[Les extraits reproduits ci-dessous sont tirés de la contribution de Jörn Etzold à Dérives pour Guy Debord,
Van Dieren Éditeur.]
Ma
thèse, c’est donc que le rapport entre la révolution et la mélancolie
chez Debord n’est ni un hasard ni un récit et constitue peut-être le
cœur même de sa « théorie » et de ses actions. Je comprends la théorie
du spectacle comme une théorie structurellement mélancolique et je veux
essayer d’esquisser avec Debord une théorie mélancolique de la
modernité. Bien entendu, cela ne veut pas dire que cela soit simplement
la théorie imputable à l’individu mélancolique « Debord ». La mélancolie
est structurelle — et on peut dire que, chez l’hégélien Debord, la
mélancolie, c’est l’affect anti-hégélien ou a-hégélien ; la mélancolie,
c’est l’effet d’une relève toujours suspendue et inachevée. Mais
inversement, la nécessité ou l’urgence d’une révolution de la praxis de la vie quotidienne, naît aussi de cette mélancolie structurelle.
[…]
[Benjamin et Debord]
Pour
Benjamin, donc, le monde vide, c’est le monde dans lequel la praxis de
la vie, des gestes du quotidien n’ont plus aucun rapport avec la
transcendance — avec ce qui transcende la vie et la met en rapport avec
les morts, le salut, la rédemption. Benjamin parle d’un monde dans
lequel « il n’y a aucune différence entre les actions des hommes » (« die Menschenhandlungen sich nicht unterschieden »). Pour Benjamin, ce monde vide donne alors naissance à une nouvelle forme de théâtre : c’est le Trauerspiel,
littéralement : « le jeu du deuil », le théâtre baroque. Benjamin
annonce qu’il ne faut pas le comprendre en partant du héros, comme dans
la tragédie grecque, mais en partant du spectateur. C’est le
spectateur qui, habitant un monde vide et dont les gestes
n’entretiennent aucun rapport avec la transcendance, se console avec la
contemplation de ce théâtre. Il est seul dans cette consolation, même
lorsqu’il est parmi d’autres, et il ne se console que pour un temps
limité. Dans la représentation du Trauerspiel, dit Benjamin, « le
sentiment [de la tristesse] donne une vie nouvelle, comme un masque, au
monde déserté, afin de jouir à sa vue d’un plaisir mystérieux » (« Trauer
ist die Gesinnung, in der das Gefühl die entleere Welt maskenhaft
neubelebt, um ein rätselhaftes Genügen an ihrem Anblick zu haben »).
Donc, la modernité, ce n’est pas simplement l’évidement du monde, c’est
aussi sa réanimation artificielle, opérant comme un masque ou une
prothèse. Si la réforme est l’évidement du monde, la contre-réforme y
répond par une forme spécifique du spectaculaire. Ce spectacle ne donne
pas une réponse aux questions liées au salut, mais met en scène
l’impossibilité d’une réponse. Si donc l’histoire du salut est
interrompue ou abîmée, les morts dont la vie éternelle n’est plus
garantie y retournent sous la forme de spectres. Ils ne sont pas sauvés,
mais les vivants peuvent tout de même entretenir avec eux un rapport
mélancolique.
[…]
J’ai
déjà remarqué comment Benjamin annonce que depuis l’abolition de la
valeur des bonnes œuvres par Luther, « il n’y avait aucune différence
entre les actions des hommes » car la praxis n’entretient plus aucun
rapport avec la transcendance et est rejetée dans la stricte immanence.
Le temps n’est plus « encadré » par une histoire du salut mais perçu
comme une « cataracte » d’unités homogènes et vides. Pour Marx, de même,
la praxis des hommes devient homogène et interchangeable quand elle est
mesurée comme temps de travail pour former la seule « substance
sociale » des sociétés capitalistes. Comme « travail », donc comme
« travail abstrait », les actions des hommes ne se distinguent plus,
elles n’ont plus rapport qu’à elles-mêmes : le « travail » unifie et
homogénéise toutes les pratiques de l’homme qui deviennent
universellement interchangeables. À la racine de l’analyse de la valeur
de Marx, il y a aussi une mélancolie structurelle.
[…]
De
ce point de vue aussi, on peut établir un rapprochement entre la
théorie de Benjamin et celle de Marx et de Lukács ; si selon la théorie
du fétichisme de la marchandise et de la réification, ce n’est que le
travail abstrait — donc le temps homogène — qui fait lien dans les
sociétés capitalistes, si les actions et les gestes des hommes
deviennent interchangeables dans une immanence globale, c’est aussi une
forme de théâtre — ou bien de spectacle —
qui répond à cet évidement du monde et de la praxis humaine : le
théâtre de la marchandise, mis en scène dans un espace-temps. Il offre à
la société dont la seule base est le travail, autrement dit : le temps
vide — le « temps irréversible », un « temps des choses », « découpé en
fragments abstraits égaux », comme le dit Debord dans La Société du spectacle —
il offre donc à cette société globale pour seul moyen de se reconnaître
une image spéculaire. Mais cette image est toujours déjà falsifiée :
parce qu’elle ne montre pas les humains, leurs désirs et leur
communauté, mais des choses qui vivent, des spectres.
[…]
Le
spectacle, donc, est un « sous-produit de l’éternité » parce qu’il
prétend qu’il y a quelque chose qui surpasse ou transcende la vie
quotidienne. Parce qu’il est « la reconstruction matérielle de
l’illusion religieuse ». Mais la religion selon Debord, n’existe plus (à
moins que, comme l’écrit Benjamin, elle ne se soit transformé
entièrement en « capitalisme »). Il n’y a que ce monde, le monde vide,
comme le disait Benjamin, il n’ya que les humains et leurs actions dans
leur immanence absolue : « Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux
qui ne soit à leur image, tout leur parle d’eux-mêmes » ; c’est une
citation de Marx que le jeune Debord utilise souvent. Au lecteur de
savoir s’il la trouve révolutionnaire ou mélancolique.
[…]
Si
la vie, c’est s’investir dans le temps irréversible sans revenu ou
revenance, le spectacle, par contre, c’est la promesse d’une survie. Or
le spectateur ne vit pas, il survit. Soit devant sa télévision, soit
dans son abri antiatomique privé dont les images servent d’illustration à
un numéro entier du journal de l’I.S. : le spectateur, le consommateur,
c’est le survivant ; il conserve l’espérance eschatologique chrétienne,
mais il le fait d’une manière dégénérée, et « sécularisée » ; et au
lieu de faire l’expérience du vide et du « temps irréversible » comme
seule expérience de la modernité, lui, le spectateur, il se console avec
des spectacles qui établissent un temps « pseudo-cyclique » ; un temps
qui se transforme, selon Lukács, en espace, un temps qui devient l’objet
d’une contemplation passive. Dans le spectacle, on peut entrer dans le
temps comme dans un espace, falsifier chaque moment de l’histoire,
intégrer les arts du passé dans le présent. Tout est la de manière
spectrale, réanimé à la manière d’un masque (maskenschaft neubelebt).
Le spectacle, c’est la parodie de la rédemption ou bien de la relève
hégélienne, sa dernière sécularisation. Le spectacle, c’est aussi la fin
de l’histoire, mais une fin parodique — comme l’a déjà anticipé Marx
dans le 18 Brumaire comme étape finale de la bourgeoisie.
[…]
Chaque
image, chaque geste, chaque sentiment est déjà infiltré, préformé et
donc falsifié par le spectacle mondial et n’est donc qu’un signe de plus
indiquant l’usure, la décrépitude et la vanité totale et irréversible
du monde. Debord, le révolutionnaire mélancolique, les trouve partout ;
il les lit. Car la
mélancolie, selon Benjamin, est fortement liée à la notion de
l’allégorie ; chaque chose peut en signifier une aitre et en général,
chaque chose signifie (en tant que chose, donc en tant que fragment isolé) l’usure de la totalité et de l’unité, leur perte irréversible.
[…]
La
mélancolie qui ne voit que des fragments isolés, des pièces sans
rapport organique, cherche partout l’unité perdue, mais elle est bien
sûr chaque fois déçue car elle ne retrouve que d’autres fragments.
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