Freud: à un an de distance, il furent traités par le même médecin viennois, Markus Hajek. Freud survécut à son cancer de la mâchoire, mais la maladie de Kafka était trop avancée.
[2] Ainsi dans les Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, trad. franç. B. Pautrat, Rivages, 2001, §81 : « Nul ne peut souhaiter ce qui, en fin de compte, lui nuit. Si l'homme, pris isolément, donne pourtant cette impression, et peut être tous la donne-t-il — cela s'explique par ceci que quelqu'un en l'homme souhaite quelque chose qui sert tout à fait à ce quelqu'un, mais qui nuit gravement à un second quelqu'un, qui aura été attiré à moitié pour juger du cas. Si l'homme, d'emblée, sans attendre le jugement, s'était mis du côté du deuxième quelqu'un, le premier quelqu'un se serait éteint, et avec lui le souhait. » Cet aphorisme, au moins, témoigne qu’au cœur du cœur de l’homme, gît une puissance potentiellement égoïste, voire maléfique, qui sont nos souhaits (qui ne veulent du bien qu’à eux-mêmes), et dont un intermédiaire intérieur, encore une fois, nous aurait protégé, si l’acte de nous seconder nous-mêmes en le secondant avait précédé notre choix catastrophique pour l’expectative. Car toujours, chez Kafka, c’est l’attente du jugement qui est et le crime et l’instrument du châtiment.
[3] Le rapport inscrutable en soi de l’irritation qui élance, et de l’épuisement ultime qui devrait pourtant s’opposer à toute nouvelle excitation, préoccupe constamment Kafka. Voyez ainsi : « Je n'arrive pas à concevoir qu'il soit possible à toute personne — ou à peu près —, capable d’objectiver la souffrance dans la souffrance, ce que je fais, par exemple, quand, en pleine détresse et peut-être même la tête encore brûlante de malheur, je m’assieds à une table pour annoncer à quelqu'un dans une lettre : Je suis malheureux. Je puis même aller au-delà de cette phrase et, y ajoutant toutes sortes de fioritures selon les ressources d'un talent qui semble n'avoir rien de commun avec le malheur, improviser là-dessus soit de façon simple, soit sur le mode antithétique, soit avec des orchestres entiers d'association. Et ce n'est nullement un mensonge, et cela ne calme pas la souffrance, ce n'est qu'un surplus de force dont je suis gratifié à un moment où la souffrance a pourtant visiblement épuisé toutes les ressources et jusqu'au fond de mon être, qu'elle gratte. Quelle espèce de surplus est-ce donc », Journal, 19 septembre 1917, trad. franç. M. Robert, Grasset, 1954, p.497. A un certain niveau d’abstraction, il y a dans ce passage une parenté formelle évidente avec la lettre à Milena : la mise en abyme objectivante de « la souffrance dans la souffrance », dont ce passage est à la fois un exemple et la désignation, et la torsion de la torture « au fond de mon être » se transformant en ressource expressive, quasi ludique soudain, par cela même « qu’elle gratte ».
[4] Journal, 19 septembre 1911, p.161.
[5] Journal, 27 janvier 1922, p.540. Je ne commente pas la notion de « meurtriers ».
[6] Journal, 9 novembre 1911, p.162.
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