"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

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samedi 31 décembre 2011

Lacan, koanalyste ? Analyste, quoi ! Guy Flecher


La recherche du sens a déjà été pratiquée, par exemple par certains maîtres bouddhistes, avec la technique zen. Le maître interrompt le silence par n'importe quoi, un sarcasme, un coup de pied.
Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions dans l'étude des textes ; le maître n'enseigne pas ex cathedra une science toute faite mais il apporte cette réponse quand les élèves sont sur le point de la trouver.

Voilà par quoi s’ouvre le premier des séminaires de Lacan, Les écrits techniques de Freud, premières lignes d’un enseignement qui va se poursuivre pendant près de trente ans. D’emblée Lacan se référe à l’enseignement du zen, et pour ceux qui l’auraient oublié, il rappelle en 1968 au Congrès de Strasbourg :
[…] à Sainte-Anne, où j’ai fait grand état du zen, naturellement qui est-ce qui s’en souvient qu’est-ce que ça peut foutre à quiconque que je me sois référé au zen pour exprimer quelque chose de ce qui se passe dans la psychanalyse.


La formule inaugurale de Lacan désigne ce qui s’appelle un kōan. Elle fait référence directement à cette forme particulière du bouddhisme chinois, le chan, qui est passé au Japon où il survit sous le nom de zen, le terme qu’utilise Lacan. Nous verrons plus loin que ce n’est pas trahir Lacan que de parler de chan, là où il parle de zen.
Le chan est la forme la plus sinisée du bouddhisme qui doit énormément au taoïsme, Shipper affirmant même qu’il serait « spécifiquement chinois, pratique, concret et, surtout, taoïste  ». Et de fait, de tout temps, le bouddhisme, surtout sous sa forme non religieuse avait eu des affinités avec le taoïsme philosophique de Laozi et Zhuangzi, avec la vieille philosophie naturaliste du tao, rivale (mais aussi complément) de la philosophie d’état de Confucius. En particulier, le chan et le taoïsme, avaient tant de points communs qu’il était bien difficile (et pas seulement pour le profane) de les distinguer l’une de l’autre. En ce qui concernait la pensée profonde et le but ultime, rien ne les séparait. La seule et minime différence résidait dans le fait que le chan insistait surtout sur la nécessité des exercices pratiques, alors que le taoïsme portait un intérêt limité certes, mais réel à la théorie.
Le chan se développe au iiie-ve siècles, en réaction à l’institutionnalisation et dans l’idée d’un retour à l’expérience individuelle. Le chan se méfie de la connaissance discursive et des textes. Le goût pour la provocation et pour l’usage d’argumentations paradoxales rapprochent un maître chan tel que Lin Ji et le taoïste Zhuangzi.
L’enseignement recourt alors au kōan (en chinois : gōng'àn 公案) qui est une courte phrase ou une brève anecdote (littéralement : arrêt faisant jurisprudence) absurde ou paradoxale dans lesquelles le maître tente de décontenancer son disciple. C’est bien ce qui fait l’ouverture au(x) séminaire(s) de Lacan. Le kōan est utilisé comme un objet de méditation ou pour déclencher l’éveil ou encore pour discerner l’éveil de l’égarement. Il s’agit de surprendre le disciple afin de le placer dans un état réceptif. Cette démarche est caractéristique du courant Linji 临济, du nom d’un moine mort vers 866.

Or il se trouve que c’est Paul Demiéville, le premier maître en chinois de Lacan qui a relevé le défi de traduire et de commenter les Entretiens de Lin-tsi, dans un livre publié en 1972 5. Dans sa radicalité, le Lin Ji proscrit tout ce qui peut attacher l’esprit comme une béquille inutile, y compris le Bouddha lui-même. Ce livre d’entretiens, recueille les kōan de Lin Ji. L’un d’eux illustre parfaitement les propos inauguraux de Lacan :
Un moine demanda quelle était la grande idée du bouddhisme. Le maître fit khât ; Le moine s’inclina. Le maître dit : « En voilà un qui se montre capable de soutenir la discussion ».
Demiéville précisant que le khât étant « une éructation, procédé inimitable de la maïeutique Tch’an ». Et c’est bien du khât dont parle Lacan : « ce qu’il y a de mieux dans le bouddhisme, c’est le zen et le zen ça consiste à ça, à te répondre par un aboiement, mon petit ami ». Ce serait même ce qu’il y a de mieux pour sortir de l’affaire infernale de la jouissance :
Tout ça ne veut pas dire, mes petits amis, qu’il n’y ait pas eu des trucs de temps en temps, grâce auxquels la jouissance, sans compter quoi il ne saurait y avoir de sagesse, a pu se croire venue à cette fin de satisfaire la pensée de l’être, mais voilà j’ajoute cette fin n’a été satisfaite qu’au prix d’une castration. Dans le taoïsme par exemple, vous ne savez pas ce que c’est bien sûr, très peu le savent, enfin moi je l’ai pratiqué, j’ai pratiqué les textes bien sûr, dans le taoïsme et l’exemple est patent dans la pratique même du sexe, il faut retenir son foutre pour être bien. Le bouddhisme lui bien sûr est l’exemple trivial par son renoncement à la pensée elle-même parce que ce qu’il y a de mieux dans le bouddhisme, c’est le zen et le zen ça consiste à ça, à te répondre par un aboiement, mon petit ami. C’est ce qu’il y a de mieux quand on veut naturellement sortir de cette affaire infernale comme disait Freud.
Cette attitude est celle-là même dont rendent compte les nombreux témoignages sur la pratique de Lacan, de ses « quoi ? » qu’il éructait comme autant de kōan. L’un de ses analysants a même intitulé son livre témoignage : Jacques Lacan, maître zen ? . Voilà qui va à l’encontre de ceux qui voudraient faire de Lacan un Maître au sens cartésien ou antique ou universitaire. Il se propose d’être un maître chan, et peut-être est-ce cela même que lui a reproché l’IPA lors de son excommunication.
Il est à noter que Demiéville, dans un article qu’il fait paraître en 1970 dans la revue Hermès, donne un avant-goût de ce qui constituera son recueil publié en 1972. À cette occasion il présente Lin Ji et son œuvre, présentation qui n’a pas dû échapper à Lacan :
Lin-tsi me paraît être en premier lieu un praticien de la psychothérapie — dira-t-on de la psychanalyse ? — qu’elles qu’aient pu être les théories qui inspiraient sa méthode ou qui lui servaient à la justifier.

L’esprit du chan, Lacan l’a nourri à la fréquentation des œuvres, des poésies, des textes des nombreux artistes que ce mouvement a inspirés au fil des siècles (et son épanouissement au VIIIe et IXe siècles). Ainsi on peut ainsi citer le peintre Shitao dont on sait combien le bouddhisme de l’école chan a eu une influence déterminante sur sa formation intellectuelle et donc sur sa peinture et ses écrits. Lacan s’y réfère dès 1967 lors de ses développements sur le trait unaire . Or cette référence se situe avant la publication du traité de Shitao Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère dans la traduction et du commentaire par Pierre Ryckmans. François Cheng nous a rappelé récemment l’importance de cet ouvrage « que jadis, Jacques Lacan et moi, nous avons étudié ensemble  » avec les conséquences que l’on sait. François Cheng a aussi témoigné de leur lecture attentive des poètes chinois dont beaucoup s’inscrivent dans le mouvement chan, lecture commune qui a alimenté les ouvrages à venir de François Cheng.

De l’avis de Paul Demiéville, le plus célèbre logion de Lin Ji, « la quintessence de sa pensée », est le suivant :
Montant en salle, il dit « Sur votre conglomérat de chair rouge, il y a un homme vrai sans situation, qui sans cesse sort et entre par les portes de votre visage. Voyons un peu, ceux qui n’ont pas encore témoigné ! » Alors un moine sortit de l’assemblée et demanda comment était un homme vrai sans situation. Le maître descendit de sa banquette de Dhyâna et, empoignant le moine qu’il tint immobile, lui dit : « Dis-le toi-même ! Dis ! » Le moine hésita. Le maître le lâcha et dit « L’homme vrai sans situation, c’est je ne sais quel bâtonnet à se sécher le bran… » Et il retourna dans sa cellule.
À propos de « L’homme vrai sans situation » et du « bâtonnet à se sécher le bran », Paul Demiéville écrit dans son long commentaire :
Le terme d’« homme vrai » dérive directement des philosophes taoïstes de l’antiquité, encore qu’il ait été employé pour désigner le Buddha ou l’Arhat (le saint délivré) dans les premières traductions chinoises de textes bouddhiques. Le mot « situation » (wei) s’applique dans le langage administratif à la situation d’un fonctionnaire dans la hiérarchie officielle. Comme cette hiérarchie comprenait toute l’élite sociale, la seule qui comptât vraiment dans la Chine ancienne, un homme « sans situation » était un homme hors cadre, privé de statut, une entité indéterminée. C’est à peu près dans l’esprit de Lin-tsi que le romancier autrichien Robert Musil, qui s’intéressait tant au Lao-tseu avant sa mort tragique en 1942, concevait son héros somme un homme sans caractéristiques particulières, Der Mann ohne Eigenschaften. […] Toute définition de l’« homme vrai » ne peut être qu’impropre (au sens propre), vile, ordurière, puisqu’il est par définition ce qui échappe à toute définition. […] En Inde, où il n’y avait pas de papier, on s’essuyait avec des bouts de bois, ainsi que le prescrivent les codes disciplinaires, et les moines chinois avaient adopté cet usage.

Ne peut-on pas reconnaître cette idée dans un propos de Lacan de 1955 :
Ceci veut dire que l’analyste intervient concrètement dans la dialectique de l’analyse en faisant le mort, en cadavérisant sa position comme disent les Chinois, soit par son silence là où il est l’Autre avec un grand A, soit en annulant sa propre résistance là où il est l’autre avec un petit a. Dans les deux cas et sous les incidences respectives du symbolique et de l’imaginaire, il présentifie la mort.
La formule de Lacan « en cadavérisant sa position comme disent les Chinois » restant (pour moi) particulièrement énigmatique.

Une vingtaine d’années plus tard, en 1973, Lacan reprend et précise cette idée dans Télévision, en parlant de l’analyste :
Un saint, pour me faire comprendre, ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite.
Et de poursuivre :
Ce pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet, au sujet de l’inconscient, de le prendre pour cause de son désir.
C’est de l’abjection de cette cause en effet que le sujet en question a chance de se repérer au moins dans la structure. Pour le saint ça n’est pas drôle, mais j’imagine que, pour quelques oreilles à cette télé, ça recoupe bien des étrangetés des faits de saint.
Que ça ait effet de jouissance, qui n’en a le sens avec le joui ? Il n’y a que le saint qui reste sec, macache pour lui. C’est même ce qui épate le plus dans l’affaire. Épate ceux qui s’en approchent et ne s’y trompent pas : le saint est le rebut de la jouissance.
Parfois pourtant a-t-il un relais, dont il ne se contente pas plus que tout le monde. Il jouit. Il n’opère plus pendant ce temps-là. Ce n’est pas que les petits malins ne le guettent alors pour en tirer des conséquences à se regonfler eux-mêmes. Mais le saint s’en fout, autant que de ceux qui voient là sa récompense. Ce qui est à se tordre.
Puisque se foutre aussi de la justice distributive, c’est de là que souvent il est parti.
À la vérité le saint ne se croit pas de mérites, ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas de morale. Le seul ennui pour les autres, c’est qu’on ne voit pas où ça le conduit.
Moi, je cogite éperdument pour qu’il y en ait de nouveaux comme ça. C’est sans doute de ne pas moi-même y atteindre.

Alors, est-ce la lecture du livre publié peu avant, en 1972, par Paul Demiéville et la présentation de « l’homme vrai sans situation » qui ont inspiré ces propos à Lacan ? L’analyste serait destiné à être, comme le saint, « rebut de la jouissance », « bâtonnet à se sécher le bran », ou, comme le pointe Jacques-Alain Miller en marge du texte de Lacan : « objet (a) incarné ».

jeudi 26 mai 2011

L'hédonisme moderne comme voie du puritanisme

(Torture d'une sorcière comme figure érotique)





Le puritanisme est un aspect massif de l'Âge de fer . Il me semble indispensable de préciser en préalable qu'il en est aussi un aspect typique, c'est à dire que d'autres cycles du monde ne l'ont pas reconnu . Le puritanisme est sans doute le caractère le plus virulent des modernes. Il s'étend à toutes les puissances, comme peur du sacré, du sang, du sexe, de la violence, du désir. Il est l'étrangement de l'homme à son sang, à sa chair .


La définition historique de puritanisme n'est pas complètement celle qui nous concerne . L'histoire comme science ne définit pas le sens des mots de la tribu, elle le suit . Ceci pour dire, à l'avance, que je n'évoquerais pas les puritains historiques .


Le puritanisme apparaît comme un type de structuration psychique, et comme l'ensemble des discours produits par cette structuration . Il existe une analogie systémique entre la structuration sémantique du monde produite par l'idéologie et la structuration de l'ego comme instance intra – psychique, ne serait-ce que parce les limites du Moi sont aussi les limites du Non-moi, ou Monde . L'idéologie produit une structuration psychique, et vice – versa . Cette évidence aveuglante n'est obscurcie chez les modernes que pour deux raisons .

lundi 29 novembre 2010

L'encre psychique (note sur F. KAFKA)


Ecrire avec les ressources mêmes de l’angoisse : note sur Kafka et Freud

(paru dans Savoirs et cliniques, avec les actes du colloque "Transfertlittéraires", Paris, 23 et 24 octobre 2004)


 « Je me dis, Milena, que tu ne comprends pas la chose. Essaie de la comprendre en l’appelant maladie. C'est une de ces nombreuses manifestations morbides que la psychanalyse croit avoir découvert. Je n'appelle pas cela une maladie, et je vois une malheureuse erreur dans la partie thérapeutique de la psychanalyse. Toutes ces prétendues maladie, si tristes qu'elles paraissent, sont des questions de croyance, l'ancrage de l'homme en détresse dans quelque sol maternel; de même, la psychanalyse ne trouve rien d'autre à l'origine des religions que ce qui, d'après elle, constitue le fondement des "maladies" de l'individu [...] Mais des ancrages de cette sorte, pourvu qu'ils trouvent un sol véritable, ne représentent pas des propriétés individuelles et interchangeables; ils sont préfigurés dans la nature de chacun et ultérieurement continuent à modeler cette nature (et le corps lui-même) dans la même direction. Et c'est cela qu'on prétend guérir ? »
« Dans mon cas, on peut imaginer trois cercles A au centre, puis B, puis C. A, le noyau, explique à B pourquoi cet homme est obligé de se torturer et de se défier de lui-même, pourquoi il doit renoncer (non ce n'est pas un renoncement, qui serait très difficile, c'est une résignation nécessaire), pourquoi il ne peut vivre […]. A C., l'homme agissant, rien n'est plus expliqué, B. se contente de lui donner des ordres. C. agit sous une pression implacable et dans la sueur de l'angoisse [...]. C. agit donc par crainte plus que par intelligence, il fait confiance, il croit que A. a tout expliqué à B, et que B. a tout compris et transmis comme il faut. » [1]

            Cette lettre de Kafka à Milena est datée de novembre 1920.
            Elle appellerait bien sûr nombre de considérations érudites, philologiques, que je serais bien en peine de développer, et dont je ne peux que dresser une courte liste, pour la laisser ensuite de côté : de quelle psychanalyse parle Kafka ? Qu’a-t-il lu, de Freud, de ses vulgarisateurs ou de ses élèves de la première génération, touchant l’origine des religions, leur fondement névrotique, et plus spécialement, dans la névrose obsessionnelle ? Quelle idée se faisait-il de « la partie thérapeutique de la psychanalyse » ? Est-ce que cette figure si classique de la division du moi a d’autres occurrences chez Kafka, et comment s’accordent-elles ? [2] Ce même fragment comporte également, dans sa logique, sinon dans la topologie intrapsychique qu’il met en avant, beaucoup d’obscurités (les petites coupures que j’ai pratiquées ne les éclairciraient pas, je crains). C’est pourtant vers l’élucidation du sens de ce curieux « appareil psychique » A, B, C, non-freudien, anti-freudien plutôt, ou peut-être post-freudien, que je vais essayer d’avancer.
Pour cela, je vais m’accorder une seule chose : qu’il y a un lien substantiel entre les « questions de croyance » du début du passage, qui renvoient, dit Kafka, à « l’ancrage de l’homme en détresse dans quelque sol maternel », et sa conclusion, où C., « l’homme agissant », lui aussi, « croit » à quelque chose, et agit sur la base de croyances dont le cheminement et le motif lui sont opaques. En effet, ce qu’il s’agit de croire, ce qui serait la raison d’être des commandements impérieux que subit C., prend sa source à l’intérieur de son intériorité même : au sein du sein. Or, ce point intime, ultime, en abyme, A., ne garantit finalement rien : car si croire, c’est croire à des raisons, aucune « bonne raison » de croire B. ne parvient de A. à C. A., l’intérieur de l’intérieur, c’est pour C. le plus extérieur (à la différence que cet extérieur, qu’on ne va pas dissoudre par une facile dialectique, ne regarde que lui). Au contraire, paradoxalement, le voilà suspendu à des conjectures sur l’articulation réussie, ou pas, de la « contrainte implacable » qu’il éprouve, aux raisons ultimes de ces « ordres » (bonnes ou mauvaises raisons, comment le savoir ?), lesquelles raisons lui sont inaccessibles, sinon, hélas, par la médiation opacifiante de la contrainte qu’il endure — d’où résulte un cruel effet d’angoisse.
Une fois cet étrange dispositif saisi dans son architecture formelle, on peut s’intéresser au contenu de sens des « ordres » de B. à C.
Kafka est clair : ce qui « dans son cas », lui est enjoint, par B., c’est « de se torturer et de se défier de lui-même », d’une part ; d’autre part, qu’il doit se résigner, d’une « résignation nécessaire », pourtant plus facile que le « renoncement » auquel sa plume frayait d’abord la voie, mais qu’il corrige dans une parenthèse.
Il semble transparent, touchant le premier point, que le sens ou le contenu des ordres qui frappent implacablement « cet homme », n’est rien d’autre que la forme et l’opération mêmes du dispositif d’encerclement intérieur que décrit Kafka. Il n’y a donc pas d’un côté ce dispositif, et de l’autre, des messages qu’il adresserait à C., « l’homme agissant ». Autrement dit, dès qu’une pensée prend forme, elle prend forme comme contrainte à se faire penser ainsi, et pas autrement : comme torture de soi par soi, et comme défiance de soi à soi. Nulle pensée n’a d’autre sens que celui-ci, puisque toute  pensée se forme en « cet homme » sous cette contrainte — contrainte purement formelle, cependant, qui est la première chose à se faire penser, impérativement, dans toutes pensées. La torture, dont le type est ainsi ad libitum l’écartèlement, ou le suspens infini, ou le broyage de l’âme sous les cercles, disons les roues, qui gravent en elle et sur elle la loi de son propre fonctionnement, c’est alors être-soi comme auto-torture agie (perspective plus odieuse, s’il est possible, qu’être-soi, mais subissant passivement les coups de l’Autre). Quant à la défiance vis-à-vis de soi-même, elle est le moteur irritant [3] , mais interne, des rouages de l’angoisse : que l’angoisse de devoir agir « ainsi », n’est certes pas sans cause, mais qu’aucune pensée, de cette cause, ne peut être sûre, ni s’assurer de son bien-fondé (quand bien même, je crois que Kafka accepterait cette éventualité, ce bien-fondé serait la promesse d’un destin fatal). Au contraire, tout se passe comme si la défiance à l’égard de soi-même était non l’effet induit du dispositif de l’encerclement interne, mais l’agent causal, caché dans l’effet, y compris dans « l’effet de sens », du dispositif lui-même. « Défie-toi de toi ! », me dis-je. Mais justement, qui, « me » ? Quel sujet d’énonciation ? Qui « me parle » ici, en une acception de parler du coup bizarrement transitive, si j’ai reçu cet ordre implacable, « Défie-toi de toi ! » ? Pire, qui est ce « lui », qui ne me permet pas tout à fait de croire que « je » le suis, avec pour effet inverse, que je ne suis pas non plus sûr que lui, c’est « moi » ? Je crois aisé de suivre ici les voies de la décomposition logico-grammaticale, où l’angoisse, non plus sur son versant de souffrance ressentie, mais sur son versant de perplexité croissante, déjointe lentement, cercle après cercle, la subjectivité en ses contorsions réflexives.

*

La croyance que la littérature, chez Kafka, donnerait sens à cette forme de rapport à soi, serait-ce sur le mode du non-sens, n’est heureusement plus en faveur. Mais si l’on écarte cette voie, qui mène droit à Kafka « existentialiste » ou à un Kafka de « l’absurde », peut-être faudrait-il bifurquer ici et nulle part plus loin dans la lecture de la correspondance et des romans, et suivre la piste que je viens de suggérer, et qui identifie le dispositif formel de l’encerclement intérieur au ressort même de l’écriture de Kafka. Et je parle ici de ressort comme je parlais tout à l’heure de roues, dans la mesure où ce que je vise n’est pas, en Kafka, une machine à produire des signaux d’angoisse, retraduits ensuite en prose littéraire, mais l’angoisse-machine, dont il n’y aurait pas d’autres preuves, pas d’autres traces, pas d’autre substance que l’écriture elle-même :

« J'ai en ce moment, et je l'ai déjà eu cet après-midi, un grand besoin d'extirper mon anxiété en la décrivant entièrement, et de même qu'elle vient des profondeurs de mon être, de la faire passer dans la profondeur du papier ou de la décrire de telle sorte que ce que j'aurais écrit pût être entièrement compris dans mes limites. Ce n'est pas un besoin artistique. » [4]

Là encore, je propose de prendre au sérieux ce « de même » : pourquoi en effet ne pas prendre au sérieux ces allusions que Kafka distille régulièrement sur ce qui serait chez lui comme l’écriture de l’écriture ? Pourquoi nier le caractère authentique de l’absoluité de la littérature, chez lui, qui n’est nullement une allusion romantique et convenue à l’idéal de l’écrivain, mais l’effet inévitable d’une opération sous contrainte, où l’expression serait, tantôt, une extorsion, que manigance en lui un intime étranger, et angoissant,  tantôt, comme ici, une extirpation délibérée de l’angoisse, médiée nécessairement par une écriture consciente de se mettre en scène comme écriture, et d’agir l’auto-observation qui la conditionne du dedans :

« Etrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice: bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. Acte-observation, parce qu'une observation d'une espèce plus haute est créée, plus haute mais non plus aiguë, et plus elle s'élève, plus elle devient inaccessible au "rang", plus elle est indépendante, plus elle obéit aux lois propre de son mouvement, plus son chemin et imprévisible et joyeux, puis il monte. » [5]

            Car au fond, que reste-t-il que cette espèce de poème réflexif abstrait, une fois atteint le point où l’écriture devient son propre enjeu, presque stupide, sans nulle justification autre que son pur étalement sur le papier, nuit d’insomnie après nuit d’insomnie, et conçue, sans que ce soit en rien un « besoin artistique » (j’imagine que Kafka veut faire entendre à quel point il est, là, loin en amont de ces soucis) comme compréhension de soi-même, en et par soi-même. La description de l’anxiété, par là, devient, bien en deçà des « fioritures » littéraires, l’inscription des limites à l’intérieur desquelles il pourrait s’être « entièrement compris », certes, au sens de l’intelligibilité recouvrée, mais tout autant au sens de la topologie psychique de son encerclement intérieur. Et je franchis ainsi le pas de dire que le schéma desséché des trois cercles, « l’appareil psychique », en somme, dont Kafka dresse la carte contre la psychanalyse (et donc tout contre elle, ou s’appuyant sur ce qu’il en rejette, ce qui est ici une figure du « transfert »), eh bien, ce n’est rien d’autre que le dispositif pur par quoi Kafka fait trace de sa subjectivité. C’est, si j’ose dire, l’encre psychique dont sont écrits tous ses véritables premiers mots, leur substance subjective véritable, et à la fois, non plus par la matière, mais par la forme, le type invisible des premiers caractères qu’il trace sur la papier, et qui les extrait continûment de l’angoisse-machine d’où son acte d’écrire puise, une fois encore, sa vérité impartageable.
S’il y a une saisie profonde et originale de ce qu’est l’« appareil psychique », désenglué de tout formalisme post-neurologique (et Freud lorgne encore de ce côté), c’est bien celle-là.
Et ce qui en fait la remarquable force, si du moins en en juge aux lignes qui précède son exposé géométrique (lignes que je ne suis pas sûr de comprendre entièrement), c’est qu’il s’agit d’y repousser la tentation d’une schématisation imposée comme un modèle, voire une métaphore utile en vue d’expliquer la survenue d’une « maladie », d’un symptôme, soit d’un accident. Non : Kafka y tient, et il parle ici aux psychanalystes comme on parle entre gens d’expérience, il y va là d’« ancrages » qui n’ont rien d’« interchangeables » (comme son interchangeables les schémas de symptômes, d’individus à individus), mais sont substantiellement attachés à « cet homme » et nul autre, dont ils régissent et façonne la « nature », l’être, corps compris. Le schéma des trois cercles est ainsi l’ancrage propre à Kafka, et c’est autant sa limite dernière, ce à quoi il ne peut pas faire autre chose que se résigner, et ce qui, « préfiguré » (au sens le plus fort) dans sa nature, l’envoie toujours dans la même direction, le destine à être ce qu’il est. Au regard des visées thérapeutiques de la psychanalyse, on ne sait pas si l’on a affaire ici à l’inguérissable dernier, en chacun, ou à ce à quoi il est vain de penser en termes de « maladie », et donc de guérison — même si l’on doit commencer par là, dit-il à Milena. Quoi qu’il en soit, Kafka témoigne ici du rapport privilégié qu’entretient l’effort de la saisie des limites du psychique, ou du subjectif, avec l’écriture ; et peut-être même, en-deça des « fioritures » littéraires, avec la spatialisation, voire le diagramme, entendu comme machine à écrire, et peut-être à ex-scrire l’effet de sujet, en réglant l’économie de ses paradoxes sur une forme immanente à toutes ses manifestations.

*

            Pour conclure cet bref et lacunaire essai, trop spéculatif, je voudrais surtout dire combien j’ai voulu y éviter la pathographie : réduire Kafka à un cas, où la relation à l’angoisse exemplifie, par exemple, « la » névrose obsessionnelle, comme l’allusion aux idées de Freud sur la religion y invitait. Y inviterait aussi les innombrables autodescriptions d’obsédés que la clinique médicale a conservées, qu’elle a découpé dans les journaux intimes et les confessions d’écrivains, et qui, elles aussi, raffinent à l’infini les figures du moi divisé. Et je ne vois pas pourquoi, d’ailleurs, on s’interdirait de rattacher ce fragment de lettre à Milena aux clichés en circulation dans la culture européenne, au moins depuis Amiel. Mais il se joue quelque chose de plus, ici. C’est l’adéquation étonnante entre « l’appareil psychique » que schématise Kafka, et au moyen duquel il s’identifie (« Dans mon cas »…) et les propriétés formelles de ce qui cause par excellence l’angoisse : un être qui s’annoncerait du dedans, donc sans fuite possible, avec des raisons cachées et un plan, qui nous menacerait, nous tyranniserait grâce à des « représentants » muets et sévères, mais qui se déroberait radicalement ; comme si, au contraire, chaque fois que nous voulions lui parler, face à face, entendre ses raisons, et peut-être même nous y soumettre, nous ne rencontrions encore et toujours qu’un de ses « délégués » aux ordres tranchants, littéraux, indiscutables. Et jamais il ne serait possible de pénétrer au cœur du cœur de nous-mêmes, ni de savoir la vérité sur la vérité de ce qui nous accable. Or, et c’est le point que je voudrais amener, c’est que le plus angoissant ne serait pas qu’il y ait, en A., quelqu’un — c’est qu’il n’y ait finalement personne au château, ni derrière la porte, personne, ni rien, pas même le cadavre d’on ne sait quel dépositaire mort de la parole qu’il eût fallu entendre. Ecrire, pour Kafka, c’est littéralement maintenir en suspens cette possibilité angoissante et cette angoisse comme simple possibilité. Dans ce suspens, il me semble que nous nous reconnaissons plus clairement que dans toutes les autres figures de la division du moi qui fleurissent chez ses prédécesseurs et ses contemporains. Et ce suspens fait alors peut-être mieux entendre pourquoi Kafka retient, dans son journal, cette pensée :

« Schiller, quelque part: l'essentiel est (ou à peu près) de transformer l'affect en caractère. » [6]

                                                                                                                                                                               Pierre-Henri Castel



[1] Franz Kafka, Lettres à Milena, éd. revue et augmentée, trad. franç. A. Vialatte, textes complémentaires traduits par C. David, Gallimard, 1988, pp.258-9. Dans ce fragment, je suis les corrections de C. David.
Sur Freud et Kafka, on peut se reporter au travail de Franz Kaltenbäck, "Quand Freud répond à Kafka". Physiquement, il existe un bien triste lien entre Kafka et Freud: à un an de distance, il furent traités par le même médecin viennois, Markus Hajek. Freud survécut à son cancer de la mâchoire, mais la maladie de Kafka était trop avancée.
[2] Ainsi dans les Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, trad. franç. B. Pautrat, Rivages, 2001, §81 : « Nul ne peut souhaiter ce qui, en fin de compte, lui nuit. Si l'homme, pris isolément, donne pourtant cette impression, et peut être tous la donne-t-il — cela s'explique par ceci que quelqu'un en l'homme souhaite quelque chose qui sert tout à fait à ce quelqu'un, mais qui nuit gravement à un second quelqu'un, qui aura été attiré à moitié pour juger du cas. Si l'homme, d'emblée, sans attendre le jugement, s'était mis du côté du deuxième quelqu'un, le premier quelqu'un se serait éteint, et avec lui le souhait. » Cet aphorisme, au moins, témoigne qu’au cœur du cœur de l’homme, gît une puissance potentiellement égoïste, voire maléfique, qui sont nos souhaits (qui ne veulent du bien qu’à eux-mêmes), et dont un intermédiaire intérieur, encore une fois, nous aurait protégé, si l’acte de nous seconder nous-mêmes en le secondant avait précédé notre choix catastrophique pour l’expectative. Car toujours, chez Kafka, c’est l’attente du jugement qui est et le crime et l’instrument du châtiment.
[3] Le rapport inscrutable en soi de l’irritation qui élance, et de l’épuisement ultime qui devrait pourtant s’opposer à toute nouvelle excitation, préoccupe constamment Kafka. Voyez ainsi : « Je n'arrive pas à concevoir qu'il soit possible à toute personne — ou à peu près —, capable d’objectiver la souffrance dans la souffrance, ce que je fais, par exemple, quand, en pleine détresse et peut-être même la tête encore brûlante de malheur, je m’assieds à une table pour annoncer à quelqu'un dans une lettre : Je suis malheureux. Je puis même aller au-delà de cette phrase et, y ajoutant toutes sortes de fioritures selon les ressources d'un talent qui semble n'avoir rien de commun avec le malheur, improviser là-dessus soit de façon simple, soit sur le mode antithétique, soit avec des orchestres entiers d'association. Et ce n'est nullement un mensonge, et cela ne calme pas la souffrance, ce n'est qu'un surplus de force dont je suis gratifié à un moment où la souffrance a pourtant visiblement épuisé toutes les ressources et jusqu'au fond de mon être, qu'elle gratte. Quelle espèce de surplus est-ce donc », Journal, 19 septembre 1917, trad. franç. M. Robert, Grasset, 1954, p.497. A un certain niveau d’abstraction, il y a dans ce passage une parenté formelle évidente avec la lettre à Milena : la mise en abyme objectivante de « la souffrance dans la souffrance », dont ce passage est à la fois un exemple et la désignation, et la torsion de la torture « au fond de mon être » se transformant en ressource expressive, quasi ludique soudain, par cela même « qu’elle gratte ».
[4] Journal, 19 septembre 1911, p.161.
[5] Journal, 27 janvier 1922, p.540. Je ne commente pas la notion de « meurtriers ».
[6] Journal, 9 novembre 1911, p.162.