La différence principale entre dada et le surréalisme est l’époque. Dada a lieu au moment de la vague principale de la révolution russe, et exprime cet assaut contre la société, même si c’est avec un levier un peu long ; le surréalisme exprime bien aussi son époque, mais c’est celle du repli, mêlé aux fastes et à l’exubérance du soulagement de la conservation.
André Breton et les autres dadaïstes en rupture qui ont fondé le mouvement surréaliste entre 1922 et 1924 semblent d’abord avoir voulu instaurer un territoire à la pensée non consciente, c’est-à-dire abandonner le piratage dadaïste de la pensée pour établir un royaume aux corsaires de l’inconscient. Dans cette vision des choses, la réalité est le donné, le monde objectif celui des choses en dur, le monde du concret que cerne avec précision la logique. Les associations d’idées, l’écriture automatique, le hasard et les coïncidences font pénétrer dans le monde qui, pour les surréalistes, est au-delà de cette « réalité » et qu’ils appellent « surréalité ». Il s’agissait, par rapport à dada, de prendre cette surréalité au sérieux : ne pas se contenter de la pratiquer, mais vouloir aussi l’explorer, la comprendre, et en propager un usage.
Mais vouloir explorer, comprendre, propager un usage de ce qui est au-delà de la conscience, ne peut se faire d’abord qu’au profit de la conscience. C’est l’autre différence fondamentale des surréalistes par rapport à dada : si le négatif reste présent et fortement revendiqué, c’est désormais au nom d’un positif, d’une position que s’établit ce polder conquis par la conscience des artistes sur une mer plus nourricière qu’hostile. Le surréalisme est la volonté d’aménager le territoire de l’inconscient, sans mettre en cause la conception dominante de la réalité. Cet inconscient est traité comme une partie minoritaire de la pensée, lointaine province fabuleuse et luxuriante, mais, un peu à la manière d’un front de libération, les surréalistes revendiquent surtout sa reconnaissance et son indépendance dans le monde de la conscience. Dans la démarche initiale de cette exploration, le surréalisme n’a reculé que devant l’absolu, où se retrouvait en effet la marque d’un déisme trop proche. Mais entre la réalité et l’absolu, comme indigène primitif qui détient une vérité admirable, le surréalisme a toujours revendiqué la suprématie du poète. Comme si les associations troublantes des poètes pouvaient compenser leur manque de discernement ! Comme si Lautréamont ne pouvait pas être vu comme ennuyeux et péremptoire ! Comme si la poésie n’était pas le troisième marché de l’infini, après la religion et les sciences !
L’absolu rencontré lors de cette recherche a été le point de retour des surréalistes : leur territoire d’investigation, dès lors, s’est trouvé limité d’un côté par l’ennui de la réalité comme donné, et de l’autre par l’absolu comme mirage déiste. L’exploration de l’inconscient signifiait désormais ne plus partir de la conscience qu’encordé. On interroge plutôt qu’on ne découvre. La tentative de décryptage devenait une activité de colonisation, par la conscience, des vastes territoires découverts. Dès lors que les découvertes récentes de la psychanalyse étaient validées par Breton, qui fustige même ceux qui se contentent de pratiquer la dérive dans l’inconscient sans en retirer la signification, l’administration de l’esprit trouve sa police. La psychanalyse, qui a concédé l’inconscient, et en a fait son fonds de commerce, l’a cependant restreint à l’individu. De sorte que l’inconscient, avec ce corps de doctrine, devient une simple base arrière de la conscience, même si, aussi bien du côté des psychanalystes que des surréalistes, le pressentiment de l’immensité de cette pensée sans contrôle a percé. Cette individualisation de l’inconscient a également été endossée par les surréalistes, très loin de l’anonymat, sauf lorsque Breton présente leur pratique comme une mise en commun de la pensée.
Il faut aussi mettre au crédit des surréalistes que leur repli dans la psychanalyse de l’inconscient leur a permis de mettre en avant des conceptions autrement offensives que celles des disciples de Freud. Il ne s’agit pas de soigner, mais de transcender ; il ne s’agit pas de sublimer, mais de réaliser. Les surréalistes ont en particulier érigé le désir en catégorie centrale de leur réflexion et de leur expression, bien au-delà de la triste « libido » de Freud. Et il faut aussi, rendre hommage à André Breton en particulier, et aux surréalistes en général, pour avoir tenté, contre leur époque et la nôtre, de remettre l’amour dans le débat. Malheureusement, cette mise en lumière a dérapé dans la poésie et donc une certaine forme de descriptif indiscutable par essence, idéalisé, sublimé et stérile. Mais l’inspiration et l’intuition – elles-mêmes examinées et discutées en tant que phénomènes – que l’amour est une passerelle autrement instructive et palpitante vers l’au-delà de la conscience que l’enfance ou la folie sont venues à contre-courant de la dévaluation du terme amour, depuis le libertinage autosatisfait jusqu’à l’amour de pacotille du petit-bourgeois, en passant par l’amour filial, l’amour de Dieu et l’amour de son chien.
Dès la défaite des gueux en Russie, les surréalistes se sont proclamés en accord avec le marxisme. C’est le projet de « changer la vie », formulé par Rimbaud, qui semble avoir initié ce ralliement au parti du prolétariat, dont c’était l’une des perspectives affichées. Si les principaux surréalistes ont alors adhéré au parti léniniste, le mouvement surréaliste est toujours resté jaloux de son indépendance. Le Parti, d’ailleurs, s’est montré plus soupçonneux encore de cet allié, ouvertement individualiste, anticonformiste, amoral par principe, critique, et aux antipodes de la culture prolétarienne dessinée par la lourde paluche de quelques fonctionnaires « réalistes ». La longue suite de malentendus, entre le parti marxiste et le mouvement surréaliste, s’exprime à travers les exclusions successives, de part et d’autre ; celle d’Aragon, en 1932, quittant le mouvement surréaliste pour se soumettre aux directives étroites du parti bolchevique, résume le mieux leur distance et leur incompréhension réciproques. Il semble surtout que les surréalistes se soient mépris sur la fonction historique du marxisme, idéologie de la contre-révolution, et que les marxistes aient craint d’avoir à combattre dada là où il n’y avait plus que le surréalisme, c’est-à-dire un mouvement qui traçait des territoires dans cette société, plutôt que contre elle : l’inconscient peuplé de poésie, l’avant-garde de la culture, avaient leur place dans l’extinction du débat de la rue.
Contrairement à dada, dont le champ d’intervention n’était limité que par l’origine et les terrains de prédilection de ses membres, celui des surréalistes s’est clairement défini comme étant la culture, et l’art. Sans doute, les surréalistes pensaient que la culture et l’art tenaient la clé de l’unité de l’homme, et de tous les autres domaines d’activité ; mais ils n’en sont pas moins restés des spécialistes d’un secteur d’activité. C’est en tant que tels qu’ils se sont confrontés au monde, comme en témoignent leurs rapports avec la psychanalyse et les marxistes ; puis dans le rejet des dilettantes qui les approuvent. Mais comme le monde se divisant en spécialités n’a pas vu, dans la première moitié du XXe siècle, la culture comme la clé de l’unité de l’homme, les surréalistes ont toujours été perçus, par les autres spécialités qu’ils ont approchées, comme des fantaisistes, un peu vains, un peu désordonnés, outrés mais sans effectivité, sauf celle de la célébrité médiatique et donc de l’engouement des dilettantes, puis, dans la seconde moitié du siècle, des ignares.
Breton a introduit dans le mouvement surréaliste les techniques de rupture du marxisme. Le surréalisme s’est donc présenté, par rapport à dada, avec une cohésion beaucoup plus grande, qui sans doute l’a maintenu en vie plus longtemps. Mais la lente usure de ce mouvement, qui a mal vieilli au point de devenir un étendard propret de cette société combattue, montre au moins que la rupture, même pratiquée avec l’honnêteté de Breton, n’est pas une garantie de jeunesse. Car les compromissions ont bien sûr dominé le surréalisme. De l’aliénation en fusion chez dada, le surréalisme est une coulée qui se refroidit. Breton témoigne bien de quel côté de la barricade il a glissé, quand il sollicite une rencontre avec Freud juste avant de fonder le surréalisme, et avec Trotski, vingt ans plus tard. La rigueur du négatif chez les surréalistes n’est que l’opposition, dans le salon, d’une minime fraction contre toutes les autres, mais d’une fraction qui porte les oripeaux encore déchirés de la révolte vaincue, et qui à ce titre apparaît comme porte-parole de la nouveauté, effraie, et rallie finalement à travers ses « œuvres » l’ensemble de la modernité servile.
Le symptôme de cette dégénérescence, qui est le raccourci de ce qu’a été ce mouvement, peut être vu dans le ‘Second Manifeste du surréalisme’ de 1929, lorsque Breton, dans un éclair de lucidité qui ressemble si fort à toutes les pratiques de l’irrationnel qu’il recommande énergiquement, entrevoit la nécessité de l’anonymat : « Je demande l’occultation profonde, véritable du surréalisme. » Hélas, quelle sincérité accorder à cette « demande » ? Pourquoi, déjà, demander ? Et à qui ? Les premiers à devoir pratiquer cette retraite hors de la visibilité semblent devoir être les surréalistes eux-mêmes. Leur incapacité à quitter leur métier, à abdiquer la publicité contrôlée par l’ennemi, à occulter la « surréalité », ne s’est pas démentie, et il n’y eut pas de suite autre que les phrases du même manifeste qui ne sont donc que des phrases, au sens du bon sens populaire : « Je proclame, en cette matière, le droit à l’absolue sévérité. Pas de concessions au monde et pas de grâce. Le terrible marché en main. »
Le territoire de cette surréalité n’a pas survécu : effrité, retourné, découpé en parcelles et vendu en autant d’œuvres, il n’a pas été étendu, alors même que l’esprit, qu’il se proposait d’investiguer, s’étendait sans mesure. Pratiquer l’aliénation, comme dada, a échoué devant la résignation à se cantonner au salon, et la domestiquer, comme l’ont tenté les surréalistes, a simplement transformé en champ de la conscience une partie principale de cette terra nova qu’ils ont effleurée. Sans doute, l’art abstrait, dada et les surréalistes ont agrandi d’une puissante poussée le monde de la culture et ont contribué à lui gagner de l’importance, alors même qu’il devient le filet de protection sur le temps hors du travail pour la majorité des pauvres modernes d’Occident. Mais cette zone annexée est restée annexe, et le projet surréaliste, en particulier, a été oublié, dévalué en un phénomène de mode, cristallisé dans quelques « œuvres », c’est-à-dire dans quelques marchandises. Ainsi, l’enclos qui entourait déjà la culture en 1900 a eu raison de ces tentatives d’évasion dans l’esprit du demi-siècle suivant. Les tentatives avortées des artistes, pour orienter le débat vers l’aliénation, se sont donc retournées, puisque, du fait de leur inanité, elles ont plutôt contribué à épuiser, pendant un temps qui est le nôtre, ce débat.
« Le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser ; et le surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer. La position critique élaborée depuis par les situationnistes a montré que la suppression et la réalisation de l’art sont les aspects inséparables d’un même dépassement de l’art », comme l’a écrit Debord (42), n’est donc pas exact pour plusieurs raisons. D’abord, le dadaïsme n’a pas voulu supprimer l’art : au contraire, le mouvement était divisé entre la conservation et la continuation de l’art, et une volonté, non de supprimer au sens dialectique du terme, mais d’anéantir, ce qui au sens téléologique veut justement dire : réaliser ; mais comme dada a seulement effleuré ce qui méritait d’être critiqué, et soulevé de multiples critiques possibles, il est même abusif de prétendre que dada aurait anéanti, ou voulu anéantir, une abstraction comme l’art. S’il est vrai que le surréalisme, ensuite, n’a pas voulu supprimer l’art, il ne semble pas non plus avoir voulu le réaliser ; les surréalistes ont bien davantage tenté de réduire l’art à un moyen pour explorer et étendre le territoire séparé de leur surréalité. Les surréalistes ont voulu transformer la fonction de l’art, pour lui permettre d’être l’unité rêvée de la connaissance et de la vie. Enfin, la position critique élaborée par les situationnistes n’a nullement contribué au dépassement de l’art. L’art est une marchandise dans un contexte donné, et ne se dépasse qu’avec la marchandise en entier, ce qui est peut-être contenu dans la position critique situationniste ; mais il n’y a nul besoin, pour « dépasser » cette marchandise, de la supprimer, au sens dialectique, ou de la réaliser : il suffit de l’anéantir, ce qui, malheureusement, n’est pas prévu dans la dialectique hégélienne, marxiste et situationniste, où chaque chose se conserve, le « dépassement » au sens « Aufheben » servant justement à cette conservation.