source : Libération
Internet a offert une manne
d’infos et d’archives et bouleversé la créativité. Avec «Rétromania»,
le journaliste Simon Reynolds plonge dans la culture des années 2000,
ultraconnectée au passé.
d’infos et d’archives et bouleversé la créativité. Avec «Rétromania»,
le journaliste Simon Reynolds plonge dans la culture des années 2000,
ultraconnectée au passé.
Comment construire le futur quand le passé se
mêle en permanence au présent ? Cette interrogation n’est pas inédite,
de même que la nostalgie de la culture des décennies passées a fait
l’objet d’études plus ou moins savantes. Pourquoi alors nous
reposons-nous la question ? Parce que Rétromania, qui vient de
paraître, nous est apparu d’emblée comme un livre important, de ceux qui
définissent une époque. Il est une habile traversée des années 2000,
décennie où la culture a été transfigurée par Internet jusque dans ses
moindres recoins.
mêle en permanence au présent ? Cette interrogation n’est pas inédite,
de même que la nostalgie de la culture des décennies passées a fait
l’objet d’études plus ou moins savantes. Pourquoi alors nous
reposons-nous la question ? Parce que Rétromania, qui vient de
paraître, nous est apparu d’emblée comme un livre important, de ceux qui
définissent une époque. Il est une habile traversée des années 2000,
décennie où la culture a été transfigurée par Internet jusque dans ses
moindres recoins.
Instantanéité des échanges, YouTube, téléchargement puis streaming
audio et vidéo, remix permanent… Plus qu’un regret du «bon vieux
temps», c’est davantage un sentiment de trop-plein, une omniprésence de
l’archive imposée par Internet à la première décennie ultraconnectée,
qu’analyse son auteur. Collaborateur de grands quotidiens (The Guardian, The New York Times…) et de magazines (Wire…), Simon Reynolds a également écrit un livre de référence sur les années qui ont suivi le séisme punk : Rip it up and Start Again.
Jamais notre quotidien n’a été autant envahi de références à des
époques révolues, au point où les arts, même les plus prospectifs, se
retrouvent tétanisés et commencent enfin à s’interroger. Dans son
ouvrage largement centré sur la musique, mais qui pose des questions à
tous les champs artistiques, l’auteur, 48 ans, mêle réflexions et
constatations pour raconter un quotidien qui fut aussi le nôtre pendant
les années 2000. Un émerveillement extatique devant des disques, films,
séries auparavant livrés au compte-gouttes, qui s’offrent aujourd’hui
sans limite.
Vous écrivez que la création est affectée car le passé envahit le présent par une archive exponentielle et omniprésente.
Les groupes d’aujourd’hui sont composés de jeunes gens qui ont grandi
avec Internet et cet accès gratuit à toute la musique, à travers le
téléchargement et YouTube. A 21 ans, ils ont écouté bien plus de musique
que moi au même âge (en 1984). C’était tout bonnement impossible alors,
ça coûtait de l’argent, et même si vous pouviez emprunter des disques à
des amis ou à la médiathèque, il y avait des limites. Désormais, les
gens semblent avoir écouté des genres de musique extrêmement divers. Le
passé, comme inspiration, entre alors en concurrence avec le présent. A
des époques plus anciennes, ils étaient davantage concernés par ce
présent.
Dans les années 60, la plupart des groupes de rock réagissaient à ce
qui se passait dans la musique noire du moment. Quand ils s’ouvraient à
d’autres influences, c’était celles de la récente avant-garde jazz
(comme Coltrane) ou électronique (Stockhausen). Il y avait très peu
d’inspiration non contemporaine. A mesure que le temps passe, l’appel de
l’archive s’est fait de plus en plus intense, puis tout s’est détraqué
lorsque l’Internet haut débit a décollé. L’aspect négatif, c’est que
beaucoup de groupes tentent de copier le passé. Le positif, c’est que
certains artistes s’abreuvent de toute l’histoire de la musique, de
partout dans le monde, et créent des «super-hybrides», à l’instar de
Vampire Weekend, Rustie, Gang Gang Dance. Mais il faut être un artiste
solide pour filtrer cette surabondance d’influences.
Comment expliquez-vous ce goût pour la musique du passé ?
Pour certains, c’est juste qu’il y a eu beaucoup de musique géniale
dans les années 60, 70, 80. Pourquoi ne l’écouteraient-ils pas ? Il y a
aussi beaucoup de romantisme attaché à certaines périodes en particulier
: le psychédélisme, le punk-rock, le hip-hop des débuts. Ou pour ceux
qui aiment la dance music, les premiers soubresauts de la house de
Chicago, la techno de Detroit et la scène rave du début des années 90,
c’était vraiment des périodes excitantes. Elles avaient ce côté vierge
et correspondaient à de vrais mouvements, avec un look, un jargon et des
rituels subculturels. […] Difficile d’en vouloir aux jeunes d’être sous
le charme de cet âge d’or perdu. L’existence digitale peut être assez
solitaire et aliénante. […] On est constamment connecté, à jongler avec
les différents flux de stimuli. En réaction, les formats analogiques [le vinyle par exemple, ndlr] ont l’air d’aller de pair avec une forme d’expérience plus immersive, plus concentrée. Un meilleur type de flux.
Vous utilisez le terme «hauntology» pour qualifier un style musical créé durant les années 2000 et qui semble se languir d’une période révolue…
Le terme est de Jacques Derrida, mais le jeu de mots fonctionne mieux
en français : hantologie-ontologie. Derrida explorait les résonances
philosophiques du concept de fantôme, qui n’est jamais ni présent ni
absent, jamais totalement dans le présent ni cantonné au passé. L’usage
que j’en fais n’est pas strictement derridien, c’est plutôt un mot utile
et amusant pour décrire un tas de groupes qui travaillent avec cette
mémoire culturelle. Le fait que la maison de disques le plus
emblématique de cette scène s’appelle Ghost Box [«boîte à fantôme»],
un jeu de mots sur la dimension spectrale de la télévision, m’a fait
penser à l’hantologie. Leur musique est étrange et souvent sans formes,
évoquant quelque chose de fantômatique et d’inquiétant.
Aux Etats-Unis, il y a aussi un genre de musique qui s’accommode de
ce concept : des artistes comme Oneohtrix Point Never, James Ferraro,
explorent les dépôts sédimentés de vidéos, de musiques et de vieilles
émissions de télé. Une part importante de la musique intéressante de ces
cinq ou six dernières années est basée sur cette émotion paradoxale
consistant à rappeler un passé où l’humanité regardait devant elle.
Derrida peut être déclaré saint patron de ce genre de musique, parce
qu’il a également écrit sur le «mal d’archive».
Cette fascination pour le spectral traverse également les arts numériques ?
L’hauntology a un lien clair avec les courants culturels qui
se frottent au fétichisme, aux médias morts et aux formats vétustes, de
même qu’avec l’esthétique du flou et du lo-fi. Je pense que tous ces
courants peuvent être vus comme une même contre-culture opposée à
l’hyperconsommation et à ce monde numérique bourdonnant, fait d’images
haute définition et de connexions super rapides. Cependant, dans la
mode, le vintage chic est aussi une forme de consumérisme. Je suis sûr
que Pierre Bourdieu aurait eu quelque chose à dire sur les vecteurs de
classes qui se cachent dans ce genre de goût.
Les nouvelles technologies ont bouleversé la manière dont la musique
est produite, distribuée et consommée. Mais quid de la musique
elle-même ?
Il ne me semble pas qu’elle ait changé tant que cela. En 2012, le rap
et le R’n’B ne sont pas très différents du rap et du R’n’B de 1999. Ni
leur structure rythmique, ni la manière de rapper ou de chanter, ni même
en termes de contenu ou du type de personnalités qui deviennent des
stars. La musique électronique a été légèrement plus inventive, mais
même des courants comme le dubstep ne me semblent qu’une extension des
années 90, démarrées avec la rave et qui se sont poursuivies avec la
jungle et la drum’n’bass. Le grime, qui m’excitait beaucoup au début de
la décennie 2000, est devenu plus ou moins statique depuis 2005. Il y a
plein d’énergie et de différences subtiles dans le champ des musiques
électroniques, mais pas autant que les avancées immenses et les
tangentes mutantes apparues à la fin des années 80 et 90 […].
Le remix et le mashup - qui consistent à mêler dans un seul morceau
une multitude d’éléments samplés dans d’autres préexistants - ne
sont-ils pas la quintessence de ces dernières années ?
Comme phénomène, le mashup semble en effet en lien avec l’âge de la
musique numérique et de la surcharge pop. Mais quelque chose qui y
ressemblait fort était déjà expérimenté par des DJs à la fin des
années 80 - comme Bomb the Bass, Coldcut, Norman Cook [alias Fatboy Slim, ndlr]
avec son projet Beats International - et aussi dans l’avant-garde par
des figures comme John Oswald avec son projet Plunderphonics. Ces DJs
utilisaient le sampling, mais les collages de type mashup existaient
bien avant.
Un pionnier de la musique concrète comme Bernard Parmegiani a fait
quelques pièces à partir de musique pop. L’idée d’un disque réalisé
entièrement à partir de morceaux d’autres disques n’a pas été inventée
par les producteurs de mashup comme Girl Talk. Toutefois, la technologie
a grandement facilité sa production et sa distribution sur le Net.