"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

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mardi 14 février 2012

Les lumières de l’Aufklärung. La symbolique de la modernité et l'élimination de la nuit

par Robert Kurz

 
« Les classes révolutionnaires, au moment de l'action, ont conscience de faire éclater le continuum de l'histoire. La Grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. Le jour qui inaugure un calendrier nouveau fonctionne comme une accélérateur historique. Et c'est au fond le même jour qui revient sans cesse sous la forme des jours de fête, qui sont des jours de commémoration. Les calendriers ne mesurent donc pas le temps comme le font les horloges. Ils sont les monuments d'une conscience historique dont toute trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans, et qui transparaît encore dans un épisode de la révolution de Juillet. Au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur des horloges. Un témoin oculaire, qui devait peut-être sa clairvoyance au hasard de la rime, écrivit alors :

" Qui le croirait ! On dit qu'irrités contre l'heure,

De nouveaus Josués au pied de chaque tour,

Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour "
»

Walter Benjamin, " Le concept d'Histoire " in Oeuvres, Paris, Folio, p. 440
   
 
 

Plus de 200 ans après, nous sommes toujours éblouis par la brillance de l’Aufklärung [1] bourgeoise. L’histoire de la modernisation s’enivre de métaphores évoquant la lumière. Le grand soleil de la raison est censé chasser l’obscurité de la superstition et visibiliser le désordre du monde pour enfin pouvoir construire la société selon des critères rationnels.
 
L’obscurité n’est pas perçue comme l’autre face de la vérité, mais comme l’empire du Mal. Les humanistes de la Renaissance polémiquaient déjà avec leurs adversaires en les traitant « d’obscurantistes ». En 1832, Goethe, sur son lit de mort se serait écrié : « Plus de lumière ». Un classique se doit de partir en beauté. Les romantiques se défendaient contre la froide lumière de la raison en se tournant synthétiquement vers les religions. Face à la rationalité abstraite, ils prônaient une irrationalité non moins abstraite. Plutôt que de s’enivrer de métaphores inspirées de la lumière, c’est de l’obscurité qu’ils se saoûlaient, comme Novalis dans son «Hymne à la nuit».
 
Mais ce simple retournement de la symbolique de l’Aufklärung passait en fait à côté du problème. Les romantiques n’ont nullement dépassé un unilatéralisme jugé suspect, ils ont juste occupé l’autre pôle de la modernisation, devenant alors véritablement les zélateurs «obscurantistes» d’une pensée réactionnaire et cléricale.
 
Mais la symbolique de la modernisation peut être critiquée par un autre biais, en dénonçant la déraison paradoxale de la raison capitaliste elle-même. Car, en effet, les métaphores modernes de la lumière sentent le brûlé du mysticisme. Un au-delà, source de lumière éclatante, comme le représente la raison moderne, évoque la description des empires des anges, éclairés par l’éclat divin ou les systèmes religieux de l’Extrême-Orient, d’où nous vient le concept de «l’illumination». Même si la lumière de la raison moderne est censée être d’ici- bas, elle a tout de même un caractère sacrément transcendantal. L’éclat céleste d’un Dieu tout simplement impénétrable s’est sécularisé dans la banalité monstrueuse de la fin en soi capitaliste, dont la cabale de la matière est l’accumulation insensée de la valeur économique. Il ne s’agit pas là de raison, mais d’un non-sens supérieur; et ce qui brille est l’éclat d’une absurdité qui blesse les yeux.

 

Héritiers de l'Aufklärung

lundi 7 novembre 2011

La reproduction de la vie quotidienne


La reproduction de la vie quotidienne
Fredy Perlman (première parution : 1969)
Mis en ligne le 20 septembre 2011
Version papier disponible chez : Ravage Éditions (Paris)

The Reproduction of Daily Life, écrit à Kalamazoo (Michigan) a été publié pour la première fois en 1969 chez Black & Red Books, à Detroit. Il fut réédité en octobre 1992 dans Anything Can Happen, chez Phoenix Press, à Londres. Une première traduction française est parue dans la revue L’Homme et la Société n° 15 du premier trimestre 1975. Une seconde traduction française a été publiée dans (Dis)continuité n° 15 en juillet 2001. La traduction ci-présente, inédite, est effectuée par Ravage Éditions en 2011, à Paris.


L’activité quotidienne des esclaves reproduit l’esclavage. Par leur activité quotidienne, les esclaves ne se reproduisent pas seulement physiquement eux-mêmes et leurs maîtres, ils reproduisent également les instruments par lesquels leurs maîtres les oppriment, ainsi que leurs propres habitudes de soumission à l’autorité du maître. Pour les hommes vivant dans une société fondée sur l’esclavage, le rapport maître-esclave semble à la fois naturel et éternel. Pourtant, les hommes ne naissent pas maîtres ou esclaves. L’esclavage est une forme sociale spécifique à laquelle les hommes sont soumis exclusivement dans des conditions matérielles et historiques déterminées.
L’activité quotidienne concrète des salariés reproduit le salariat et le capital. Par leurs activités quotidiennes, les hommes « modernes », comme les membres d’une tribu ou les esclaves, reproduisent les habitudes, leurs relations sociales et les idées de leur société, ils reproduisent la forme sociale de la vie quotidienne. De même que le système tribal et l’esclavage, le système capitaliste n’est ni la forme naturelle, ni la forme définitive de la société humaine. Comme les formes sociales précédentes, le capitalisme est la réponse spécifique à des conditions matérielles et historiques données.
Contrairement aux formes précédentes d’activité sociale, la vie quotidienne dans la société capitaliste transforme systématiquement les conditions matérielles auxquelles le capitalisme répondait à l’origine. Certaines limites matérielles à l’activité humaine sont progressivement maîtrisées. A un degré élevé d’industrialisation, l’activité concrète crée ses propres conditions matérielles ainsi que sa forme sociale. Ainsi, l’objet de notre analyse ne doit pas se limiter à la manière par laquelle l’activité concrète dans la société capitaliste reproduit cette société capitaliste, mais aussi aux raisons qui font que cette activité elle-même supprime les conditions matérielles auxquelles répond le capitalisme.

mardi 25 octobre 2011

« Le spectacle comme illusion et réalité : Guy Debord et la critique de la valeur »


Ce texte ci-dessous de 12 pages est la retranscription d'une allocution du philosophe Gérard Briche sur la signification du concept de spectacle chez Debord au regard de la critique de la valeur.





Une parole de scandale dont on a pas fini d'entendre parler. La notion de spectacle dont les situationnistes ont fait le concept critique le plus connu, est une notion équivoque. Sa banalité apparente a été beaucoup dans le fait, qu'il soit employé par nombre de coquins qui s'autorisent de Debord en tout inconscience ou en toute imposture. Le comble de ces impostures qui sont les plus conscientes, étant qu'on va attribuer aux situationnistes et à Guy Debord, au déni de l'évidence et des déclarations explicites de Guy Debord, une haine des images. Je cite quand même, par exemple, l'avis qu'il donne en tête de son Panégyrique : "  Les tromperies dominantes de l'époque sont en passe de faire oublier que la vérité peut se voir aussi dans les images ". Et on sait, on le verra tout à l'heure, que Debord n'a jamais méprisé l'usage des images. Mon propos ne sera pas pourtant de préciser la théorie situationniste du spectacle. Il sera beaucoup plus modeste. Enfin, en même temps, plus modeste et plus ambitieux.  Modeste parce qu'il va se limiter à situer le concept situationniste de spectacle à l'analyse de la marchandise. Je rappelle que la société du spectacle est désignée comme " société spectaculaire-marchande ". Guy Debord lui donne une consistance critique rigoureuse, mais, c'est en tout cas l'hypothèse que je voudrai vous proposer, il ne va pas au bout du chemin. Alors, est-ce que ce terme de spectacle serait une banalité de base ? Est-ce qu'il n'y a pas exagération à y voir un concept, un concept de l'analyse critique ?

Pour lire la suite...

Voir le Fichier : Le_spectacle_comme_illusion_et_realite_2_40.pdf

dimanche 2 octobre 2011

"UN P'TIT GIONO POUR LA ROUTE!"

« Ce n’est pas à l’aide d’une machine que l’homme finira par aller dans la lune, c’est à l’aide de l’homme que la machine finira par aller dans la lune. Nous ne sommes plus les premiers en grade, une race d’êtres, la plupart métalliques, composés de boulons, de bielles, de courroies, de roues dentées, de cylindres, et d’un tas de trucs nous a supplantés au sommet de la création. Nous sommes désormais ses esclaves. Nous croyons encore agir quand depuis longtemps on nous fait agir; nous croyons encore avoir une sorte de libre arbitre quand, depuis longtemps, nous sommes arbitrés par des agencements de métal ; nous croyons avoir encore une âme quand, depuis les grandes découvertes du xxe siècle, elle n’est plus fabriquée par notre sang, mais par de l’essence, de la houille blanche ou de la fission nucléaire. Loin de moi la pensée de vouloir me placer sur le plan métaphysique, restons dans le concert, contentons-nous de mettre les choses dans l’ordre. Il y a belle lurette que l’auto, par exemple, n’est plus un moyen de transport ; c’est une machine qui aime se balader et se sert d’un homme à cette fin. Il faut être démuni du plus petit sens de l’observation pour croire encore que l’homme se sert de l’automobile. Regardez bien, observez et observez-vous, vous allez être stupéfait de constater que c’est l’automobile qui se sert de l’homme pour se balader, qui se sert de vous. Votre instinct s’en est déjà alarmé, d’ailleurs ; vous le savez dans votre inconscient (comme on dit), c’est seulement une sorte d’orgueil primaire, hérité des grandes époques laïques de la fin du xixe siècle qui vous empêche d’en convenir. Néanmoins, parfois, cela vous échappe. Il est courant quand on se déplace (difficilement) en auto dans une grande ville de dire, irrité par les encombrements, « Ces villes n’ont pas été faites pour l’auto. » C’est un fait, et de très belles : Rome, Paris, etc., ont été faites pour des hommes. Pour vous, quand vous étiez encore des hommes, et maintenant que vous n’en êtes plus, vous rêvez de les éventrer, d’en détruire les monuments, la beauté, pour qu’enfin elles soient faites a pour l’auto .». La beauté qui rendait ces villes dignes de l’homme, vous ne la voyez plus, vous voyez une beauté différente, « digne de l’auto ». Tout le réseau routier de la France et de l’étranger, du monde, est en train de se modifier pour qu’il soit, non plus adapté à l’homme, mais adapté à l’auto. Le rêve de l’homme qui avait été jusqu’ici la petite route ombragée de beaux arbres, serpentant à travers les prés, est devenue organisée par le rêve de l’automobile : l’autoroute, sans arbres, sans ombres, sans croisements, sans villages, avec le plus de pistes possibles montantes et descendantes, toutes droites. Le paysage ne compte plus. Si vous vous serviez de l’automobile, il continuerait à compter ; comme c’est l’automobile qui se sert de vous, et qu’elle se fout du paysage, vous vous en foutez. Plus rien à voir, il n’y a plus qu’à conduire ; c’est ce que l’auto voulait. Vous la dérangiez dans son plaisir à elle quand vous preniez plaisir (ça date de longtemps) à vous arrêter pour cueillir des narcisses, des violettes, du thym, des cerises, ou devant un beau point de vue, une chapelle romane, ou à flâner sous des ombrages, notamment sous les acacias fleuris du mois de mai qui ont un parfum si enivrant. Elle s’est arrangée pour que vous ne la dérangiez plus. C’est elle qui commande, vous n’êtes plus que son employé, son larbin, et par un procédé que réprouveraient tous les syndicats de gens de maison, elle vous a obligé à aimer ce qu’elle aime. »
Jean Giono, La machine in Les terrasses de l’île d’Elbe, Gallimard (1976)

mardi 27 septembre 2011

La marchandise cette inconnue : Résumé du chapitre 2 de « Les Aventures de la marchandise » d'Anselm Jappe

La double nature de la marchandise

 

La marchandise n'est pas une donnée naturelle contrairement à ce que pensent ceux qui s'affrontent uniquement sur le terrain de sa répartition. Malgré ce qu'en disent ceux qui se réclament traditionnellement de Marx, celui-ci avait fondé son oeuvre sur une analyse critique de cette fausse évidence. Eclairer et prolonger cette critique est le travail nécessaire - à la fois indispensable et allant de soi - de notre époque.

 

Marx décrit, avec la marchandise, le germe conceptuel de la société bourgeoise, le principe logique qui, en déployant sa structure interne contradictoire, en produit tous les phénomènes. Il faut donc s'attacher à saisir le propos fondamental exposant cette contradiction.

 

La marchandise est un bien disposant d'une propriété particulière puisque sa valeur d'usage incommensurable en tant que bien est complétée d'une valeur d'échange destinée à la comparer à toutes les autres marchandises sous un même rapport. La valeur d'échange est l'expression phénoménale d'une substance commune à toutes les marchandises.

 

Cette substance est le travail qui les a créées, vu sous l'angle indifférencié et uniquement quantitatif de la durée moyenne que l'on doit y consacrer globalement dans la société. La valeur – à ne pas confondre avec valeur d'échange – est la quantité de ce travail abstrait. Le travail producteur de marchandises a de fait aussi ce double aspect d'être concret en tant que tâche particulière accomplie dans un contexte donné, et abstrait en tant que temps de travail humain socialement dépensé.

 

Cette abstraction qu'est la valeur n'a pas d'existence en dehors des rapports entretenus dans une société où la marchandise est la forme dominante des échanges. Pour se manifester, la valeur nécessite le contexte d'un rapport d'échanges entre marchandises. Dans ce rapport asymétrique mais renversable, la valeur de l'une, qui exprime leur substance commune, va être exprimée par la valeur d'usage de l'autre. Mais l'échange entre marchandises est la généralité, aussi la valeur d'une marchandise s'exprime dans n'importe quelle valeur d'usage1  . Toutes les marchandises trouvent donc leur équivalent dans la forme simple et unitaire d'une marchandise donnée qui est immédiatement équivalent général. C'est l'argent qui va jouer ce rôle. La marchandise explique l'argent et non le contraire.

 

La conséquence fondamentale de cette analyse est le caractère fétiche de la marchandise. L'activité sociale qu'est le travail productif n'est plus perceptible aux travailleurs que sous l'aspect objectivé de la forme marchande. Ils ne sont de plus pas conscients d'être les agents de cette objectivation par la façon quasi exclusive qu'ils ont de produire et d'échanger des biens sous forme de marchandises. Ils tirent donc du mouvement apparent des choses la conviction de lois "naturelles".

   

samedi 24 septembre 2011

Est-ce qu'il y a un art après la fin de l'art ?

Les situationnistes avaient annoncé dans les années cinquante et soixante le «dépassement» et la «réalisation» de l’art. Pour eux, l’art avait perdu sa raison d’être et son histoire était terminée ; et Guy Debord a réaffirmé en 1985 que cette proclamation n’était pas exagérée, parce que «depuis 1954 on n’a jamais plus vu paraître, où que ce soit, un seul artiste auquel on aurait pu reconnaître un véritable intérêt» [Guy Debord, préface à Potlach 1954-1957, éditions Gérard Lebovici, 1985].

Si l’on prend au sérieux les thèses situationnistes — et il est devenu difficile de ne pas le faire  — alors surgit inévitablement cette question : comment se poser aujourd’hui face à la production artistique qui a continué dans le demi-siècle qui nous sépare de la fondation de l’I.S., et dans des proportions auparavant inimaginables ? La condamner en bloc est assurément très cohérent, mais n’offre aucune explication de ce qui est advenu, c’est-à-dire l’échec du projet historique de réaliser l’art dans la vie. Le dépassement de l’art tenté par les situationnistes a été en vérité un projet de sauver l’art, une dernière grande déclaration d’amour pour l’art et la poésie, jugés trop importants pour être laissés aux artistes et aux institutions culturelles. Ce n’était pas la créativité artistique que les situationnistes considéraient comme périmée, mais la fonction sociale de l’art, devenu incapable de contenir les richesses possibles de la vie humaine.

On doit admettre — et Debord lui-même l’a fait — que la réalisation de l’art n’a pas eu lieu. L’assaut du ciel est retombé sur terre, la société capitaliste spectaculaire, sérieusement ébranlée autour de 1970 (et il n’y avait pas que des révolutionnaires exaltés pour l’affirmer — il suffit de lire les rapports du patronat de l’époque [Par ex. en Luc Boltanski/Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard 1999, p. 249]) a réinstauré son règne sans partage, qui voit pointer à son horizon non plus la révolution, mais la chute définitive dans la barbarie généralisée. Dans cette situation, l’art qui, dans les années soixante, pouvait aux yeux des esprits les plus «avancés» sembler trop peu par rapport au «grandiose développement possible» [Internationale situationniste no 8  (1964)], ferait aujourd’hui figure de dernier refuge de la liberté. S’il n’est pas la richesse humaine réalisée, il pourrait être au moins ce qui en tient lieu, le souvenir, l’annonciation de sa venue possible. Ce serait mieux que rien. On pourrait donc finalement donner raison aux thèses de Theodor W. Adorno avec une argumentation «situationniste».

Mais si, du point de vue d’une critique radicale du monde existant (qui trouve nécessairement une de ses racines dans la pensée de Debord) il semble possible — du fait de l’évolution historique, et faute de mieux — d’admettre à nouveau la possibilité d’un art contemporain en général, cela ne signifie pas forcément faire l’éloge de cet «art contemporain», c’est-à-dire de la production artistique qui a effectivement eu lieu après 1975. La réflexion théorique n’a pas pour tâche de justifier le présent ou de le glorifier — et cela est vrai non seulement pour la politique ou l’économie, mais aussi pour l’art. Avant d’analyser ce que font les artistes d’aujourd’hui (ou ceux que le marché, les médias et les institutions désignent comme tels) il faudrait peut-être poser une question préalable : quelles attentes  peut-on formuler légitimement à l’égard de l’art contemporain ?

Bien sûr, certains nieront a priori la pertinence de tout discours sur l’art contemporain fondé sur une théorie sociale. Aujourd’hui, dans la «démocratie plurielle» évoquée onctueusement à longueur de journée, chacun, artiste et public, est libre, dit-on, de faire son choix dans la pluralité des pratiques et d’y effectuer son zapping selon ses envies. Tout jugement de valeur qui se veut objectif, surtout s’il se fonde sur des considérations non strictement internes à l’œuvre, passe alors pour démodé, voire totalitaire.

Il n’y a rien qu’on puisse objecter à cette conception libérale de l’art : chacun est effectivement libre de s’y adonner comme il est libre de manger chez McDonalds, de regarder la télévision, ou de voter aux élections. En revanche, ceux qui ne s’en accommodent pas, ou qui prétendent au moins qu’il devrait être possible d’élaborer quelques critères qui ne soient pas purement subjectifs pour parler des produits culturels et juger de leur importance, seraient peut-être d’accord sur ce point de départ minimal : les productions culturelles font partie de la sphère symbolique, de ces structures avec lesquelles les hommes ont toujours tenté de se représenter et de s’expliquer à eux-mêmes la vie et la société, et parfois aussi de les critiquer. On peut s’interroger alors sur la capacité de l’art contemporain à créer des symboles qui ne seraient pas purement personnels, mais qui correspondraient à un vécu plus large, et sur cette base on pourrait risquer quelques opinions sur les créations d’aujourd’hui.

La question ne doit pas être posée de façon abstraite : il ne s’agit pas de déterminer une essence intemporelle de l’art au-delà de ce que nous venons d’énoncer, mais de parler du hic et nunc. Quels sont les traits essentiels de la vie d’aujourd’hui qui demandent une traduction sur le plan symbolique ? Il ne peut pas s’agir simplement d’injustices, de guerres et de discriminations, parce que celles-ci forment depuis longtemps le tissu de l’existence sociale. Plus spécifiquement, l’époque «contemporaine» se distingue par la prévalence désormais totale de ce phénomène que déjà Karl Marx a appelé le fétichisme de la marchandise. Ce terme indique bien plus qu’une adoration exagérée des marchandises, et il ne se réfère pas non plus à une simple mystification. Dans la société moderne — capitaliste et industrielle — presque toute activité sociale prend la forme d’une marchandise, matérielle ou immatérielle. La valeur de la marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production. Ce ne sont pas les qualités concrètes des objets qui décident de leur sort, mais la quantité de travail qui leur est incorporée — et celle-ci s’exprime toujours dans une somme d’argent. Les produits de l’homme commencent ainsi à mener une vie autonome, régie par les lois de l’argent et de son accumulation en capital. Le «fétichisme de la marchandise» est à prendre à la lettre : les hommes modernes — tout comme ceux qu’ils nomment les «sauvages» — vénèrent ce qu’ils ont produit eux-mêmes, en attribuant à leurs idoles une vie indépendante et le pouvoir de les gouverner à leur tour. Il ne s’agit pas d’une illusion ou d’une tromperie, mais du mode de fonctionnement réel de la société marchande. Cette logique de la marchandise domine désormais tous les secteurs de la vie, bien au-delà de l’économie (et la théorie du spectacle de Debord en reste une des meilleures descriptions). Parmi les très nombreuses conséquences de cette religion matérialisée, il faut ici mentionner la suivante : en tant que marchandises, tous les objets et tous les actes sont égaux. Ils ne sont rien d’autre que des quantités plus ou moins grandes de travail accumulé, et donc d’argent. C’est le marché qui exécute cette homologation, au-delà des intentions subjectives des acteurs. Le règne de la marchandise est donc terriblement monotone, et il est même sans contenu. Une forme vide et abstraite, toujours la même, une pure quantité sans qualité — l’argent — s’impose peu à peu à la multiplicité infinie et concrète du monde. La marchandise et l’argent sont indifférents au monde qui n’est pour eux qu’un matériel à utiliser. L’existence même d’un monde concret, avec ses lois et ses résistances, est finalement un obstacle pour l’accumulation du capital qui n’a d’autre but que lui-même. Pour transformer chaque somme d’argent en une somme plus grande, le capitalisme consomme le monde entier — sur le plan social, écologique, esthétique, éthique. Derrière la marchandise et son fétichisme se cache une véritable «pulsion de mort», une tendance, inconsciente mais puissante, à l’«anéantissement du monde».

L’équivalent du fétichisme de la marchandise dans la vie psychique individuelle est le narcissisme. Ici, ce terme n’indique pas seulement une adoration de son propre corps, ou de sa propre personne. Il s’agit d’une grave pathologie, bien connue en psychanalyse : une personne adulte conserve la structure psychique des toutes premières années de son enfance où il n’y a pas encore distinction entre le moi et le monde. Tout objet extérieur est vécu par le narcissique comme une projection de son propre moi, et en revanche ce moi reste terriblement pauvre à cause de son incapacité à s’enrichir dans de véritables relations avec des objets extérieurs — en effet, le sujet, pour ce faire, devrait d’abord reconnaître l’autonomie du monde extérieur et sa propre dépendance à son égard. Le narcissique peut apparaître comme une personne «normale» ; en vérité il n’est jamais sorti de la fusion originaire avec le monde environnant et fait tout pour maintenir l’illusion de toute-puissance qui en découle. Cette forme de psychose, rare à l’époque de Freud, est devenue au cours du siècle l’une des affections psychiques principales ; on peut en voir les traces un peu partout. Non par hasard : on y retrouve la même perte du réel, la même absence de monde — d’un monde reconnu dans son autonomie fondamentale — qui caractérise le fétichisme de la marchandise. D’ailleurs, cette dénégation résolue de l’existence d’un monde indépendant de nos actions et de nos désirs a représenté dès le début le centre de la modernité : c’est le programme énoncé par Descartes lorsqu’il découvre dans l’existence de sa propre personne la seule certitude possible.

Or, on peut s’attendre à ce que l’art contemporain, s’il veut être plus qu’une branche de l’industrie culturelle, tienne compte de ce détraquement si grave du rapport entre l’homme et son monde, qui n’est pas un destin métaphysique, mais la conséquence de la logique de la marchandise. George Lukács reprochait déjà à l’art d’avant-garde son «absence de monde» ; aujourd’hui, ce terme prend une signification nouvelle. Il semble alors légitime d’espérer l’apparition d’œuvres qui laissent entrevoir la possibilité d’arrêter la dérive vers l’inhumain et qui sauvegardent l’horizon ultime d’une réconciliation future entre l’homme et le monde, l’homme et la nature, l’homme et la société, et cela sans trahir cette perspective avec la prétention de sa réalisation immédiate ou déjà advenue. On peut discerner une telle orientation vers la réconciliation dans les œuvres — au sens le plus large — qui prêtent une véritable attention à leur matériel, que ce soit la pierre, le tissu, l’environnement, la couleur ou le son. Le monde est plein d’architectes qui ignorent tout des propriétés des matériaux qu’ils emploient (la nouvelle Bibliothèque nationale à Paris en est un cas d’école), de stylistes qui ne savent pas comment tombe un tissu, de peintres qui seraient incapables de dessiner une pomme. C’est la culture du «projet» pour lequel le matériel n’est trop souvent qu’un support inerte que le sujet peut manipuler pour y déposer ces «idées». C’est une forme de narcissisme et de dénégation du monde, ressenti comme trop indocile aux sentiments de toute-puissance du consommateur. Explorer les potentialités et les limites du matériel, du son, des mots, et voir où on peut arriver ensemble, au lieu de les plier à sa volonté, constitue ainsi un premier pas vers un rapport moins violent avec le monde, les autres hommes, la nature. Cela n’est pas un plaidoyer pour un art «objectif» ou un refus de l’introspection et de toute œuvre où le sujet s’occupe de lui-même : on peut comprendre, et dire, beaucoup de choses sur le «monde» en regardant à l’intérieur de soi (et on peut aussi parler du monde extérieur sans y trouver en vérité autre [chose] que des reflets de soi-même).

La logique fétichiste traverse la société entière, et aussi chaque individu. Elle ne permet pas de distinguer nettement entre acteurs et victimes, oppresseurs et opprimés, exploiteurs et exploités, bons et méchants. Tout un chacun participe à cette logique (mais pas de la même manière). C’est pourquoi la bonne volonté (par exemple, l’intention de se battre contre les préjugés, ou pour les victimes du Sida) ne suffit pas. Pousser les individus à être un peu plus gentils et conviviaux dans leur vie quotidienne, comme le propose l’«esthétique relationnelle», dégrade l’art en thérapie contre la froideur du monde. S’il veut briser la dureté des individus fétichistes et narcissiques, l’art lui-même doit être dur et difficile. Cela ne veut pas dire volontairement cryptique, mais exigeant. Cet art doit heurter — non des conventions morales déjà complètement ébranlées, mais l’entêtement des êtres humains dans leur existence empirique, leur pétrification dans les catégories courantes (ce qui aujourd’hui n’exclut pas la liquéfaction la plus extrême). Idéalement, ce ne sont pas les œuvres qui doivent plaire aux hommes, mais les hommes qui devraient tenter de suffire aux œuvres. Il ne revient pas au spectateur/consommateur de choisir son œuvre, mais à l’œuvre de choisir son public, en déterminant qui est digne d’elle. Ce n’est pas à nous de juger Beethoven ou Malevitch ; ce sont eux qui nous jugent et qui jugent de notre faculté de jugement. L’art, s’il ne veut pas participer à la marche de ce monde, doit s’abstenir de venir à la rencontre des «gens», faciliter leur vie, rendre la société plus sympathique, être utile, plaire ; il reste plus fidèle à sa vocation lorsqu’il s’oppose à la communication facile et s’efforce de confronter son public avec quelque chose de plus «grand» que lui. Il ne faut pas aimer les hommes, mais ce qui les dévore.

Mais est-ce que ce genre d’œuvres va arriver ? Les signaux ne sont guère encourageants. Il est beaucoup plus facile de dresser un constat du monde actuel que d’indiquer des œuvres qui en rendent vraiment compte, ou seulement de les imaginer concrètement. Encore moins voit-on avancer un courant artistique cohérent capable d’assumer l’état du monde, tel que l’ont fait la peinture abstraite réagissant au devenir-abstrait de la vie sociale au début du XXe siècle, ou le surréalistes, d’un côté, et les constructivistes, de l’autre, en offrant différents instruments pour réagir à l’irruption de la société industrielle dans la vie quotidienne et au «désenchantement du monde».

Il faut cependant poser la question : la situation actuelle de l’art contemporain, maintes fois déplorée, est-elle une simple aberration ? Est-ce la faute des artistes, des musées, des institutions ? Peut-on envisager une correction de la situation ? Une grande conférence de tous les professionnels de l’art qui décident de tout changer dans le monde de l’art ? Y a-t-il des artistes à valoriser qui sont actuellement négligés injustement, mais qui pourraient redresser la barre ? Faut-il refaire les programmes des écoles d’art ? Employer autrement les ressources que l’État alloue à la culture ? Rien n’est moins sûr. Le problème est plus grave. C’est l’état actuel de la société, et l’évolution qui l’a amené, qui rend si difficile toute autre situation de l’art. Le problème est que, depuis que quelque chose comme l’«art» existe — à partir de la Renaissance — jamais son rôle social a été si petit, jamais son existence si marginale, bien qu’on n’ait jamais vu une telle quantité d’artistes et une telle masse d’informations et de connaissances artistiques circuler dans le public, et de queues si longues devant les expositions. Le problème de l’art contemporain est son manque total de poids dans la vie collective, et le plus drôle c’est que ses professionnels s’en accommodent parfaitement — parce que ils n’ont jamais gagné autant. Mais y a-t-il des œuvres qui rendront compte, dans cent ans, de ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui ? Et y a-t-il des gens qui en ressentent la nécessité ?

Texte d’Anselm Jappe, auteur de Guy Debord. Essai, Denoël (2001) et Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël (2003).
Critique radicale de la valeur, 11 mai 2009.

dimanche 18 septembre 2011

Lectures - Guy Debord et la mélancolie révolutionnaire

 [Les extraits reproduits ci-dessous sont tirés de la contribution de Jörn Etzold à Dérives pour Guy Debord, Van Dieren Éditeur.]
 
 
 
Ma thèse, c’est donc que le rapport entre la révolution et la mélancolie chez Debord n’est ni un hasard ni un récit et constitue peut-être le cœur même de sa « théorie » et de ses actions. Je comprends la théorie du spectacle comme une théorie structurellement mélancolique et je veux essayer d’esquisser avec Debord une théorie mélancolique de la modernité. Bien entendu, cela ne veut pas dire que cela soit simplement la théorie imputable à l’individu mélancolique « Debord ». La mélancolie est structurelle — et on peut dire que, chez l’hégélien Debord, la mélancolie, c’est l’affect anti-hégélien ou a-hégélien ; la mélancolie, c’est l’effet d’une relève toujours suspendue et inachevée. Mais inversement, la nécessité ou l’urgence d’une révolution de la praxis de la vie quotidienne, naît aussi de cette mélancolie structurelle.

[…]

[Benjamin et Debord]
Pour Benjamin, donc, le monde vide, c’est le monde dans lequel la praxis de la vie, des gestes du quotidien n’ont plus aucun rapport avec la transcendance — avec ce qui transcende la vie et la met en rapport avec les morts, le salut, la rédemption. Benjamin parle d’un monde dans lequel « il n’y a aucune différence entre les actions des hommes » (« die Menschenhandlungen sich nicht unterschieden »). Pour Benjamin, ce monde vide donne alors naissance à une nouvelle forme de théâtre : c’est le Trauerspiel, littéralement : « le jeu du deuil », le théâtre baroque. Benjamin annonce qu’il ne faut pas le comprendre en partant du héros, comme dans la tragédie grecque, mais en partant du spectateur. C’est le spectateur qui, habitant un monde vide et dont les gestes n’entretiennent aucun rapport avec la transcendance, se console avec la contemplation de ce théâtre. Il est seul dans cette consolation, même lorsqu’il est parmi d’autres, et il ne se console que pour un temps limité. Dans la représentation du Trauerspiel, dit Benjamin, « le sentiment [de la tristesse] donne une vie nouvelle, comme un masque, au monde déserté, afin de jouir à sa vue d’un plaisir mystérieux » (« Trauer ist die Gesinnung, in der das Gefühl die entleere Welt maskenhaft neubelebt, um ein rätselhaftes Genügen an ihrem Anblick zu haben »). Donc, la modernité, ce n’est pas simplement l’évidement du monde, c’est aussi sa réanimation artificielle, opérant comme un masque ou une prothèse. Si la réforme est l’évidement du monde, la contre-réforme y répond par une forme spécifique du spectaculaire. Ce spectacle ne donne pas une réponse aux questions liées au salut, mais met en scène l’impossibilité d’une réponse. Si donc l’histoire du salut est interrompue ou abîmée, les morts dont la vie éternelle n’est plus garantie y retournent sous la forme de spectres. Ils ne sont pas sauvés, mais les vivants peuvent tout de même entretenir avec eux un rapport mélancolique.

[…]

mardi 21 juin 2011

LA SOCIETE SANS QUALITES

Lire le fichier en pdf : http://dl.free.fr/getfile.pl?file=/8EyalJehlink

Extraits introductifs de du texte La société sans qualités de Corentin Oiseau :


Le travail présenté ici se propose de renouer avec la théorie critique de la société. Il constitue donc, plus précisément, une critique du capitalisme. Nous tenterons d’effectuer celle-ci à la lumière de ce qu’il est convenu d’appeler : la « théorie de la valeur ». Cette théorie fait son apparition dès le livre premier du « Capital » de Marx, pour ne se retrouver ultérieurement au coeur des préoccupations que seulement d’une minorité de théoriciens, et ceci jusqu’à nos jours. C’est à la faveur des travaux du groupe allemand « KRISIS » (anselm Jappe, robert Kurz, norbert Trenkle….) qui réactualise l’analyse de la théorie de la forme valeur depuis une quinzaine d’années dans sa revue homonyme, que le travail ci-après trouve son opportunité. Le nouveau millénaire a vu resurgir la contestation sociale. Eteinte depuis quelques lustres, elle s’est vue occupée de nouveau le devant de la scène, avec ce qu’il est désormais commun d’appeler le « mouvement altermondialiste ». La critique du capitalisme qui en émerge est majoritairement illustrée dans son option « anti-néolibérale» (Negri, ATTAC et le mouvement altermondialiste ainsi que la totalité de l’extrême-gauche) et croit en la possibilité de réformer ce système, d’y apporter des corrections politiques. Pour ce faire, elle use du conflit théorique ouvert (les travaux d’Antonio Négri) et de l’intervention sociale à un niveau international (manifestations contre le G8 et les forums économiques mondiaux, création des forums sociaux mondiaux). Il s’agirait principalement sous cette modalité de « libérer le travail » de la tyrannie du capital. De cette façon, il appert que cette critique ne sort pas du périmètre de ce que l’on pourrait appeler un « marxisme traditionnel ».En effet, pour toutes conceptions théoriques et sociales « alternatives », il n’est proposé que de déterminer une distribution autre des catégories universelles qui règlent les échanges entre les hommes (la marchandise, l’argent, le travail et la valeur), c'est-à-dire sans pour autant opérer de critique catégorielle à proprement parler. La théorie de l’exploitation semble éclipser l’analyse fétichiste. Ainsi, « la logique de la marchandise » n’est jamais nommée. De même que sa contradiction interne, qui, pour la théorie de la valeur, est à la base même de la dynamique capitaliste, se trouve tout simplement niée : il ne s’agirait simplement dans cette critique que de mettre en exergue la lutte du « travail honnête » et exploité contre une méchanceté subjective capital
iste dominatrice (patrons, multinationales ou autres spéculateurs, desquels il faudrait libérer le travail exploité). Ce faisant, elle semble manquer la véritable nature du capitalisme.

vendredi 17 juin 2011

« Qui est Big Brother ? George Orwell et la critique de la modernité », par Robert Kurz.

Ce texte est paru dans Krisis, une revue germanophone qui prend des positions théoriques au-delà du marxisme traditionnel et contre la réalité du capitalisme de crise, bref, la critique du travail-fétiche et de l'illusion politique, du totalitarisme de l'économie de marché et de la gestion de crise étatique, du patriarcat de la société marchande et du spectacle postmoderne. Robert Kurz est le principal inspirateur de cette mouvance en Allemagne, il participe depuis 2004 au groupe-revue Exit !


Dans l'histoire de la littérature, sont apparues, régulièrement, certaines "œuvres universelles" ou "œuvres du siècle", métaphores de toute une époque et dont l'effet fut si important que leur écho continue de résonner jusqu'à nos jours. Ce n'est absolument pas le fruit du hasard si la forme littéraire de telles œuvres a souvent été la parabole. Cette forme permet de représenter des pensées philosophiques fondamentales de sorte qu'elles soient également lisibles comme des histoires colorées et captivantes. Une telle nature double n'apprend pas la même chose à celui qui est formé théoriquement et à l'enfant ou à l'adolescent, mais les deux peuvent dévorer ce même livre pareillement. C'est justement cela qui nourrit l'impression profonde laissée par de telles œuvres dans la conscience mondiale, jusqu'aux topiques de la pensée quotidienne et de l'imagination sociale.
 
Au XVIIIème siècle, Daniel Defoe et Jonathan Swift fournissaient, avec leurs grandes paraboles, des paradigmes au monde naissant de la modernité capitaliste. Le Robinson de Defoe devint le prototype de l'homme appliqué, optimiste, rationnel, blanc et bourgeois, créant, d'après un plan strict, sur l'île "sauvage" du monde d'ici-bas, en tant que concierge de son âme et de son existence économique, une place agréable à partir du néant, tout en élevant en outre par le "travail" les hommes de couleur "sous-développés" vers de merveilleux comportements civilisés.

Les utopies négatives

On pourrait comprendre le Gulliver de Swift comme la première utopie négative de la modernité. Disparaissant complètement pendant un XIXème siècle positiviste et de foi dans le progrès, ce genre revit une floraison insoupçonnée au XXème. Le roman de H.G. Wells (1866 – 1946), "La machine à explorer le temps" en a été un précurseur. Wells y pousse la société de classes victorienne jusqu'au stade de sa dégénérescence complète, où les descendants des capitalistes d'antan, devenus des nains beaux, mais bêtes et distraits, vivent sur la croûte terrestre tandis que les descendants de l'ancienne classe ouvrière, s'étant mués en êtres souterrains, s'engraissent cannibalistiquement de leurs antipodes.
 
Sous l'influence des guerres mondiales, de la crise économique généralisée et des dictatures industrielles, le genre de l'utopie négative n'a pas seulement réapparu, il a aussi déplacé son sujet du terrain sociologique de l'affrontement des classes à la vision d'un système unique et totalitaire. Les noires paraboles de Franz Kafka appartiennent à ce contexte, tout comme les œuvres d'une "science-fiction" populaire négative . Ce sont les romans "Nous autres" de Evgueni Zamiatine (1884 – 1963), écrit dès 1920 mais édité en anglais en 1925; "Le meilleur des mondes" d'Aldous Huxley (1894 – 1963) de 1932; et surtout les deux livres se reliant à ce sujet de George Orwell (1903 – 1950), dont nous fêtons cette année le centième anniversaire: "La ferme des animaux", publié en 1945, et l'utopie négative peut-être la plus célèbre: "1984", publiée en 1949.
 
On peut aisément imaginer de quelle façon, à l'occasion de ce jubilé, l'œuvre d'Orwell sera "honorée" par les panégyristes conformistes de l'actuel monde du capitalisme globalisé. On reconnaîtra à Orwell d'avoir été un grand démocrate de l'avertissement et de la mise en garde face à la terreur totalitaire des dictatures de Staline et d'Hitler. On le remerciera et l'on prétendra que ses paraboles fameuses ont aidé à mener l'humanité vers l'avenir libre, marchand et démocratique, aujourd'hui pratiquement réalisé. Et pour finir, on nous dira que l'œuvre d'Orwell appelle à toujours se méfier des tentations totalitaires qui surgissent du "Mal" de ce monde pour s'emparer de l'humanité. Et l'on pointera du doigt le fondamentalisme islamique, Saddam Hussein ou Milosevic.
 
Les démocratiques orateurs de la cérémonie en l'honneur d'Orwell ne soupçonneront certainement pas que ses utopies négatives sont déjà devenues réalité depuis longtemps et que nous vivons aujourd'hui dans le système le plus totalitaire de tous, dont le centre est l'Occident démocratique. Il est certain qu'Orwell lui-même ne pensait pas ainsi. Il semble évident que dans la perspective des années quarante du siècle passé, il ne visait véritablement, en écrivant ses paraboles, que l'expérience immédiate des nazis et du stalinisme; un peu d'ailleurs comme la philosophe Hannah Arendt avec son œuvre majeure, quelques années plus tard, dans les années cinquante. De grandes œuvres philosophiques et d'autres paraboles littéraires disent souvent davantage que ce qu'en savent leurs auteurs, et éclaircissent parfois de façon surprenante des situations futures qui du temps de leur conception n'entraient même pas en considération.
 
La première parabole orwellienne, "La ferme des animaux", est déjà instructive en ce sens. A première vue il s'agit d'une fable sur l'inutilité de toute révolution sociale, au motif que l'essence de la domination sociale, la structure du "pouvoir", resterait toujours la même. Cet argument anticipe une idée de base de la pensée post-moderne de Foucault entérinant de la même façon une sorte d'"ontologie du pouvoir" positiviste. En ce sens, Orwell est plus un pessimiste de la nature humaine qu'un idéologue enthousiaste de l'ordre établi, même si, comme tous les pessimistes, il a finalement défendu la société existante, dans son cas anglo-saxonne, comme étant la meilleure possible. Ce n'est pas pour rien que l'on a souvent comparé Orwell à Swift.

lundi 25 avril 2011

Thèses sur les gardiens de la marchandise (les chiens du spectacle)


1.
Parce que, par lui-même, tout produit du travail reste un objet sensible ordinaire, doté seulement d’une valeur d’usage, il faut toujours, à côté des
marchandises, et pour qu’elles apparaissent véritablement comme telles, des GARDIENS DE LA MARCHANDISE. Un marché d’échange existe si et seulement si les
possesseurs de marchandises [Warenbesitzern] se posent aussi comme leurs gardiens [Warenhüter].
 
 2.
Assurer la sécurité des marchandises, c’est-à-dire veiller à ce qu’elles fonctionnent effectivement comme des marchandises, à ce qu’elles soient
reconnues par nous non plus seulement comme des valeurs d’usage, mais aussi et d’abord comme des valeurs d’échange ; à ce qu’elles acquièrent par là
même une forme sociale qui n’a plus rien à voir avec leur forme naturelle, voilà quelle est la mission des gardiens de la marchandise. Les gardiens de la
marchandise ne sont pas tant les gardiens des marchandises, que les gardiens de leur statut ; les gardiens de la forme-marchandise elle-même.
 
3.
Dans Le Capital, le possesseur de la marchandise doit se poser comme son gardien pour pallier une double impuissance de la marchandise :
impuissance à se rendre sur le marché d’échange par elle-même, et impuissance à exprimer son prix par elle-même ; double impuissance qui est au fond
une unique impuissance de la marchandise à seulement être elle-même. La marchandise, en tant que valeur d’échange, est fondamentalement
hétéronome ; elle n’existe qu’à la faveur d’un élément extérieur qui la produit comme telle.
 
4.
L’hétéronomie de la marchandise, voilà la malédiction que le capitalisme s’emploie jour et nuit à conjurer. Car si la marchandise a besoin d’être gardée,
c’est bien que son statut ne va pas de soi, qu’il n’est pas spontanément et universellement admis, qu’il est peut-être même contre-nature ; qu’il tient en
tout cas à peu de choses. Si le spectacle est une guerre de l’opium permanente pour faire accepter l’identification des biens aux marchandises, les
gardiens de la marchandise sont eux-mêmes les fantassins de cette guerre de l’opium.
 
5.
Contre quoi la marchandise doit-elle être défendue à tout prix ? Il faut défendre la marchandise contre sa valeur d’usage, qui se donne hélas ! tout
entière dans l’apparition phénoménale des produits du travail. Une pâtisserie se donne à nous comme devant être mangée, un livre se donne à nous
comme devant être lu, un bâtiment vide se donne à nous comme devant être occupé. Tout objet, par lui-même, par ses propriétés physiques immédiates
— par sa forme, sa couleur, son odeur — dit seulement aux individus qui s’en approchent : « utilise-moi ». Tout produit du travail est, du fait même de sa
sensualité constitutive, un irrésistible objet de tentation.
 
6.
Pour Karl Marx, « on aura beau tourner et retourner une marchandise singulière dans tous les sens qu’on voudra, elle demeurera insaisissable en tant
que chose-valeur ». Car la valeur d’échange, à proprement parler, n’existe pas. Il sera donc nécessaire de poster un gardien devant chaque marchandise
pour que chacun d’entre nous opère la réduction phénoménologique, l’épochè propre à l’économie capitaliste. Le gardien de la marchandise assure ainsi
que tout produit du travail passe bien du monde sensible de l’usage au monde suprasensible de la valeur. Et si Marx invite à deux reprises les lecteurs du
Capital à « faire abstraction » par eux-mêmes, il faut pour les masses laborieuses, peu enclines sans doute à ce genre d’exercice, ces agents
d’abstraction que sont les gardiens de la marchandise et en présence desquels la forme naturelle des produits du travail s’évanouit. Ce qui, pour
l’économiste, relève de l’« abstraction » consentie, prendra alors, pour les masses, la forme du « quiproquo » ; quiproquo que la fonction du gardien de
la marchandise est précisément d’entretenir — ce qui, bien entendu, n’est jamais gagné d’avance. Un quiproquo : autant dire une belle mascarade.
 
7.
Si Karl Marx s’est intéressé à la constitution de la forme-marchandise, il a omis d’interroger les conditions de possibilité matérielles de cette
constitution. Certes une marchandise existe bien dès lors qu’une séparation est introduite entre une valeur d’usage et une valeur d’échange. Encore fautil
que cette séparation, somme toute théorique, soit rendue effective. De là cette nouvelle énigme de la marchandise, éludée dans Le Capital : comment
se fait-il, du fait de son statut si fragile, si évanescent, si fatalement absurde, comment se fait-il que chaque marchandise parvienne à se maintenir aussi
facilement comme marchandise ? Dit autrement, et pour paraphraser Gilles Deleuze et Félix Guattari, comment se fait-il que les démunis, les affamés,
les travailleurs pauvres, les exclus, comment se fait-il que ces individus ne volent pas toujours ?
 
8.
Les gardiens de la marchandise matérialisent précisément un élément de menace, voire de terreur, visant non pas tant à éloigner les individus (comme
l’exigerait la forme-propriété elle-même) que, les enjoignant au contraire de s’approcher, exacerbant même la tentation suscitée par la marchandise, de
différer pourtant la jouissance de l’usage. Les gardiens de la marchandise font apparaître l’existence de conditions d’accès à la valeur d’usage —
conditions foncièrement contingentes que leur rôle est précisément d’élever à la nécessité. Il faudra d’abord passer à la caisse. Le rapport au monde
induit par les gardiens de la marchandise veut que, étant mort de faim, la première question que je vais me poser, dans un lieu d’abondance, ne sera pas
de savoir qu’est-ce que je vais manger, mais bien est-ce que je vais manger ?
 
9.
Les gardiens de la marchandise permettent de résoudre profitablement le dilemme de la marchandise, qui doit être à la fois un objet d’attraction — il
faut bien qu’on l’achète — et un objet d’intimidation — il ne faut en aucun cas qu’on la vole. Puissance de la vitrine.
 
10.
Si les gardiens de la marchandise sont bien la condition de possibilité du fonctionnement de la forme-marchandise, il faut opérer alors l’inversion
suivante : ce ne sont pas tant les gardiens de la marchandise que l’on rencontre dans les lieux où se trouve de la marchandise, que la marchandise que
l’on rencontre dans les lieux où se trouvent des gardiens de la marchandise. La marchandise n’est pas tant en effet une chose, un objet extérieur, qu’un
certain rapport aux choses induit par la présence de ses gardiens. La forme-marchandise est une fonction f(x) qui associe à n’importe quel objet, mot,
idée, sentiment, individu, etc. (x) la présence d’un gardien de la marchandise f. Suivre la prolifération des gardiens de la marchandise sur le territoire
métropolitain devrait permettre de suivre du même coup la prolifération de la forme-marchandise jusque dans ses manifestations les plus occultes.
 
11.
Mais en constituant toute marchandise comme telle, les gardiens de la marchandise la constituent aussi comme voulant échapper à son statut de
marchandise. Ce sont les mêmes parpaings qui, en voulant protéger la valeur d’échange d’un bâtiment vide, le dévoilent aussi comme valeur d’usage,
c’est-à-dire ici comme lieu possible d’occupation immédiate. Les gardiens de la marchandise souffrent d’une insuffisance fonctionnelle constitutive. Les
effets dissuasifs de tout gardien de la marchandise étant amenés, tôt ou tard, et par principe, à être outrepassés, il sera nécessaire que d’autres gardiens
de la marchandise viennent constamment lui prêter main forte, et ainsi de suite, à l’infini. Les gardiens de la marchandise sont ces bedeaux qui essaient
de tirer les oreilles des enfants qui rient pendant la messe. Qu’on leur souhaite bien du courage.

Institut de démobilisation
http://i2d.blog-libre.net
i2d@no-log.org

lundi 28 mars 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE

Il n’y a pas de « catas­tro­phe envi­ron­ne­men­tale ». Il y a cette catas­tro­phe qu’est l’envi­ron­ne­ment. L’envi­ron­ne­ment, c’est ce qu’il reste à l’homme quand il a tout perdu. Ceux qui habi­tent un quar­tier, une rue, un vallon, une guerre, un ate­lier, n’ont pas d’« envi­ron­ne­ment », ils évoluent dans un monde peuplé de pré­sen­ces, de dan­gers, d’amis, d’enne­mis, de points de vie et de points de mort, de toutes sortes d’êtres. Ce monde a sa consis­tance, qui varie avec l’inten­sité et la qua­lité des liens qui nous atta­chent à tous ces êtres, à tous ces lieux. Il n’y a que nous, enfants de la dépos­ses­sion finale, exilés de la der­nière heure – qui vien­nent au monde dans des cubes de béton, cueillent des fruits dans les super­mar­chés et guet­tent l’écho du monde à la télé – pour avoir un envi­ron­ne­ment. Il n’y a que nous pour assis­ter à notre propre anéan­tis­se­ment comme s’il s’agis­sait d’un simple chan­ge­ment d’atmo­sphère. Pour s’indi­gner des der­niè­res avan­cées du désas­tre, et en dres­ser patiem­ment l’ency­clo­pé­die.
L'INSURRECTION QUI VIENT

jeudi 17 mars 2011

Catastrophe nucléaire : on vous l’avait bien dit


jeudi 17 mars 2011 par Pièces et main d’œuvre
« L’apocalypse » en cours au Japon est tout sauf inattendue et imprévue. On peut en dire comme de bien d’autres malheurs : vous en savez déjà suffisamment, nous aussi. Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut, ce qui nous manque, c’est le courage d’admettre ce qui nous arrive et d’en tirer enfin les conséquences. Voici cinquante ans que nous vous mettons en garde, nous, prophètes de malheur, oiseaux de mauvais augure, cassandres, obscurantistes, rabat-joie, écolos rétrogrades, punitifs, intégristes, ayatollah verts, anarchistes irresponsables, baba cool… Cinquante ans que vous nous invitez à retourner vivre dans une caverne d’Ardèche, vêtus de peaux de bêtes, éclairés à la bougie et nourris de lait de chèvre.

Vous n’avez jamais eu le temps ni l’envie de vous opposer au nucléaire. Vous n’avez jamais manifesté, pas même contre SuperPhénix à Malville en 1977. À Grenoble, vous vous êtes accommodés des années durant de la présence de trois réacteurs nucléaires en zone urbaine (Siloë, Siloette, Institut Laue Langevin). Votre mode de vie n’est pas négociable. Vous vous éclairez au nucléaire, à en tuer l’obscurité nocturne dans les villes ; vous vous chauffez au nucléaire ; vous produisez et consommez au nucléaire ; vous vous connectez au nucléaire ; vous vous déplacez au nucléaire (TGV, voitures électriques) ; vous travaillez pour le nucléaire et vos emplois valent plus que vos vies. Vous votez pour le nucléaire, vous élisez maire de Grenoble Hubert Dubedout, Michel Destot, ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique, et bien d’autres de leurs semblables dans la cuvette. Vous vivez par le nucléaire, il n’est que trop normal que vous mourriez par le nucléaire ; lentement à coup de cancers disséminés dans l’environnement ; brutalement quand « l’accident qu’on ne pouvait pas prévoir » fait enfin sauter Bugey, Cruas, le Tricastin ou l’une des 58 centrales qui vérolent le pays le plus nucléarisé du monde. Jamais vous ne vous y êtes opposés. Le nucléaire paie la taxe professionnelle, vos piscines municipales, vos salles polyvalentes, vos courts de tennis. Vous l’avez choisi. Vous l’avez mérité. Pas de jérémiades le jour où vous devrez bondir avec toute votre famille dans votre voiture pour fuir une zone irradiée et bouclée par l’armée. Ne nous parlez pas de vos enfants, des générations futures, de leur avenir, de « développement durable » et « d’énergies alternatives ». Toute votre existence prouve assez que vous vous moquez de ces mots creux. Que si ces lignes vous scandalisent, joignez le geste à la parole et prouvez enfin par vos actes que vous n’êtes pas complices du sort qu’on vous fait. Mais comment le croire.

Vous en savez suffisamment, nous aussi. Mais qu’à cela ne tienne, on va faire semblant encore une fois. On va encore une fois faire comme s’il vous manquait les informations et les idées pour vous faire une opinion et agir en conséquence. Et vous pourrez toujours nous renvoyer dans nos cavernes d’Ardèche.

***

Tandis que fondent les réacteurs nucléaires à Fukushima, experts et décideurs s’empoignent sur les avantages comparatifs entre désastre nucléaire, climatique (pétrole, charbon, gaz de schiste) et alternatif (photovoltaïque, éolien). Et chacun de nier l’évidence : il n’y a pas de survie à long terme pour les goinfres. La course à la croissance nous condamne, et ceux qui placent l’économie, l’emploi et l’argent avant la vie sont coupables. Les victimes de Tchernobyl, de Fukushima et des prochaines catastrophes sont victimes de la voracité, que les technocrates dissimulent sous l’impératif de l’innovation. C’est un ingénieur nucléaire qui le dit : "A travers elle (NDR : l’innovation) apparaît le développement des activités économiques qui génère lui-même des emplois pour l’ensemble de nos concitoyens. Il y a là une véritable mine d’or, prenons-en conscience." Ainsi parle Michel Destot, maire CEA-PS de Grenoble, toujours prompt à louer la dernière « révolution technologique majeure porteuse de nombreuses promesses pour notre santé, notre qualité de vie, l’avenir environnemental de la planète » , et qui n’a pas trouvé le temps, cinq jours après le début de la catastrophe nucléaire japonaise, de commenter cette expérience scientifique à ciel ouvert. Mercredi 16 mars 2011, son blog titre en une sur la « 9e édition des Trophées des sports ».

En janvier 2007, Pièces et main d’œuvre publiait « Minatec survolté, énergie engouffrée », texte qui soulignait l’un des innombrables mensonges des nécrotechnologies. L’industrie high-tech n’est pas plus propre ou « économe » que la métallurgie ou la pétrochimie. L’ouverture de Minatec fait bondir la consommation électrique de Grenoble de 17,6 %. Pour répondre aux besoins énergétiques des labos de nanotechnologies (vous savez, ces technologies qui nous sauveront de la catastrophe écologique), Gaz et Electricité de Grenoble a créé un nouveau poste d’alimentation délivrant « une puissance exceptionnelle de 70 mégawatts » (GEG Infos, 2006). Du côté de la « Silicon Valley grenobloise », à Crolles, l’Alliance STMicroelectronics/IBM et son usine à puces électroniques engloutissaient 370 millions de kWh en 2008, contre 320 en 2004, soit une augmentation de 16 % en quatre ans . François Brottes, député-maire de Crolles, à propos de la rénovation d’un poste de transformation électrique 225 000 volts dans le Grésivaudan : « C’est vital sur notre territoire, où beaucoup d’emplois dépendent d’un approvisionnement en énergie sûr et continu. Si le fabricant de semi-conducteurs STMicroelectronics a choisi de s’implanter à Crolles, c’est parce que nous avons pu lui apporter des garanties sur la fourniture d’électricité. » Comme pour l’eau, faut-il le rappeler.

La « révolution industrielle » des nanotechnologies exige toujours plus d’énergie, pour faire tourner les « fab » de nanomatériaux et de puces électroniques. Pire, elle crée un monde encore plus vorace en électricité. Comment croyez-vous que fonctionnent les gadgets que vous accumulez sur injonction publicitaire, par peur de rater la dernière vague du progrès ? Votre portable, votre ordinateur, votre lecteur DVD, votre écran plat, votre box Internet, votre lecteur MP3, votre tablette numérique, votre machin à lire des « livres électroniques », à quoi tournent-ils ? Cette quincaillerie moderne et tellement pratique nous précipite dans l’abîme – carbonique ou nucléaire. Écoutez cet expert de la Direction régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement (DRIRE Rhône-Alpes) : "On ne pourra jamais répondre aux besoins actuels avec ces énergies alternatives".

La vie numérique et connectée que nous vendent Minatec, Minalogic et les boîtes pour lesquelles travaillent les ingénieurs grenoblois contient, parmi ses multiples promesses, celle des futures catastrophes nucléaires. Voyez plutôt :

- chaque recherche sur Google brûle autant qu’une ampoule basse consommation pendant une heure .
- les technologies de l’information et de la communication (TIC) gaspillent 13,5 % de la consommation électrique française (soit 58,5 TWh) ; les téléviseurs à écran plat et leurs périphériques (décodeurs, équipement TNT) constituent le coût le plus important. Avec un taux de croissance moyen de 10 %, les TIC pèseront pour 20 % de la consommation d’électricité française dès 2012 - soient 9 centrales nucléaires.
- la consommation d’électricité dans le secteur résidentiel de l’Union européenne a crû ces dernières années à un rythme comparable à celui du PIB global (10,8 %). Cette demande croissante est due à l’usage généralisé d’appareils comme le lave-vaisselle, le sèche-linge, le climatiseur, l’ordinateur personnel, et à l’essor de l’électronique grand public et des équipements informatiques et de communication - décodeurs, lecteurs de DVD, équipements à haut débit et téléphones sans fil (source : Reuters).
- en 2006 les « datacenters » (qui hébergent des serveurs informatiques et équipements de télécommunications) aux Etats-Unis ont consommé 61 milliards de kWh - l’équivalent de la consommation du Royaume-Uni en deux mois – soit deux fois plus que cinq ans plus tôt .
- selon un chercheur de l’université de Dresde, Internet consommera dans 25 ans autant d’électricité que l’humanité en 2008 (source : www.dotgreen.fr).

Les technologies numériques tuent ces jours-ci au Japon. Ceux qui vous disent qu’on peut à l’infini augmenter la production et la consommation, le pillage des ressources naturelles, la pollution du milieu naturel, sont des criminels qui vous mentent et nient la réalité. Les limites de la Terre s’imposent à nous et nous imposent des choix. Ce n’est pas grave. Nous n’avons pas besoin d’objets « intelligents ». Nous avons besoin d’être intelligents, de déchirer le voile de la propagande techno-scientiste, de refuser la consommation meurtrière et abrutissante, de jouir de notre existence de Terriens.

La vie est tout ce que nous avons. Ce n’est pas parce qu’EDF, Areva et le CEA nous détruisent que nous devons être leurs complices. Débranchons-nous.

On vous l’avait bien dit
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vendredi 4 mars 2011

Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu

Une fable a dominé les dernières décennies, leurrant pour une grande part pensées politiques et philosophies. Contée après 1968, elle voulait faire croire que nous étions entrés dans l’âge du « temps libre », de la « permissivité » et de la « flexibilité » des structures sociales, bref, dans la société des loisirs et de l’individualisme. Théorisé sous le nom de société postindustrielle, ce conte influença et fragilisa notablement la philosophie « postmoderne ». Il inspira les sociaux-démocrates, prétendant que nous étions passés de l’époque des masses laborieuses et consommatrices de l’âge industriel au temps des classes moyennes ; le prolétariat serait en voie de disparition.
Non seulement, chiffres en main, ce dernier demeure très important, mais, les employés s’étant largement prolétarisés (asservis à un dispositif machinique qui les prive d’initiatives et de savoirs professionnels), il a crû. Quant aux classes moyennes, elles sont paupérisées. Parler de développement des loisirs – au sens d’un temps libre de toute contrainte, d’une « disponibilité absolue », dit le dictionnaire – n’a rien d’évident, car ils n’ont pas du tout pour fonction de libérer le temps individuel, mais bien de le contrôler pour l’hypermassifier : ce sont les instruments d’une nouvelle servitude volontaire. Produits et organisés par les industries culturelles et de programmes, ils forment ce que Gilles Deleuze a appelé les sociétés de contrôle. Celles-ci développent ce capitalisme culturel et de services qui fabrique de toutes pièces des modes de vie, transforme la vie quotidienne dans le sens de ses intérêts immédiats, standardise les existences par le biais de « concepts marketing ». Ainsi celui de lifetime value, qui désigne la valeur économiquement calculable du temps de vie d’un individu, dont la valeur intrinsèque est désingularisée et désindividuée.
Le marketing, comme le vit Gilles Deleuze, est bien devenu l’« instrument du contrôle social ». La société prétendument « postindustrielle » est au contraire devenue hyperindustrielle. Loin de se caractériser par la domination de l’individualisme, l’époque apparaît comme celle du devenir grégaire des comportements et de la perte d’individuation généralisée.
Le concept de perte d’individuation introduit par Gilbert Simondon exprimait ce qui advint au XIXe siècle à l’ouvrier soumis au service de la machine-outil : il perdit son savoir-faire et par là même son individualité, se trouvant ainsi réduit à la condition de prolétaire. Désormais, c’est le consommateur qui est standardisé dans ses comportements par le formatage et la fabrication artificielle de ses désirs. Il y perd ses savoir-vivre, c’est-à-dire ses possibilités d’exister. Les remplacent les normes substituées par les marques aux modes que Mallarmé considérait dans La Dernière Mode. « Rationnellement » promues par le marketing, celles-ci ressemblent aux « bibles » qui régissent le fonctionnement des commerces de restauration rapide franchisés, et auxquelles les concessionnaires doivent se conformer à la lettre, sous peine de rupture de contrat, voire de procès.
Cette privation d’individuation, donc d’existence, est dangereuse à l’extrême : Richard Durn, l’assassin de huit des membres du conseil municipal de Nanterre, confiait à son journal intime qu’il avait besoin de « faire du mal pour, au moins une fois dans [sa] vie, avoir le sentiment d’exister ».
Freud écrivait en 1930 que, bien que doté par les technologies industrielles des attributs du divin, et « pour autant qu’il ressemble à un dieu, l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux ». C’est exactement ce que la société hyperindustrielle fait des êtres humains : les privant d’individualité, elle engendre des troupeaux d’êtres en mal d’être ; et en mal de devenir, c’est-à-dire en défaut d’avenir. Ces troupeaux inhumains auront de plus en plus tendance à devenir furieux – Freud, dans Psychologie des foules et analyse du moi, esquissait dès 1920 l’analyse de ces foules tentées de revenir à l’état de horde, habitées par la pulsion de mort découverte dans Au-delà du principe de plaisir, et que Malaise dans la civilisation revisite dix ans plus tard, tandis que totalitarisme, nazisme et antisémitisme se répandent à travers l’Europe.
Bien qu’il parle de la photographie, du gramophone et du téléphone, Freud n’évoque ni la radio ni – et c’est plus étrange – ce cinéma utilisé par Mussolini et Staline, puis par Hitler, et dont un sénateur américain disait aussi, dès 1912, « trade follows films » (le marché suit les films). Il ne semble pas non plus imaginer la télévision, dont les nazis expérimentent une émission publique dès avril 1935. Au même moment, Walter Benjamin analyse ce qu’il nomme le « narcissisme de masse » : la prise de contrôle de ces médias par les pouvoirs totalitaires. Mais il ne semble pas mesurer plus que Freud la dimension fonctionnelle – dans tous les pays, y compris démocratiques – des industries culturelles naissantes.

Misère psychologique de masse

En revanche, Edward Bernays, double neveu de Freud, les théorise. Il exploite les immenses possibilités de contrôle de ce que son oncle appelait l’« économie libidinale ». Et de développer les relations publiques, techniques de persuasion inspirées des théories de l’inconscient qu’il mettra au service du fabricant de cigarettes Philip Morris vers 1930 – au moment où Freud sent monter en Europe la pulsion de mort contre la civilisation. Mais ce dernier ne s’intéresse pas à ce qui se passe alors en Amérique. Sauf à travers une très étrange remarque. Il se dit d’abord obligé d’« envisager aussi le danger suscité par un état particulier qu’on peut appeler “la misère psychologique de masse”, et qui est créé principalement par l’identification des membres d’une société les uns aux autres, alors que certaines personnalités à tempérament de chef ne parviennent pas (…) à jouer ce rôle important qui doit leur revenir dans la formation d’une masse ». Puis il affirme que « l’état actuel de l’Amérique fournirait une bonne occasion d’étudier ce redoutable préjudice porté à la civilisation. Je résiste à la tentation de me lancer dans la critique de la civilisation américaine, ne tenant pas à donner l’impression de vouloir moi-même user de méthodes américaines ».
Il faudra attendre la dénonciation par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer du « mode de vie américain » pour que la fonction des industries culturelles soit véritablement analysée, au-delà de la critique des médias apparue dès les années 1910 avec Karl Kraus.
Même si leur analyse reste insuffisante ( ils reprennent à leur compte la pensée kantienne du schématisme sans voir que les industries culturelles requièrent justement la critique du kantisme), ils comprennent que les industries culturelles forment un système avec les industries tout court, dont la fonction consiste à fabriquer les comportements de consommation en massifiant les modes de vie. Il s’agit d’assurer ainsi l’écoulement des produits sans cesse nouveaux engendrés par l’activité économique, et dont les consommateurs n’éprouvent pas spontanément le besoin. Ce qui entraîne un danger endémique de surproduction et donc de crise économique, qu’il n’est possible de combattre – sauf à remettre en cause l’ensemble du système – que par le développement de ce qui constitue, aux yeux d’Adorno et de Horkheimer, la barbarie même.
Après la seconde guerre mondiale, le relais de la théorie des relations publiques fut pris par la « recherche sur les mobiles », destinée à absorber l’excédent de production au moment du retour de la paix – évalué à 40 %. En 1955, une agence de publicité écrit : ce qui fait la grandeur de l’Amérique du Nord, « c’est la création de besoins et de désirs, la création du dégoût pour tout ce qui est vieux et démodé » – la promotion de goûts suppose ainsi celle du dégoût, qui finit par affecter le goût lui-même. Le tout fait appel au « subconscient », notamment pour surmonter les difficultés rencontrées par les industriels à pousser les Américains à acheter ce que leurs usines pouvaient produire.
Dès le XIXe siècle, en France, des organes facilitaient l’adoption des produits industriels qui venaient bouleverser les modes de vie et luttaient contre les résistances suscitées par ces bouleversements : ainsi la création de la « réclame » par Emile de Girardin et celle de l’information par Louis Havas. Mais il faudra attendre l’apparition des industries culturelles (cinéma et disque) et surtout de programmes (radio et télévision) pour que se développent les objets temporels industriels. Ceux-ci permettront un contrôle intime des comportements individuels, transformés en comportements de masse – alors que le spectateur, isolé devant son appareil, à la différence du cinéma, conserve l’illusion d’un loisir solitaire.
C’est aussi le cas de l’activité dite « de temps libre » qui, dans la sphère hyperindustrielle, étend à toutes les activités humaines le comportement compulsif et mimétique du consommateur : tout doit devenir consommable – éducation, culture et santé, aussi bien que lessives et chewing-gums. Mais l’illusion qu’il faut donner pour y parvenir ne peut que provoquer frustrations, discrédits et instincts de destruction. Seul devant mon téléviseur, je peux toujours me dire que je me comporte individuellement ; mais la réalité est que je fais comme les centaines de milliers de téléspectateurs qui regardent le même programme.
Les activités industrielles étant devenues planétaires, elles entendent réaliser de gigantesques économies d’échelle, et donc, par des technologies appropriées, contrôler et homogénéiser les comportements : les industries de programmes s’en chargent à travers les objets temporels qu’elles achètent et diffusent afin de capter le temps des consciences qui forment leurs audiences et qu’elles vendent aux annonceurs.
Un objet temporel – mélodie, film ou émission de radio – est constitué par le temps de son écoulement, ce qu’Edmund Husserl nomme un flux. C’est un objet qui passe. Il est constitué par le fait que, comme les consciences qu’il unit, il disparaît à mesure qu’il apparaît. Avec la naissance de la radio civile (1920), puis les premiers programmes de télévision (1947), les industries de programmes produisent des objets temporels qui coïncident dans le temps de leur écoulement avec l’écoulement du temps des consciences dont ils sont les objets. Cette coïncidence permet à la conscience d’adopter le temps de ces objets temporels. Les industries culturelles contemporaines peuvent ainsi faire adopter aux masses de spectateurs le temps de la consommation du dentifrice, du soda, des chaussures, des autos, etc. C’est presque exclusivement ainsi que l’industrie culturelle se finance.
Or une « conscience » est essentiellement une conscience de soi  : une singularité. Je ne peux dire je que parce que je me donne mon propre temps. Enormes dispositifs de synchronisation, les industries culturelles, en particulier la télévision, sont des machines à liquider ce soi dont Michel Foucault étudiait les techniques à la fin de sa vie. Lorsque des dizaines, voire des centaines de millions de téléspectateurs regardent simultanément le même programme en direct, ces consciences du monde entier intériorisent les mêmes objets temporels. Et si, tous les jours, elles répètent, à la même heure et très régulièrement, le même comportement de consommation audiovisuelle parce que tout les y pousse, ces « consciences » finissent par devenir celle de la même personne – c’est-à-dire personne. L’inconscience du troupeau libère un fonds pulsionnel que ne lie plus un désir – car celui-ci suppose une singularité.
Au cours des années 1940, l’industrie américaine met en œuvre des techniques de marketing qui ne cesseront de s’intensifier, productrices d’une misère symbolique, mais aussi libidinale et affective. Cette dernière conduit à la perte de ce que j’ai appelé le narcissisme primordial.
La fable postindustrielle ne comprend pas que la puissance du capitalisme contemporain repose sur le contrôle simultané de la production et de la consommation réglant les activités des masses. Elle repose sur l’idée fausse que l’individu est ce qui s’oppose au groupe. Simondon a parfaitement montré, au contraire, qu’un individu est un processus, qui ne cesse de devenir ce qu’il est. Il ne s’individue psychiquement que collectivement. Ce qui rend possible cette individuation intrinsèquement collective, c’est que l’individuation des uns et des autres résulte de l’appropriation par chaque singularité de ce que Simondon appelle un fonds préindividuel commun à toutes ces singularités.
Héritage issu de l’expérience accumulée des générations, ce fonds préindividuel ne vit que dans la mesure où il est approprié singulièrement et ainsi transformé par la participation des individus psychiques qui partagent ce fonds commun. Mais ce n’est un partage que s’il est à chaque fois individué, et il ne l’est que dans la mesure où il est singularisé. Le groupe social se constitue comme composition d’une synchronie, dans la mesure où il se reconnaît dans un héritage commun, et d’une diachronie, dans la mesure où il rend possible et légitime l’appropriation singulière du fonds préindividuel par chaque membre du groupe.
Les industries de programmes tendent au contraire à opposer synchronie et diachronie, en vue de produire une hypersynchronisation qui rend tendanciellement impossible l’appropriation singulière du fonds préindividuel constitué par les programmes. La grille de ceux-ci se substitue à ce qu’André Leroi-Gourhan nomme les programmes socio-ethniques : elle est conçue pour que mon passé vécu tende à devenir le même que celui de mes voisins, et que nos comportements se grégarisent.
Un je est une conscience consistant en un flux temporel de ce que Husserl appelle des rétentions primaires, c’est-à-dire ce que la conscience retient dans le maintenant du flux en quoi elle consiste. Ainsi la note qui résonne dans une note se présente à ma conscience comme le point de passage d’une mélodie : la note précédente y reste présente, maintenue dans et par le maintenant ; elle constitue la note qui la suit en formant avec elle un rapport, l’intervalle. Comme phénomènes que je reçois et que je produis (une mélodie que je joue ou entends, une phrase que je prononce ou entends, des gestes ou des actions que j’accomplis ou que je subis, etc.), ma vie consciente consiste essentiellement en de telles rétentions.
Or ces dernières sont des sélections : je ne retiens pas tout ce qui peut être retenu. Dans le flux de ce qui apparaît, la conscience opère des sélections qui sont les rétentions en propre : si j’écoute deux fois de suite la même mélodie, ma conscience de l’objet change. Et ces sélections se font à travers les filtres en quoi consistent les rétentions secondaires, c’est-à-dire les souvenirs de rétentions primaires antérieures, que conserve la mémoire et qui constituent l’expérience.

Ruine du narcissisme

La vie de la conscience consiste en de tels agencements de rétentions primaires, filtrées par des rétentions secondaires, tandis que les rapports des rétentions primaires et secondaires sont surdéterminés par les rétentions tertiaires : les objets supports de mémoire et les mnémotechniques, qui permettent d’enregistrer des traces – notamment ces photogrammes, phonogrammes, cinématogrammes, vidéogrammes et technologies numériques formant l’infrastructure technologique des sociétés de contrôle à l’époque hyperindustrielle.
Les rétentions tertiaires sont ce qui, tel l’alphabet, soutient l’accès aux fonds préindividuels de toute individuation psychique et collective. Il en existe dans toutes les sociétés humaines. Elles conditionnent l’individuation, comme partage symbolique, que rend possible l’extériorisation de l’expérience individuelle dans des traces. Lorsqu’elles deviennent industrielles, les rétentions tertiaires constituent des technologies de contrôle qui altèrent fondamentalement l’échange symbolique : reposant sur l’opposition des producteurs et des consommateurs, elles permettent l’hypersynchronisation des temps des consciences.
Celles-ci sont donc de plus en plus tramées par les mêmes rétentions secondaires et tendent à sélectionner les mêmes rétentions primaires, et à toutes se ressembler : elles constatent dès lors qu’elles n’ont plus grand-chose à se dire et se rencontrent de moins en moins. Les voilà renvoyées vers leur solitude, devant ces écrans où elles peuvent de moins en moins consacrer leur temps au loisir – un temps libre de toute contrainte.
Cette misère symbolique conduit à la ruine du narcissisme et à la débandade économique et politique. Avant d’être une pathologie, le narcissisme conditionne la psyché, le désir et la singularité. Or, si, avec le marketing, il ne s’agit plus seulement de garantir la reproduction du producteur, mais de contrôler la fabrication, la reproduction, la diversification et la segmentation des besoins du consommateur, ce sont les énergies existentielles qui assurent le fonctionnement du système, comme fruits du désir des producteurs, d’un côté, et des consommateurs, de l’autre : le travail, comme la consommation, représente de la libido captée et canalisée. Le travail en général est sublimation et principe de réalité. Mais le travail industriellement divisé apporte de moins en moins de satisfaction sublimatoire et narcissique, et le consommateur dont la libido est captée trouve de moins en moins de plaisir à consommer : il débande, transi par la compulsion de répétition.
Dans les sociétés de modulation que sont les sociétés de contrôle, il s’agit de conditionner, par les technologies audiovisuelles et numériques de l’aisthesis, les temps de conscience et l’inconscient des corps et des âmes. A l’époque hyperindustrielle, l’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe. Tous ne sont pas également exposés au contrôle. Nous vivons en cela une fracture esthétique, comme si le nous se divisait en deux. Mais nous tous, et nos enfants plus encore, sommes voués à ce sombre destin – si rien n’est fait pour le surmonter.
Le XXe siècle a optimisé les conditions et l’articulation de la production et de la consommation, avec les technologies du calcul et de l’information pour le contrôle de la production et de l’investissement, et avec les technologies de la communication pour le contrôle de la consommation et des comportements sociaux, y compris politiques. A présent, ces deux sphères s’intègrent. Le grand leurre n’est plus, cette fois, la « société de loisir », mais la « personnalisation » des besoins individuels. Félix Guattari parlait de production de « dividuels », c’est-à-dire de particularisation des singularités par leur soumission aux technologies cognitives.
Ces dernières permettent – à travers l’identification des utilisateurs (users profiling) et autres méthodes de contrôle nouvelles – un usage subtil du conditionnement en appelant à Pavlov autant qu’à Freud. Ainsi les services qui incitent les lecteurs d’un livre à lire d’autres livres lus par d’autres lecteurs de ce même livre. Ou encore les moteurs de recherche qui valorisent les références les plus consultées, renforçant du coup leur consultation et constituant un Audimat extrêmement raffiné.
Désormais, les mêmes machines numériques pilotent, par les mêmes normes et standards, les processus de production des machines programmables des ateliers flexibles télécommandés par le contrôle à distance (remote control), la robotique industrielle étant devenue essentiellement une mnémotechnologie de production. Mises au service du marketing, elles organisent aussi la consommation. Contrairement à ce que croyait Benjamin, il ne s’agit pas du déploiement d’un narcissisme de masse, mais à l’inverse de la destruction massive du narcissisme individuel et collectif par la constitution des hypermasses. C’est à proprement parler la liquidation de l’exception, c’est-à-dire la grégarisation généralisée induite par l’élimination du narcissisme primordial.
A des imaginaires collectifs et à des histoires individuelles noués au sein de processus d’individuation psychique et collective, les objets temporels industriels substituent des standards de masse, qui tendent à réduire la singularité des pratiques individuelles et leurs caractères d’exceptions. Or l’exception est la règle, mais une règle qui n’est jamais formulable : elle ne se vit qu’en l’occurrence d’une irrégularité, c’est-à-dire n’est pas formalisable et calculable par un appareil de description régulier applicable à tous les cas que constituent les différentes occurrences de cette règle par défaut. C’est pourquoi, pendant longtemps, elle a renvoyé à Dieu, qui constituait l’irrégulier absolu comme règle de l’incomparabilité des singularités. Ces dernières, le marketing les rend comparables et catégorisables en les transformant en particularités vides, réglables par la captation à la fois hypermassifiée et hypersegmentée des énergies libidinales.
Il s’agit d’une économie anti-libidinale : n’est désirable que ce qui est singulier et à cet égard exceptionnel. Je ne désire que ce qui m’apparaît exceptionnel. Il n’y a pas de désir de la banalité, mais une compulsion de répétition qui tend vers la banalité : la psyché est constituée par Eros et Thanatos, deux tendances qui composent sans cesse. L’industrie culturelle et le marketing visent le développement du désir de la consommation, mais, en fait, ils renforcent la pulsion de mort pour provoquer et exploiter le phénomène compulsif de la répétition. Par là, ils contrarient la pulsion de vie : en cela, et parce que le désir est essentiel à la consommation, ce processus est autodestructeur, ou, comme dirait Jacques Derrida, auto-immunitaire.
Je ne puis désirer la singularité de quelque chose que dans la mesure où cette chose est le miroir d’une singularité que je suis, que j’ignore encore et que cette chose me révèle. Mais, dans la mesure où le capital doit hypermassifier les comportements, il doit aussi hypermassifier les désirs et grégariser les individus. Dès lors, l’exception est ce qui doit être combattu, ce que Nietzsche avait anticipé en affirmant que la démocratie industrielle ne pouvait qu’engendrer une société-troupeau. C’est là une véritable aporie de l’économie politique industrielle. Car la mise sous contrôle des écrans de projection du désir d’exception induit la tendance dominante thanatologique, c’est-à-dire entropique. Thanatos, c’est la soumission de l’ordre au désordre. En tant que nirvana, Thanatos tend à l’égalisation de tout : c’est la tendance à la négation de toute exception – celle-ci étant ce que le désir désire.

            Bernard STIEGLER, Contribution à une théorie de la consommation de masse, 2004.