"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

LECTURES DE ERNESTO DE MARTINO

Ce n'est que en 1999 qu'ont été réédité trois œuvres majeures d’Ernesto De Martino. Ceux qui, dans la presse, ont salué l’auteur du Monde magique, d’Italie du Sud et magie et de La terre du remords reconnaissent en lui un « décrypteur de crises » [Balandier, 2000], un « Galilée de la pensée ethnologique » [d’Ans, 2000]. Cette réapparition, après trente ans d’oubli, suscite des controverses et blesse les dogmatismes environnants. Voici peut-être une chance, pour l’anthropologie française, de renouveler les approches de ces objets classiques que sont le chamanisme, la magie, la croyance, et d’envisager l’esprit humain avec une autre vitalité. Comment De Martino est-il perçu aujourd’hui ? Quels sont les enjeux de ses textes ? Sa théorie du magico-religieux s’appuie, comme nous le verrons, à la fois sur une vision historiciste et sur une approche socialement circonstanciée des mises en acte du psychisme humain. Son thème fondamental de la « présence au monde » est développé selon une interrogation philosophique originale, se démarquant des positions existentialistes. En effet, les pratiques magiques sont abordées comme des « techniques » psychosociales destinées à protéger la présence de l’homme dans son monde. Ce penseur, qui fut aussi un homme d’action fidèle à ses engagements communistes, confronta sa réflexion intellectuelle aux conditions concrètes de l’observation ethnographique.
Avant d’aborder les lectures qui sont faites de cette œuvre, retournons dans le passé : au moment où De Martino fut pour la première fois publié en France.

Trente ans avant, le rendez-vous manqué
 

Dans le même temps que ces republications, Daniel Fabre étudiait attentivement comment De Martino était reçu dans les années 1970 [1999]. Italie du Sud et magie [1963] et La terre du remords [1966] furent traduits en français et publiés par Gallimard sous le double parrainage de Michel Leiris et d’Alfred Métraux, qui mirent en valeur un De Martino ethnologue dont les interrogations étaient proches des leurs. Le monde magique, publié par Marabout en 1971, fit l’objet d’une critique élogieuse de Mircea Eliade, puis « tomba dans un puits de silence » [Fabre, 1999 : 236]. Quel fut le destin des deux autres ouvrages ? « Trente ans après […], De Martino a complètement disparu, depuis longtemps aucun de ses livres n’est plus disponible », écrit D. Fabre [ibid.]
 Dans quel contexte les écrits démartiniens avaient-ils fait leur apparition ? M. Leiris et A. Métraux, connus le premier pour son étude du zar, culte de possession éthiopien, l’autre pour celle du vaudou haïtien, voyaient en De Martino l’ethnologue de la magie lucanienne et du tarentisme des Pouilles. La question centrale qui semble avoir lié A. Métraux et M. Leiris est celle de la possession comme théâtre joué/théâtre vécu : « perdre la raison » d’une façon ritualisée, se faire autre que soi, cette altération rituelle pose le problème de l’authenticité, déjà soulevé dans la notion de jeu. « La possédée cherche-t-elle à leurrer son public en feignant le caractère du zar “descendu” sur elle ? », demande M. Leiris, qui répond : « Non, puisque ce théâtre-là peut être un théâtre vécu, c’est-à-dire un théâtre qui ne peut avouer, et d’abord à lui-même, sa nature théâtrale, un théâtre vécu tout autant par le comédien du moment que par son public. » [Fabre, 1999 : 213] Jean Pouillon, rappelle D. Fabre, intervint sur la scène et alla d’entrée au cœur du débat. Dans sa recension des deux livres de M. Leiris et A. Métraux [1959 : 156-157], J. Pouillon comparait les cérémonies de possession à des offices religieux « supposant la connaissance préalable et partagée d’un rituel très complexe et très précis où chacun tient sa partie ». Pourtant, face à la « véritable perte de conscience de la possédée », il soulignait que « les deux idées d’inconscience et de maîtrise se trouvent […] inextricablement liées ». Sa conclusion fut claire : « Le dilemme possession authentique/possession inauthentique est un faux dilemme. » [cité par Fabre, 1999 : 213]
Ce problème avait pour toile de fond les interrogations sartriennes sur la « mauvaise foi » et le jeu social. La possession comme « question anthropologique “totale” » restait donc liée, pour les ethnologues, à l’influence sartrienne. À la suite de son séjour avec Jean-Paul Sartre à Bahia, Simone de Beauvoir décrit les anciens esclaves, qui subissent aujourd’hui « une oppression qui va jusqu’à les déposséder d’eux-mêmes ». Pour se défendre, « ils cultivent des techniques qui les aident à s’arracher par l’extase au personnage mensonger où on les a emprisonnés » [cité par Fabre, 1999 : 216]. De Martino interroge lui aussi l’ambiguïté existant entre convention et sincérité à propos des lamentations funéraires que le caractère traditionnellement stylisé rend artificielles. En apparence, sa réponse est proche de celle de J. Pouillon [1959 :156-157] : « L’alternative herméneutique artifice/sincérité est mal posée. » [Cité par Fabre, 1999. : 217] Mais cette réponse est déjà située au sein d’une théorie de la magie, dont il a posé les bases : « Ce qui apparaît comme une lamentation sans âme, conventionnelle, automatique, est en réalité une distanciation [destorificazione] intentionnelle du moment critique de la mort, ou pour le moins une atténuation de son caractère d’événement historique. » Le concept démartinien de « déshistorisation », issu de son dialogue avec la philosophie, lui permet de dépasser la question mal posée de l’authenticité.
À la différence de M. Leiris et d’A. Métraux, De Martino se confrontait avec l’existentialisme sur des points précis. Dans son élaboration de la notion de « présence », souligne Fabre, il ne voulait pas raisonner d’un point de vue ontologique sur la « structure de l’existence ». La présence démartinienne ne saurait se confondre avec la présence à soi de J.-P. Sartre, ni avec le Dasein de Martin Heidegger, parce qu’elle est indissociable de l’interrogation sur les conditions historiques. C’est donc la notion de présence qui démarque l’Italien dans ses analyses du deuil lucanien : « L’ambiguïté des états de conscience et de croyance, il choisit de la situer non pas sur le plan d’une anthropologie générale (la “nature humaine” du philosophe) mais d’une analyse historique de la dépossession de soi […]. À lire Leiris et Métraux, le caractère positif de la possession comme transfiguration de la “pauvre vie”, comme esthétisation défensive semble volontiers mis en avant, alors que De Martino y voit plutôt le risque tragique inhérent à une situation de misère sociale. » [Fabre, 1999 : 218]

 Comme le montre D. Fabre [ibid. : 214-215], l’analyse sartrienne de la « mauvaise foi » rapprochait, en revanche, nos ethnologues à propos de la « relation ethnographique ». L’inauthenticité, celle de l’ethnographe pris entre le désir de savoir et la conscience du trouble qu’il introduit parmi les populations étudiées, fut longuement interrogée par les uns et les autres. Mais cette conscience déchirée est lucidité : « Elle peut tenir constamment et douloureusement en éveil. » [Ibid. : 219] De plus, chez De Martino « l’attention portée à la notion de personne elle-même “historique” et de sauvegarde de la présence » ouvrait véritablement, note D. Fabre, un nouveau champ à l’anthropologie. D’un même geste, il embrassait l’histoire des rapports de domination, la genèse des systèmes symboliques et les expériences existentielles.

« Pleinement situé, car pleinement attendu » comme intellectuel du Sud et acteur du combat progressiste, De Martino tomba pourtant dans l’oubli. Aucun historien n’entra dans le débat. Lorsque l’influence sartrienne eut perdu son hégémonie, une nouvelle étoile brillait dans le ciel des anthropologues : Claude Lévi-Strauss s’imposait au moment où M. Leiris et A. Métraux quittaient la scène [ibid. : 232]. En 1967 manquaient désormais les repères qui auraient permis de cerner la singularité du projet créateur de De Martino : ce fut un rendez-vous manqué.

La redécouverte

Le lecteur français s’interrogera sur la présence de De Martino en France dans les années 1980-1990. Nous pouvons retracer les étapes de sa redécouverte, due à quelques anthropologues et à des historiens italiens et français. En 1986, D. Fabre aborde De Martino dans le cadre du séminaire d’anthropologie italienne qu’il donne au Centre d’anthropologie de Toulouse et traduit les premières pages des Note di viaggio (Notes de voyage), qui ont paru en Italie en 1953. Des publications suivent. De la fin des années 1980 jusqu’à nos jours, les revues Gradhiva, Ethnologie française et Terrain jouent le même rôle que Les Temps modernes dans les années 1960-1970. Pour les publications françaises, signalons en outre les approches que fit M. Massenzio de De Martino [1999], le texte de D. Fabre [1999], version française d’une communication qu’il avait faite au colloque de Naples (1995) ; C. Gallini, M. Massenzio et M. Augé ont approfondi les thèmes démartiniens au cours de séminaires. La scène n’est donc pas désertée : De Martino revient au contraire d’une façon ardente, ses écrits suscitent des débats passionnés. En quoi le paysage intellectuel des années 1990 permet-t-il que soit ravivé ce feu ? Le contexte a changé : Leiris, Métraux, Sartre n’occupent plus le devant de la scène, et Lévi-Strauss, quoique toujours influent, n’impose plus sa marque sur la pensée anthropologique. Certainement le renouveau est-il venu en France des approches italiennes, qui, comme celles de C. Ginzburg [1980, 1989, 1992], proposent une nouvelle façon d’envisager l’histoire et attirent les anthropologues depuis une quinzaine d’années. Sans prétendre faire une étude de la réception de De Martino aujourd’hui en France (il faut davantage de recul), il est intéressant de se placer ici comme un lecteur face à un échiquier de textes. Nous allons voir que l’anthropologue est de nouveau aujourd’hui, comme le notait déjà D. Fabre [1999 : 207, 236], un « révélateur », un « analyseur ».
Au fil des textes, on voit se dessiner une carte des lectures qui éclairent tel ou tel aspect de l’œuvre. La cartographie du continent démartinien est loin d’être achevée, dans le cadre de l’ethnologie française, pour laquelle une partie de l’iceberg vient seulement d’émerger. Le lecteur voit apparaître le militant, l’humaniste plongé dans les débats du politique et s’engageant au parti communiste italien, l’ethnologue pionnier du terrain, l’historien des religions et du social, le philosophe de l’existence, nourri des travaux de la psychologie, de la psychopathologie et de la métapsychique. Cette approche pluridisciplinaire, qui interroge autant l’objet que la genèse même de la construction de l’objet, intriguera d’autant plus le lecteur français que la matrice philosophique dans laquelle elle s’enracine lui reste peu connue. Car les textes nous font redécouvrir, à travers De Martino, toute une tradition qui, de Giambattista Vico à Benedetto Croce, pense et fait l’histoire d’une façon très différente de la nôtre. De plus, le « magico-religieux », qui nous semble un objet classique en anthropologie, reçoit ici un traitement original qui lui rend sa profondeur, dans la mesure où il s’ancre dans un drame vivant : cette réconciliation du particulier et du général est due à la très vibrante notion de « présence », dynamisée par le péril constant de sa perte. De Martino, autant dans son approche du chamanisme que de la magie lucanienne ou du tarentisme salentin, développe un modèle bipolaire très précis dans lequel la présence, comme nœud d’énergie éthique par lequel un individu demeure lui-même face au monde, menace d’être perdue, puis se retrouve.
Le lecteur découvre tout cela en s’immergeant dans les trois ouvrages qui ont été récemment publiés. Mais il peut s’étonner des éclairages différents que suscitent les commentaires cités plus hauts. Personnage cohérent et fidèle, ou figure insaisissable fuyant dans les paradoxes ?
Donnons quelques exemples de ces lectures. Les articles centrés sur la méthodologie démartinienne [Mancini, 1993, 1997] montrent l’enracinement philosophique de la pensée de De Martino. Le concept d’« ethnocentrisme critique » [Cherchi, 1996 ; Mancini, 1997 ; Saunders, 1993], par lequel De Martino aborde la démarche réflexive du chercheur sur ses propres catégories cognitives, va bien plus loin que la question de la « mauvaise foi ». La subjectivité que ce concept interroge se construit dans l’histoire culturelle et engendre à la fois ses objets de pensée et les catégories par lesquelles elle les pense. Ce concept, qui donne à notre ethnologue un art particulier de l’approche de terrain, parcourt toute son interrogation du psychisme humain, dans une liaison intime avec la notion d’historicisme. Comme le montre S. Mancini, De Martino est en cela un héritier de Vico, pour lequel « entre le développement de la société et de l’histoire, et le développement psychologique de l’homme, existe une correspondance spéculaire » [Mancini, 1997 : 7]. C’est encore ce même héritage qui ouvre De Martino à l’histoire en train de se faire : l’histoire est un savoir pratique, et ce savoir « doit servir à façonner l’homme selon un projet pédagogique » [ibid. : 8]. Théorie et praxis ne sauraient se comprendre l’une sans l’autre. Les approches ethnologiques de la magie et du tarentisme en Italie, liées à la lecture d’un Croce et d’un Gramsci, sont l’illustration de ces engagements méthodologiques. Contemporanéité, retour critique sur son propre regard, et thématisation du « soi » sont les concepts qui articulent, dans l’œuvre démartinienne, anthropologie, histoire et philosophie.
Nous comprenons mieux alors cette phrase de De Martino : « La recherche que nous allons entreprendre a donc la valeur d’une expérience mentale d’où le chercheur et l’objet de sa recherche sortiront tous deux profondément modifiés, renouvelés et réciproquement éclairés. » [1999, t. I : 216] L’humanisme démartinien n’a rien d’une utopie, il s’actualise au contraire dans le présent de la recherche, et se prolonge dans le quotidien de la relation ethnographique. « L’ethnologie peut concourir […] à la formation d’un humanisme plus vaste et se racheter de la vanité à laquelle se condamne un savoir purement naturaliste. » Cette phrase qui ouvre Le Monde magique [ibid. : 7] montre à quel point, chez De Martino, le projet éthique et philosophique fonde l’approche du terrain. C’est à ce lien qu’est sensible S. Mancini : l’engagement éthique ne fait qu’un avec la méthodologie historiciste, car l’humanisme et « les valeurs ainsi comprises exigent de la part de l’individu un effort de cohérence culturelle l’obligeant à transcender sa situation individuelle ponctuelle » [Mancini, 1997 : 10]. Au moment de l’interprétation des faits ethnographiques, le chercheur doit à nouveau parcourir d’une façon critique les querelles et les choix qui ont façonné l’histoire intellectuelle de l’Occident, choix qu’il assume entièrement. Ainsi, dans Le monde magique, comme dans Italie du Sud et magie, l’attention portée à la polémique anti-magique sur laquelle s’est établie la culture européenne permet d’éviter le piège d’un ethnocentrisme naïf. Celui qui interroge la « réalité des pouvoirs magiques » ne peut se contenter d’une dénégation, sous prétexte que, dans notre culture, la polémique anti-magique a tranché. Ethnologie et humanisme sont par là indissociables : « Le rôle de l’ethnologie historiciste tient à la possibilité de poser des problèmes dont la solution conduise à l’élargissement de la conscience qu’a de soi notre civilisation. » [Ibid. : 10] L’ethnologie n’est plus conçue alors comme la « science des cultures autres que la nôtre », mais, fondamentalement, comme la « science du rapport entre nous et les autres cultures » [De Martino, 1977].
Mancini met donc l’accent sur la méthodologie démartinienne, dont l’importance est reconnue par C. Gallini, dans un article de la revue Gradhiva : « De Martino arrive à la recherche de terrain comme moyen de vérification de sa réflexion théorique et méthodologique : Il Mondo magico a été publié et discuté en 1948. Fondé sur une révision critique des théoriciens de la “mentalité primitive”, ce livre avait posé avec clairvoyance le problème de la “réalité” et de l’“efficacité” des pouvoirs magiques en tant que constructions culturelles. » [1999 : 70] L’ouvrage Le monde magique, le terrain italien : C. Gallini souligne que pour De Martino, ces deux parcours n’étaient pas incompatibles, d’autant plus que son projet de recherche « Intorno a una storia del mondo popolare subalterno », rédigé avant les enquêtes, peut être lu comme un programme devant justement réunir les deux voies. « La problématique épistémologique qui sous-tend l’interprétation de la lamentation funèbre lucanienne développe certainement, les plus anciennes thématiques de Il Mondo magico. » [Ibid. : 81]
 Toutefois, dans le dossier établi par Gradhiva où figure cet article, C. Gallini aborde également De Martino par une autre voie. Autour d’une traduction des Notes de voyage [De Martino, 1999 : 53-67], les thèmes qu’elle développe sont l’écriture du voyage, et la mémoire vive, donnée dans les carnets de travail de l’ethnologue De Martino, qu’elle a déchiffrés. On assiste, placé dans les coulisses, au travail initial et aux esquisses, comme au brassage parfois brouillon qui préside d’ailleurs à toute recherche : le lecteur voit s’ouvrir devant lui les archives, et aborde les premiers écrits à partir desquels De Martino rédigea ces Notes de voyage. En approchant les carnets de De Martino, C. Gallini montre par exemple comment la double prise d’écriture, celle de l’anthropologue et celle de sa compagne Vittoria de Palma, impliquait des réorganisations de contenu, faites à deux cette fois, mais aussi des manières personnifiées d’avoir pénétré le terrain. Dans ce labyrinthe des prémisses, le lecteur perçoit des questions dont il peut comparer l’élaboration déjà pertinente dans les Notes. Là, « nous pouvons trouver préfiguré ce qui sera repris et développé dans les écrits théoriques sur l’“ethnocentrisme critique” » [Gallini, 1999 : 81].
Dans ce même dossier établi par Gradhiva, G. Charuty aborde la relation entre recherche intellectuelle et engagement politique. Est dépeint ici le fond d’histoire politique et économique sur lequel se crée l’œuvre. L’itinéraire de l’intellectuel engagé au pci rencontre la misère du Mezzogiorno comme une étape obligée ; G. Charuty relie l’ethnographie démartinienne à la thématique de l’ethnographie soviétique : « Spécialiste du monde “primitif” et “militant de la classe ouvrière”, ainsi se présente De Martino, revendiquant à la fois une compétence universitaire et un engagement politique. » [1999 : 85] L’humanisme dont se réclame De Martino est perçu ici du côté du politique : c’est « le “nouvel humanisme” de l’ethnologie soviétique se tournant vers de nouveaux terrains et de nouveaux objets : le folklore ouvrier avec les collectes de chants d’usine, le folklore de la guerre et des luttes clandestines » [ibid.]. « Politique » est également « la dimension des objets les plus classiques des sciences religieuses » [ibid.]. Sous cet angle, le lecteur apprend les démêlés qu’a eus De Martino avec ses critiques, tant du côté des crociens que des idéologues du pci. Pour bien mesurer la rupture qu’a opérée De Martino avec l’idéalisme du philosophe Croce, ou la nature de sa « lecture très personnelle des conceptualisations gramsciennes » [Charuty, 1999 : 86], le lecteur se reportera avec profit à la « Postface » de S. Mancini [De Martino, 1999, t. I : 285-584].
Si, dans le texte de G. Charuty, l’anthropologue engagé prend place parmi les acteurs qui menèrent dans les années 1950 les « enquêtes de sociologie appliquée et de psychologie sociale », certaines remarques sèment un doute. « C’est dans ce contexte d’intense mobilisation politique et culturelle pour la renaissance du Sud que s’enracine l’ethnographie démartinienne : pour la première fois sans doute dans son histoire, la discipline […] se trouve étroitement liée […] à un projet de “décolonisation” au sein même du monde occidental. Mais, comme le montre le dossier de cette naissance, son élaboration conceptuelle exige, nouveau paradoxe, une non moins ferme mise à distance de toutes les certitudes dont se nourrit l’action militante. Dans sa formation d’historien des religions, De Martino trouve le ressort de cette distanciation. » [Charuty, 1999 : 91] Quel est ce nouveau paradoxe ? De quelle nature est cette « distanciation » ? L’anthropologue n’avait certes pas choisi d’étudier les liens du politique et du religieux. Alors que « les luttes politiques s’emploient à réduire et à disqualifier » les recours aux pratiques magiques en supprimant les situations qui les motivent, De Martino « n’abandonne pas ses préoccupations antérieures d’historien des religions, soucieux de rendre aux pratiques magiques leur cohérence et leur rationalité » [ibid. : 91]. Le lecteur doit-il comprendre ici que De Martino ne fut pas un « vrai » militant ? L’article développe son titre « L’ethnologue et le citoyen » en direction d’une critique portant sur l’ambiguïté d’un homme à la fois ethnographe et militant, dont la pureté communiste serait compromise. Ce même « paradoxe » est d’ailleurs levé par Carlo Severi [1999 : 102]. Le portrait finit par ressembler à la perception que durent en avoir les communistes orthodoxes italiens : celui d’un universitaire d’origine bourgeoise s’offrant le choix d’une vie agréable dans le Sud avec sa jeune compagne [Charuty, 1999 : 94].
Le lecteur peut, dans la « Postface » de S. Mancini [De Martino, 1999, t. I ], entendre la voix de De Martino lui-même et les accents de sincérité douloureuse avec laquelle, en tant que communiste, il a procédé à son autocritique : « Je suis un intellectuel de transition, déchiré par les contradictions. Je suis issu de la petite bourgeoisie citadine du Mezzogiorno, et je porte en moi les lâchetés multiples et le sentimentalisme pusillanime de cette classe sans destin. » [1999 : 495-496] Après avoir confessé la « misère » liée à sa classe, De Martino poursuit : « Ma “grandeur” est d’avoir acquis une conscience impitoyable de cette misère et de m’être lié à la classe qui réformera le monde. » [Ibid. : 496] S. Mancini développe bien les contextes politique et intellectuel qui éclairent les engagements de l’anthropologue, notamment par rapport au marxisme [ibid. : 318-344]. Nous comprenons mieux la complexité de ses héritages philosophiques, ainsi que les rapports qu’il entretient avec la pensée d’un Gramsci, critique de Croce. Effectivement, De Martino « refuse toute réduction du religieux à l’idéologique au sens marxiste du terme », note G. Charuty, [1999 : 97], qui pointe des contrastes et des « ruptures » entre les analyses du Monde magique et les enquêtes de terrain.
Pour apprécier ces « paradoxes » de l’œuvre démartinienne, le lecteur dispose maintenant de plusieurs textes. Pourquoi, cependant, aucun de ces titres nouvellement édités ne sont-ils annoncés dans le dossier établi par Gradhiva en 1999 ? C. Severi mentionne pourtant dans ce même dossier [1999 : 100] l’article de D. Fabre [1999]. Or, dans cet article, ce dernier annonçait déjà la prochaine parution du Monde magique. Les différentes approches que nous avons relatées présentent ainsi des portraits contrastés, et laissent présager des enjeux.

Au cœur du débat : la théorie démartinienne du « magico-religieux »
 

Dans son approche des trois textes récemment publiés, A. Faivre souligne la quasi-inexistence, en France, d’une science des religions comme discipline à part entière [2000 : 54]. Dans un article, V. Lanternari rappelait la liaison faite, en Italie, entre la naissance de l’anthropologie religieuse et le renouveau de disciplines comme l’histoire des religions, l’ethnologie et les études folkloriques [1994 : 497]. Fondée par R. Pettazzoni, l’école romaine d’histoire des religions « est née sous le signe d’une double orientation tout à la fois historique et anthropologique » [ibid. : 498]. Cette école reconnut « l’influence décisive des structures socio-économiques sur les faits et les comportements religieux » [ibid. : 498]. Ayant mis à profit les réflexions méthodologiques de l’histoire culturelle allemande, de l’anthropologie sociale anglaise et de la sociologie française, l’école italienne a pu développer d’une façon féconde la méthode désormais désignée sous le nom de « comparatisme historique » [Mancini, 1993]. La double approche historico-anthropologique permettait, écrit V. Lanternari, d’éviter le piège des phénoménologies religieuses, qui postulent un niveau ontologique par lequel Homo religiosus serait habité du « sacré ». C’est à cette école, nous dit-il, qu’appartient De Martino [Lanternari, 1994 ; Massenzio, 1999]

Il s’agit pour De Martino de « comprendre et faire comprendre » que les faits culturels qu’il étudie ne sont pas « des superstitions détériorées, ni de simples et inertes “survivances” comme les folkloristes ont longtemps continué à le dire paresseusement » [Lanternari, 1994 : 502]. Au contraire, leur persistance jusque dans les années 1950 révélait « le maintien de conditions ancestrales de misère psychologique et culturelle dans une population rurale du Sud exclue et exploitée » ; ainsi que « l’échec du prosélytisme catholique dirigé depuis des siècles vers ce Sud » [ibid.]. Le lecteur d’Italie du Sud et magie perçoit mieux ainsi le but explicite de l’ouvrage : « Offrir quelques aspects indicatifs permettant de déterminer dans quelle mesure et quelle limite la vie culturelle du Sud a consciemment participé à cette grande alternative (magie/rationalité). » [De Martino, 1999, t. II : 8] Si nous rapprochons cette orientation de la remarque de De Martino (l’ethnologie serait la science du rapport entre nous et les autres cultures), nous voyons que le projet de ce livre s’y conforme entièrement. L’essentiel du problème n’est pas d’évaluer les pratiques magiques en elles-mêmes comme illusoires ou non, mais de comprendre la dynamique des rapports qu’elles entretiennent avec la « force d’expansion » de la culture dominante. De Martino relie ici l’histoire des religions et l’ethnologie.

La même orientation s’illustre dans son approche du « magisme » ethnologique. Dans la préface au Monde magique, De Martino écrit que l’objet a été choisi non pour son exotisme, mais parce qu’il est un problème « unifiant », exigeant du chercheur une capacité à se situer dans toute la trajectoire qui a conduit du monde magique à la culture moderne. L’Occidental a oublié par quelles bifurcations il est passé, pour asseoir la culture qui est la sienne au terme d’une conquête, celle de la « polémique anti-magique ». L’anthropologue doit réparer cet oubli. Cette façon d’aborder les choses soumet à l’analyse « non plus seulement l’objet [le monde magique], mais aussi la manière occidentale de l’aborder » (c’est De Martino qui souligne). S’interroger sur la « réalité » des pouvoirs magiques, c’est du même coup s’interroger sur ce qu’est, pour nous, la réalité. Nous sommes toujours bien, ici, dans une « science du rapport entre nous et les autres cultures ». Comprendre ce rapport, c’est comprendre le sens de la présence de l’ethnologue sur le terrain, sans quoi celle-ci ne serait qu’une intrusion arbitraire, une forme de colonisation. C’est donc comprendre aussi le sens de la présence du militant dans le Sud : comment penser transformer une société, si l’on ne se connaît pas soi-même dans le processus relationnel historique qui nous lie à elle (fût-ce sur un mode agonistique) ? La science du « rapport » inscrit ensemble les dimensions émotionnelle, épistémologique, historique, dans ce désir qu’il dessine : « Il faut surtout trouver la voie d’un rapport humain ordinaire, et s’inscrire au point exact où l’on peut être avec eux dans la même histoire. » [De Martino, 1999 : 62]

Réunir l’héritage de l’école romaine avec l’historicisme permet à De Martino d’aborder les pratiques magiques selon leur lien « organique » avec l’environnement culturel. La façon dont ce lien est interrogé apparaît comme un instrument pour mesurer le degré d’impact de ces pratiques dans le lieu même où elles s’exercent. Dans son article de 1991, S. Mancini souligne que dans Le monde magique, l’interrogation sur les « pouvoirs magiques » et sur le paranormal vise à montrer combien celui-ci est inséré « organiquement dans les cultures où le magisme est une institution culturelle opératoire » [1991 : 77]. Le mode d’insertion du magique dans une culture est la clé fondamentale de l’analyse. Il serait donc absurde de croire que De Martino se commet dans des positions irrationalistes : la question du paranormal est pour lui un exercice de style. Il garde une position cohérente, dans sa critique des approches naturalistes de la psychologie paranormale : une telle « science » ne peut échapper au modèle de la « nature culturellement conditionnée » qui est la sienne, et elle reste étrangère au « drame magique » comme vision du monde. Dans ses comparaisons entre le « magisme » chamanique et la « magie spirite », De Martino rappelle que cette dernière n’est pas organiquement insérée dans la culture occidentale. Le mode d’insertion, trace historique du phénomène, est un rapport toujours vivant qui rend manifestes les forces culturelles en présence : c’est donc son élucidation qui permet la compréhension du phénomène.
Le mode d’insertion se concrétise encore par la manière dont les acteurs s’impliquent dans ces pratiques. Sur le terrain, De Martino aborde la dimension « existentielle » en approchant l’individu lui-même. L’anthropologue s’interroge : quel type de psychisme, quel type de drame vivent les hommes qui perpétuent les pratiques magiques ? L’originalité de sa démarche réside, rappelle V. Lanternari, dans la façon dont « il mêle intimement l’analyse psychologique et les données socio-historiques » [op. cit. : 502]. Les remarques de S. Mancini et de Lanternari indiquent combien, chez De Martino, l’orientation méthodologique travaille sur les liens : l’insertion organique d’une pratique dans sa culture, le rapport entre psychisme et histoire. Tel est l’historicisme démartinien : les phénomènes sont abordés non comme des objets par un sujet connaissant, mais comme des réalités vivantes produites et perçues par des acteurs. La question reste fortement nouée à celle de l’engendrement historique du psychisme humain.

Entre Le monde magique et les textes ethnographiques, les mêmes questions sont posées dans des contextes différents. Leur est commune la notion de « drame » humain : des conditions de vie précaires, des événements non maîtrisables menacent l’instauration de la « présence » au monde et à soi. Face à ce drame, la conscience se trouve fragilisée dans sa capacité d’établir la synthèse des expériences et des représentations : l’état de labilité, qui est la menace de perdre la « présence » et d’être jeté en dehors de l’histoire, doit être surmonté. C’est là qu’entre en scène la notion de « dispositif mythico-rituel » par lequel De Martino désigne l’ensemble des techniques qui permettent de restaurer la présence.

Dans Le monde magique, c’est le chamane qui conduit la pédagogie de la présence, en inventant l’institution des « esprits auxiliaires » : « Au lieu d’une possession incontrôlée, on a affaire ici à un esprit dressé et qui a la forme de l’altérité. » [Mancini, 1991 : 79] Le chamane entre volontairement en rapport avec sa propre labilité, à l’aide de techniques de dissociation de la conscience élaborées selon une longue tradition. Il pénètre dans l’espace du risque et apprend à surmonter cet état en élaborant le chemin du retour à soi. Ce retour de la présence est alors rendu possible aux membres du groupe. Ici est ébauché, souligne S. Mancini, le concept majeur de la théorie démartinienne du « magico-religieux » : celui de « déshistorisation », qui sera développé dans ses écrits ethnographiques. En effet, lamentations funéraires et formules magiques relèvent, en tant que rites, de l’instauration d’une « comparaison symbolique entre l’événement actuel et un modèle paradigmatique situé en dehors de l’histoire (le mythe) », comparaison grâce à laquelle l’événement perd son caractère angoissant. Le sujet se retrouve dans un « régime d’existence protégé » qui lui permet à nouveau d’affronter la contingence historique [Mancini, 1991 : 81]. La bipolarité (sortie hors de l’histoire, retour à l’histoire) est le mouvement fondamental de ces techniques. C’est pourquoi, dès les Notes de voyage, De Martino écrit à propos des lamentations funéraires, que la « déshistorisation » du moment critique de la mort est « intentionnelle » mais qu’en outre « déshistorisation et automatisme sont seulement un moment du deuil rituel, puisque l’histoire est plus forte que les tentatives des hommes pour lui échapper. “Tu es tombé au milieu de la route avec ta cornemuse.” Là émerge la mémoire concrète d’une catastrophe historiquement circonstanciée. » [De Martino, 1999 : 66]

Si l’analyse de ces techniques se fondait, dans Le monde magique, sur une « expérience mentale » du chercheur [1999, t. I : 216], celles qui sont développées dans Italie du Sud et magie [1999, t. II] partent d’une expérience concrète : l’observation des conditions de vie précaire des paysans du Mezzogiorno et la connaissance de tout le « négatif » de leur histoire. En regard du drame historique des paysans, les comportements magiques « ne sont pas la démonstration d’une autre logique, mais seulement l’adaptation de la cohérence technique de l’homme avec cette fin particulière qui est la protection de la présence individuelle en train de se perdre. Par rapport à un tel rôle, les techniques magiques déploient une cohérence qui, en soi, n’est pas moindre que celle employée pour le contrôle réaliste de la nature. L’équivoque naît lorsqu’on juge la magie sur le même plan et par rapport à la même finalité que la science moderne » [1999, t. II : 109].

La prudence de De Martino ne fut pas toujours suivie par ses commentateurs. Pour mieux apprécier son interrogation sur le psychisme humain, qu’il aborde corrélativement à celle des conditions historiques d’existence, il nous faut mesurer le travail philosophique conduit par notre anthropologue. Lectures, interprétations, alliances des problématiques : la prudence théorique était à la mesure d’une avancée radicale, qui fut souvent critiquée. De ce complexe réseau d’idées qui engendra sa théorie de la magie, trois thèmes centraux animent encore aujourd’hui bien des polémiques, ce dont témoignent les commentaires que nous abordons maintenant.

Le trilogue démartinien : historicisme, métapsychique, vitalisme

À Pompéi, l’archéologue V. Macchioro fut intrigué par les peintures de la villa des Mystères : elles représentaient, d’après lui, des néophytes en état de transe. Ces images se répercutent très loin dans l’œuvre de De Martino, qui fut longtemps ami avec l’archéologue. La question d’un usage culturel des états modifiés de conscience, la notion de « conscience élargie » et l’interrogation, par le biais de Pierre Janet, d’une unité du psychisme humain affleurent sans cesse dans la mise en scène de la notion de « présence ». De Martino s’inspira de l’analogie qu’établit V. Macchioro entre la figure d’Orphée et celle du chamane des sociétés eurasiatiques [Mancini, 1999 : 403] : le fil conducteur de sa réflexion est l’hypothèse d’une scission artificielle de la personnalité, induite lors des initiations [ibid. : 395-416].

Le thème de cette scission reparaît à plusieurs reprises et prouve une ligne continue dans la pensée de De Martino : « La guérisseuse-magicienne est plongée dans un état psychique de transe superficielle et, dans cet état, elle s’identifie à son client en condition de fascination et en souffre elle-même. » [De Martino, 1999, t. II : 18-19] Le bâillement, les larmes sont les signes de cet état : ils servent de « diagnostic » pour désigner l’auteur du maléfice. L’état de distraction, qui permet à la pleureuse rituelle d’interrompre son chant pour inciter les enfants à ne pas perdre les poids de la balance [De Martino, 1999 : 65] est déjà souligné dans Le monde magique à propos du chamane : la distraction fait partie de cette double présence par laquelle il doit se maintenir en transe et rester lié à son environnement. Scission, distraction, double présence : telle est la reprise démartinienne des questions posées plus haut, sur le rapport authentique/inauthentique dans le phénomène de la possession.

Le psychisme, comme outil historiquement producteur de lui-même, est pour De Martino, l’objet d’une constante interrogation : ce dernier attire notre attention, note D. Dubuisson [2000], sur « cette inlassable conquête par l’homme de son incertaine humanité ». Incertitude qui dut troubler suffisamment l’anthropologue, pour le conduire à explorer le psychisme en usant de toutes les ressources philosophiques dont il disposait. Peut-être est-ce cela que certains commentateurs ont du mal à accepter ? C. Severi s’étonne que De Martino, dans Morte et pianto rituale, convoque Kant, Hegel et Janet [Severi, 1999 : 103]. Or, on voit mal pourquoi le langage philosophique serait inapproprié, pour aborder la matière ethnographique. Ces remarques semblent issues d’une habitude universitaire française : celle du cloisonnement disciplinaire. Du coup, les ponts établis par De Martino sont incompris : « Un certain malaise, face à ce langage, est inévitable. Comment passe-t-on d’une histoire des catégories de la pensée philosophique à l’observation de la vie religieuse des paysans ? » [Ibid. : 103] Le même malaise est exprimé par G. Charuty : « C’est moins en ethnographe qu’en philosophe nourri de l’humanisme de Benedetto Croce, du matérialisme historique et de la réflexion spéculative de Heidegger que De Martino s’entretient avec des ouvriers agricoles, des bergers, des paysannes en les créditant d’une histoire culturelle tout aussi complexe que la sienne. » [1999 : 92]

La question que se posera ici le lecteur est celle de la relation entre philosophie et analyse ethnologique. En effet, nous voyons bien l’influence du climat philosophique sur la réception d’un auteur : cela apparaît dans le contexte sartrien de la première réception étudiée par D. Fabre [1999]. Nous voyons d’autre part que certains auteurs, C. Severi, G. Charuty, pensent devoir séparer la conceptualisation philosophique de l’analyse ethnologique. De plus, il faut souligner qu’il ne s’agit pas seulement de l’usage que De Martino fait des catégories philosophiques. Car ce dernier interroge aussi les travaux d’un neurologue et psychologue comme Janet.

En effet, d’après De Martino, il semble que l’esprit humain, par lequel un sujet et un monde se donnent en présence, échappe aux sages catégories de la philosophie classique. Les vues d’un Kant ne sauraient expliquer la labilité, le sentiment de dépossession de soi. L’unité « transcendantale » de la conscience n’entre pas dans l’histoire, elle devient « l’hypostase métaphysique d’une formation historique » [1999, t. I : 203]. C’est-à-dire que les catégories sous lesquelles un philosophe comme Kant pensa la conscience entrent brutalement dans un temps sans histoire, pour se figer dans une forme d’ontologie déguisée. Elles prennent la forme dogmatique d’un théorème : « Voilà ce qu’est la conscience. » En se tournant vers Janet, De Martino cherche une autre voie pour aborder les écueils du psychisme, en repérer les profondeurs et les amers inconnus. Car la cartographie de l’esprit n’est pas limitée à la seule zone du « raisonnable ». De plus, nous savons aujourd’hui combien, au milieu du xixe siècle, la métapsychique a initié la « plongée » vers les régions d’outre-conscience [Méheust, 1999]. Kant n’était d’ailleurs pas insensible aux parts d’ombre de la raison.

De Martino, lecteur de Janet, utilise donc les découvertes de celui-ci, et s’intéresse à la conscience multiple et ses errances ; il transpose le terme janétien de « misère psychologique » en un concept opératoire : quelles conditions historiques influent-elles ainsi sur le psychisme, pour menacer son unité ? La synthèse kantienne de l’aperception (la façon dont nos expériences et perceptions sont bien celles d’un « moi ») reçoit ici, grâce à la lecture démartinienne de Janet, un tout autre éclairage : elle peut être construite, elle peut aussi être perdue. L’esprit humain vu par Janet est donc un vivant fragile, adaptable. Il n’est pas un « donné » immuable dont nous hériterions sans risque. Le projet démartinien, bien compris par B. Méheust et S. Mancini, vise à critiquer tout concept sédimenté, « cristallisé » : seule notre paresse ou notre obéissance nous fait hypostasier les catégories qui furent inventées par les philosophes pour définir l’esprit. En réalité, cette critique permet de rendre au flux de la pensée sa vie propre, en regard de quoi les critiques qui sont adressées à De Martino témoignent d’un dogmatisme s’appuyant implicitement, par exemple, sur une théorie cartésienne de l’esprit. La question qui se pose alors est celle-ci : pour aborder la façon dont sont vécues et actualisées les représentations culturelles, quelles théories du psychisme seraient ethnologiquement correctes ?

Le lecteur comprendra alors pourquoi la bataille des textes se concentre autour de la métapsychique. L’ensemble des penseurs qui représentent, au xixe siècle, le courant de la métapsychique se caractérise par la conception d’un psychisme plastique, capable de développer les capacités les plus insoupçonnées, dans lesquelles nous retrouvons l’imagination créatrice, et toutes les « facultés » attribuées le plus souvent aux chamanes (vision à distance, communication télépathique, etc.). Certes, les métapsychistes ont établi une cartographie de l’esprit humain d’une façon très différente de celle de Freud, par exemple. Quelle relation De Martino a-t-il alors entretenue avec la métapsychique ?

Pour G. Charuty, si l’anthropologue assuma certaines thèses de la métapsychique, il s’agirait d’une sorte de péché de jeunesse, tout juste circonscrit dans les besoins de l’analyse pour son Monde magique [1999]. Il aurait par la suite abandonné le recours à cette pseudo-psychologie. Or, pour S. Mancini, il s’agit au contraire d’une source sans cesse actuelle de réflexion : le « méta » indiquait pour lui l’horizon d’« autres » fonctionnements du psychisme, ou celui du fonctionnement psychique de nos « autres ». Il est clair, en effet, que l’ethnologue italien se refusait à figer sa panoplie de concepts, sans quoi il n’aurait pu aborder le continent noir du « magisme ». Freud lui-même dut franchir quelques interdits culturels pour aborder le continent caché de l’inconscient. Le génie de De Martino fut donc de s’affranchir des bornes intellectuelles de sa culture, dont celles données par Croce, grâce à une bonne dose d’esprit critique. B. Méheust souligne comment, dans cette œuvre, « le vitalisme et l’historicisme idéaliste se trouvent notamment rapprochés, du fait de leur combat commun contre l’idée d’un “esprit” compris non pas comme une énergie créatrice, plastique, mouvante, susceptible de manifestations insoupçonnées, mais comme une structure intemporelle, statique, figée à jamais dans ses formes a priori. Bref, l’idée d’“esprit” que la tradition rationaliste avait contribué à imposer » [2000]. Si l’esprit est capable de soutenir les étapes de la méthode cartésienne, pourquoi ne pourrait-il pas percevoir les pensées d’autrui ? Il s’agit d’exercices techniques : « Le chamane adopte des méthodes spéciales pour intensifier ses capacités de perception et sa pensée représentative, ou bien pour intensifier son intuition. » [De Martino, 1999, t. I : 16] Les techniques sont apprises lors d’initiations, sous la conduite d’un maître, ou encore, « le pouvoir métagnomique peut survenir à la faveur d’un traumatisme psychique soudain » [ibid. : 71].

L’ouverture démartinienne à la métapsychique a pour écho ses approches de la psycho-pathologie : ici, à nouveau, la question de l’insertion « organique » lie les problématiques. La « misère psychologique » n’a rien de pathologique, affirme De Martino. C’est la société provoquant cette misère qui est souffrante. De même, l’Occidental n’a pas choisi de confier à ses « sensitifs » le destin de sa culture, dit-il. Le psychopathe, avec son « rituel privé », est un orphelin : nul pédagogue ne peut lui ouvrir de chemin vers ses propres démons. Le voilà désinséré de sa niche sociale. Cette question centrale du lien organique (ou son absence), pertinente aussi bien pour la psychopathologie que pour la magie, est bien située par les commentateurs pour lesquels « métapsychique » ou « magisme » ne sont pas des objets rebutants. B. Méheust et S. Mancini, en suivant le fil polémique de la métapsychique, empêchent que soit à nouveau englouti ce « problème unifiant » cher à De Martino. La polémique démartinienne n’est d’ailleurs pas la défense du paranormal : ce dont il s’agit, pour lui, c’est de défendre une approche « vitaliste » des cultures humaines. Qu’est-ce qui vit et meurt, dans les cultures ; quelles sont les parties endommagées ? Employons une métaphore plus pertinente : celle de l’arbre, très bergsonnienne, justement. Parmi les embranchements du possible, quels rameaux furent choyés par la poussée de sève ? Comment cela se produisit-il ? L’histoire permet de comprendre les choix des « aptitudes » humaines au sein des cultures respectives. La magie est, par exemple, pour Bergson, une technique de diversion, un décentrement de la conscience devant l’irruption du danger, pour permettre au psychisme d’inventer une solution non ordinaire [Mancini, 1999 : 363]. De cette idée, De Martino médita les implications [ibid.]. L’approche « vitaliste » évite également l’écueil du naturalisme, dont De Martino débusque sans cesse de nouvelles formes.

Les choix politiques de l’ethnologue ne l’ont pas empêché de trouver, sous les décombres de l’histoire du Sud italien, les couches anciennes qui se brisaient. La pensée architectonique de ce philosophe lui permet à la fois de s’engager avec générosité dans le présent de l’histoire et de percer du regard les poussées souterraines du passé qui, parfois, occasionnent de profondes fractures. Cette double présence est pour certains une position insoutenable. Or, la vitalité de sa pensée tient à cette conception du temps, embrassé depuis l’horizon, et sondé patiemment jusqu’aux racines invisibles. La réflexion démartinienne crée des chemins entre eschatologie et histoire, entre millénarisme et vécu d’apocalypse. L’histoire y devient l’art de déchiffrer l’incessant flux des naissances, des vies, des agonies collectives et individuelles, par une approche fine des traces. Pietro Clemente souligne l’orientation dans laquelle De Martino tente de théoriser les visions culturelles du temps : l’énergie du « devoir être », le désir de se maintenir dans l’histoire, serait un choix inhérent au monde chrétien [2000 : 14]. Le thème de la fin du monde [De Martino, 1964, 1977] aborde ici la dialectique du risque et du salut. Le lecteur du texte de P. Clemente abordera avec intérêt la façon dont ce dernier replace à son tour notre anthropologue dans l’histoire : aujourd’hui « le futur optimiste de l’historicisme, hérité de l’eschaton chrétienne, apparaît complètement éteint et désormais inconcevable » [2000 : 18]. Argument que n’aurait peut-être pas désavoué De Martino, étant assuré que sa perception du temps accompagnait son expérience existentielle d’ethnologue engagé, portant ses espoirs vers le jour où « le “veau” pourra boire aux mamelles gonflées de la vache, et Citto-Citto crier librement son plaisir » [De Martino, 1999].

 En conclusion, nous pourrions dire que ces textes manifestent l’actualité des enjeux. Enjeux ethnologiques, puisque la possession et la transe, le chamanisme, l’usage des états modifiés de conscience sont encore des questions ardemment débattues ; enjeux méthodologiques, notamment si l’on prend acte des réticences parfois formulées quant à la pertinence d’appliquer l’arsenal philosophique à l’approche du terrain ; enjeux transdisciplinaires, qui montrent l’intérêt d’une interrogation documentée sur les sciences du psychisme, et les réactions qu’elle soulève. Enjeux philosophiques et épistémologiques, enfin, dans la mesure où toute anthropologie s’interroge sur l’homme : ne refouler aucune des approches appartenant à l’histoire de la pensée demeure un gage de liberté. Dans l’œuvre de De Martino, certaines questions sont pour nous des chantiers restés ouverts, notamment la problématique du « vital », en lien avec l’économique, l’éthique et la notion de « présence ». Et ces questions sont des défis majeurs posés à la culture philosophique. ■

Bibliographie
 

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– 1975, Fétiches sans fétichisme, Paris, Maspero.
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Severi Carlo, 1999, « Une pensée inachevée : l’utopie anthropologique d’Ernesto De Martino », Gradhiva, 26 : 99-107.

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