"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

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samedi 8 octobre 2011

TARANTISMO II - Transe & tarentules

 Variation documentaire autour de Latrodectus, « qui mord en cachette »


La partie introductive de cet article a été publiée dans le numéro 2 de la version papier d’Article11. L’entretien qui suit est inédit.

À l’orée des années 1960, dans une demeure exiguë de paysans du Salento (Midi italien), le documentariste Gianfranco Mingozzi saisissait [1] les derniers spasmes d’un mal ancestral porté par la culture populaire méridionale : le tarentisme. La pizzica, musique stridente, mêlant tambourin et violon, servait à guérir par la transe les femmes affectées, dites « tarentulées » [2]. Mingozzi suivait de près les sentiers ethnologiques frayés sur La Terre du remords par le communiste indiscipliné Ernesto De Martino [3] quelque temps auparavant. À cette époque, l’hégémonie de la rationalité intellectuelle bourgeoise – toujours profondément positiviste – se piquait d’éliminer cet héritage magico-religieux honteux, essentiellement relégué à l’espace domestique, et de refouler l’une des tares culturelles associée à «  la question méridionale ».
L’approche démartinienne rompait avec le schème dominant de compréhension de la transe – réduite à une alternative entre possession authentique et mauvaise-foi –, afin de l’interpréter comme une résistance des dominés à une situation historique de misère sociale. Selon De Martino, le tarentisme protégeait la « présence » [4] de l’homme dans son monde en renversant symboliquement plusieurs couples et figures de l’altérité : catholicisme-paganisme, homme-femme, bourgeois-paysans et Occident-Orient [5]. Sa mort précoce en 1965 le laissa sans filiation intellectuelle et politique, bien qu’il ait ouvert la voie à l’antipsychiatrie et anticipé les préoccupations constitutives de courants universitaires anglo-saxons à venir, d’inspiration gramscienne.
Le tarentisme est sorti des limbes de l’oubli un quart de siècle plus tard, lorsque le sociologue Georges Lapassade porta son attention sur les états modifiés de conscience, passés et contemporains [6]. Cette renaissance académique a accompagné l’émergence d’une neo-pizzica, mouvement festif, décomplexé, populaire et lucratif. Dans ce sillage, deux jeunes réalisateurs italien et français, Irene Gurrado et Jérémie Basset, choisirent d’explorer, au mitan des années 2000, le terrain démartinien laissé en jachère. Pour le second, cette épopée documentaire devint, pendant près de cinq ans, le pivot central d’une quête politique existentielle, et une introspection malicieuse questionnant la relation du réalisateur à son objet de recherche.
La production du film s’est bâtie progressivement au travers de dons financiers, de prêts matériels, d’une maigre subvention, et surtout du RMI qui, au côté de boulots d’appoint, libérait un temps précieux. Toutes les étapes d’élaboration du film Latrodectus – "qui mord en cachette" [7] - ont été maîtrisées par les auteurs, avec des appuis techniques extérieurs ponctuels. A posteriori, ils se sont intéressés à la produzione dal basso [8], financement par micro-souscriptions répandu en Italie en réaction au marasme d’une industrie audiovisuelle crétine. Enfin, l’étalement de la réalisation, assujetti à la pauvreté des moyens, n’était pas contraint par l’impératif d’obtenir dare-dare un produit fini. Au contraire, l’égrènement des saisons a mûri une œuvre exigeante et réflexive. Le traitement du sujet s’est inscrit dans le temps long, historique.
Latrodectus émet l’hypothèse d’une continuité entre la transe intime disparue et celle, contemporaine et collective, qui réunit annuellement dans le Salento, lors de La Notte della Taranta, quelques cent mille festivaliers, parfois avides consommateurs d’une tradition recomposée aux allures mystiques. L’énigme reste entière quant à la dimension "thérapeutique" des rituels modernes, symptômes et/ou remèdes d’un mal-être social supposé. Néanmoins, le passage de la pizzica du confinement de la sphère privée à une exhibition publique marchande apparaît comme un corrélat à l’esprit de notre temps et à son corps socio-économique.

Extrait de "La Taranta", Gianfranco Mingozzi, 1963

 

Entretien avec Irene Gurrado, co-auteure et ethnopsychiatre


Avant de parler de votre documentaire, Latrodectus, « qui mord en cachette », peux-tu expliquer ce qu’est l’ethnopsychiatrie ?

L’ethnopsychiatrie a été initiée par Georges Devereux dans les années 1950-1960. Il s’agit d’étudier les problèmes psychologiques et psychiatriques des populations migrantes en intégrant des thématiques comme le déracinement ou les cultures étrangères. L’approche est interdisciplinaire : par exemple, l’anthropologie, qui en fait partie, doit permettre d’éclairer les problématiques liées aux représentations culturelles. Certaines cultures non-occidentales interprètent la « maladie » d’une manière différente de la nôtre. L’ethnopsychiatrie rend intelligible des phénomènes comme la transe, la magie ou la sorcellerie en essayant de nouer des liens avec nos propres représentations. Elle est née d’une exigence pratique : dans les hôpitaux certaines maladies des migrants étaient inexplicables pour les psychiatres. Une explication culturelle, corrélée au vécu des personnes, était indispensable.
Je suis moi-même une migrante, venue d’Italie du Sud en France. Avant d’étudier la culture des autres, il fallait que j’interroge ma propre culture. Pizzica et taranta étaient un terrain d’analyse personnel à partir duquel j’ai questionné mes racines. Cela m’a aussi formée sur une thématique précise, validée auprès de professeurs en ethnopsychiatrie qui ne connaissaient pas le tarentisme. Il y a une dizaine d’années encore, cette pratique était inconnue des anthropologues italiens et français. Elle n’était pas à la mode comme aujourd’hui.

Avec Jérémie Basset, réalisateur, comment avez-vous décidé d’élaborer un documentaire sur cette thématique ?

Nous étions amis. À l’époque, il venait de terminer la formation cinéma de l’école Louis Lumière à Paris, et j’entamais des études en ethnopsychiatrie à l’université Paris 8. Jérémie désirait d’une part faire un film documentaire où certains états modifiés de conscience soient étudiés comme ressource de la vie, où l’on puisse mesurer leur utilité, leur apport positif, leur apport constructeur ; et il voulait d’autre part - pour des raisons intuitives et personnelles - réaliser un film en lien avec la culture du sud de l’Italie. Je lui ai proposé des thématiques, notamment la pizzica, la taranta et les rituels sur lesquels j’avais entamé une étude. Je partais d’une base très académique et universitaire, puisque je présentais l’historien Ernesto De Martino lors de mon DU (Diplôme universitaire) aux psychiatres qui m’encadraient. À ce moment-là, ce n’était pas vraiment une recherche, mais plutôt la découverte d’un sujet. Nous ne connaissions pas encore les rétrospectives italiennes actuelles autour du mythe, du folklore et du festival La Notte della Taranta.
Jérémie connaissait un peu l’Italie du Sud et se rappelait de cette danse ; il y portait un intérêt personnel. Il est parti sur le terrain et j’ai approfondi mes recherches en sciences humaines. Me spécialisant en ethnopsychiatrie, je partageais avec lui mes connaissances anthropologiques sur les phénomènes de transes et les rituels. Il entamait de son côté une réflexion sur sa propre vie autour d’une démarche esthétique vis-à-vis des états de transe. Il a alors vécu en Italie du Sud, entre Naples et le Salento ; immergé, il a pu toucher du doigt le vécu des Italiens du Sud. Nous communiquions par mails de façon continue et nous échangions de vive voix lors de séjours à Paris. Je préparais les entretiens avec les professeurs, tandis que Jérémie prenait contact avec les acteurs locaux.
Nous avons élaboré les entretiens en diverses étapes, divers lieux, notamment via une semaine passée ensemble dans le Salento. Nous avions peu de temps, et avons opéré une sélection de personnes à interroger.

Comment avez-vous constitué le panel d’intervenants ?

Le choix s’est affiné doucement à l’image de tout le travail de ce film, pour lequel nous avons choisi de prendre le temps de comprendre, de sentir - autant que possible - ce que nous faisions. Nous sommes partis à l’aventure. Par le biais des sciences humaines, j’avais une idée du schéma à suivre. Par exemple, je souhaitais interviewer un historien pour retracer l’histoire de la pizzica. Je désirais aussi suivre les traces d’Ernesto De Martino qui, dans son enquête à la fin des années 1950, avait fait le choix de l’interdisciplinarité. Je voulais retracer son parcours en interrogeant un historien, un ethnomusicologue et un sociologue.
Nous avons également rencontré des héritiers de la pratique du tarantisme, qu’aujourd’hui on appelle « néo-tarantisme ». Sur le terrain, la réalité était très hétérogène, et il y avait de nombreux courants. Certains puristes affirmaient que la pratique actuelle est une continuation de la tradition ; d’autres soutenaient que non, que c’est un épiphénomène, une mode, un folklore alimentant l’identité locale. Ce partage se retrouvait aussi au-delà des sciences humaines. Nous avons ainsi rencontré beaucoup de musiciens : certains se disaient traditionalistes, d’autres innovateurs dans la tradition. Des interrogations nouvelles sont sorties de ces rencontres : qu’est-ce que la tradition ? qu’est-ce que l’innovation ? Il fallait se repérer au sein des différents discours.
Et puis, le grand festival, La Notte della Taranta, emblème actuel des discours des intellectuels et des politiques sur le sujet, est apparu comme incontournable. Son rayonnement a dépassé le cadre local du Salento, puisqu’il est très fréquenté : près de 100 000 personnes venant du monde entier s’y rendent chaque été. De nombreux villages participent. Les artistes locaux, censés être les protagonistes et les continuateurs de la tradition, sont mis de côté avec des rémunérations ridicules au profit de la publicité et de l’argent investi pour des d’artistes qui n’ont rien à voir avec la pizzica, mais qui donnent une certaine ampleur médiatique au festival. Les dégradations occasionnées par les touristes qui envahissent le territoire sont problématiques. Les discours politiques locaux tenus n’en tient pas vraiment compte. Cette question était nouvelle pour nous : nous ne nous étions pas interrogés sur le phénomène et la mode « néo » initialement.

Sur quels témoignages vidéos ou photographiques vous appuyez-vous ? Quel est l’état des archives existantes ?

Nous avons utilisé des extraits de La Taranta de Gianfranco Mingozzi (1963) [9]. Ce documentariste a été en contact avec Ernesto De Martino une année après l’enquête de La Terre du remords. Mingozzi s’est inspiré du travail de De Martino pour réaliser son film. Les images du film de Mingozzi ont été raccourcies pour un montage de vingt minutes, ce qui signifie qu’il reste des archives. Ces dernières restent difficiles d’accès. Par ailleurs, les archives photos sont importantes puisque, un photographe était présent dans l’équipe accompagnant De Martino lors de son enquête, Franco Pinna.

Image extraite de "La Taranta"


Qui est Ernesto De Martino, ce chercheur dont vous suivez implicitement le cheminement dans le film ?

Ernesto De Martino était un historien des religions, familier des travaux d’Antonio Gramsci. Il est parti étudier le tarentisme comme ethnologue. Il avait un parcours de militant pour les classes populaires, voulait faire évoluer la situation de l’Italie du Sud, engoncée aux marges de la modernisation de la société italienne. Il est d’abord parti étudier ce qu’il restait de la magie. Il a sorti une trilogie, avec notamment les livres Sud et magie et La Terre du remords. Un autre opus, Monde populaire et magie en Lucania, est une recherche typiquement ethnographique pour laquelle il a recueilli toutes les données sur les composants magico-religieux dans la religion d’un district situé à côté du Salento, la Lucania, avant d’en faire un essai philosophique sur la magie. C’est un bouquin extraordinaire, comme Sud et magie, où il se positionne en tant qu’intellectuel occidental. L’anthropologie de l’époque est marquée par des représentations occidentales sur des populations « exotiques ». De Martino, en tant qu’intellectuel d’Italie du Sud, a une réflexion personnelle sur sa position. Il se confronte à un monde auquel il appartient, mais dont il est aussi éloigné puisqu’il vient de la grande bourgeoisie. La Terre du remords marque sa découverte de ces rituels. Lors de son enquête de terrain au croisement des années 1950-1960, il a collaboré avec un violoncelliste qui soignait les femmes tarentulées, le maestro Luigi Stifani.
L’idée de notre documentaire était aussi de donner leurs places aux rencontres et à leurs enchaînements : nous avons rencontré, entre autres, la fille du maestro Stifani. Aujourd’hui complètement marginalisée, elle accepté de nous voir avec réticence, mais cette rencontre reste emblématique : ses paroles sont une composante essentielle du film. Elle se plaint beaucoup de la non-reconnaissance du travail de son père, de la falsification musicale au profit du tourisme. Son père était inscrit dans une parcours thérapeutique de croyances et de credo. Elle n’a pas voulu se laisser filmer, mais a accepté l’enregistrement sonore, et nous avons donné une place particulière à ses paroles. Ça nous a plu parce qu’elle représente encore le tabou, au-delà de l’effet touristique : la laisser s’exprimer revient à présenter un espace qui est de l’ordre du privé, du sacré.

Qu’est-ce qui différencie le regard d’Ernesto De Martino de celui d’autres anthropologues ?

Personne ne s’était intéressé au phénomène avant De Martino, si ce n’est un psychiatre au début du siècle. Ce dernier avait diagnostiqué la chose comme une sorte d’hystérie culturelle locale des femmes. Après ça, rien d’autre. Pour l’étudier, De Martino s’est plongé dans la littérature médicale produite depuis la Grèce antique, mais il s’est aussi appuyé sur d’autres disciplines : dans son équipe, on trouvait un psychologue, une assistante sociale, deux psychiatres, un photographe. Il voulait poser un regard interdisciplinaire sur les cas rencontrés.
Dans La Terre du remords, il affirme ne pas vouloir analyser ça sous le prisme du rapport dominé/dominant, en tant qu’occidental qui observe des populations marginales en Italie. Il a souhaité sortir de ce carcan et penser cette culture de manière relativement autonome.
Pour tous les anthropologues de l’époque, il y a une ambivalence. D’un côté, ils ont la volonté de ne pas avoir un regard méprisant, occidental, d’intellectuel cultivé, rationaliste. De l’autre, ils ne peuvent pas s’empêcher d’avoir ce rapport. Le livre de De Martino est justement excellent dans sa volonté d’aller au-delà d’un regard ethnocentriste, malgré le fait qu’il ne puisse pas avoir un regard vraiment autre en raison de son inscription historique et culturelle dans une époque donnée. L’envie de sortir de là s’est traduite par l’approche interdisciplinaire.
La réflexion de De Martino a préparé le discours et les pratiques de l’antipsychiatrie qui arrive à la fin des années 1960. L’Italie du Sud fut un terrain d’expérimentation fertile dans ce domaine. Il faut rappeler que les électrochocs étaient alors une thérapie commune pour soigner la « folie ». Mais cela nous amène un peu loin...

Y a-t-il eu une transition entre la fin des années 1960 et la résurgence du phénomène à l’orée des années 1990 ?

De Martino est mort d’un cancer foudroyant quatre ans après la sortie de son livre. Il a laissé son étude orpheline. Ensuite, l’Italie du Sud a connu une forme de refoulement culturel pendant quarante ans. Le livre est tombé dans l’oubli, il n’a pas trouvé d’écho. Cela renvoie au fantasme d’une Italie du Sud aux marges de la civilisation : il y a encore quelques années, des femmes pratiquaient des rituels qu’on ne savait même pas nommer. On ne parlait pas de rituels de transe à l’époque. C’était des choses qu’on ne savait pas décrire, relevant du tabou, surtout pour les intellectuels.
Le premier qui, après De Martino, a commencé à retracer l’histoire du tarentisme fut Georges Lapassade, psycho-sociologue français mort il y quelques années. Il étudiait les cérémonies gnawa au Maroc et travaillait sur les centres sociaux en Italie. Il a découvert cette pratique par l’étude de De Martino et l’a relancé. Il voulait mettre en lumière cette pratique de transe, non pas comme une honte, mais comme une ressource pour les intellectuels et les artistes. Un grand nombre de musiciens se sont inspirés des Gnawas, des pratiques de transe méditerranéenne : ils ont repris la tradition avec le support intellectuel de Lapassade et ont relancé cette tradition sur le plan musical.

Georges Lapassade

C’est la même chose pour le tarentisme : les intellectuels se sont progressivement intéressés au phénomène, notamment dans le courant des années 1990. Aujourd’hui, une élite se dit héritière du phénomène. On est passé d’un phénomène local honteux, marginalisé et dissimulé, à une explosion de répertoires d’où sort une culture fière d’un passé très riche.
Entre les années 1960 et 1990, il n’y avait pratiquement rien, hormis un musicologue que l’on interroge dans le film : Ruggiero Inchingolo. Il étudiait à Bologne avec l’ethnomusicologue italien le plus important de l’époque. Sous son patronage, il a fait sa thèse sur le maestro Luigi Stifani, qui avait travaillé sur la retranscription des rituels musicaux. Le maestro Stifani, barbier, avait une écriture très personnelle. Dans notre documentaire, Inchingolo explique la signification de l’usage du tambourin, du violon, et des effets qu’ils ont sur les femmes pendant les rituels. Comment ces musiciens arrivaient-ils, par la transe, à guérir ces femmes de la morsure et du venin de l’araignée ? Il a fait partie des premiers musiciens à mettre en lumière le phénomène, à retracer le travail inachevé de De Martino.

Comment avez-vous démêlé sur le terrain les différentes interprétations et utilisations du néo-tarantisme ?

Nous avons eu des difficultés à démêler tous les discours. D’autant que c’est désormais un phénomène très touristique. Dans ces conditions, comment parler de rituel ? La femme que décrit De Martino est très oppressée, elle subit une forte violence psychologique, mène une vie très dure et travaille dans les champs. Pendant le rituel, cette même femme renverse un peu l’ordre social ; à ce moment-là, elle fait l’histoire. Aujourd’hui, le statut de la femme a évolué : elle ne travaille plus dans les champs, son rapport à l’homme et à l’emploi a changé, la répression sexuelle n’est plus la même. Le contexte historique est différent. Le rituel aussi, comme le discours et la forme. Dans le film, nous avons laissé une question ouverte : peut-on lire les festivals de néo-pizzica en Italie du Sud comme des rituels contemporains ? Des rondes s’organisent, la fièvre gagne les musiciens, l’ivresse les atteint tandis que femmes et hommes dansent. Ces premières polarisent le regard.
Mais est-ce qu’il y a encore un malaise ? Je ne sais pas si l’on peut répondre, tant la forme a changé. Dans une réalité agricole, très fermée sur elle-même, il n’y avait qu’une possibilité de regard ; alors qu’aujourd’hui on assiste à une fragmentation des manifestations de souffrance.

Georges Lapassade s’est intéressé à cela, mais aussi à la naissance du rap, de la techno [10]...

Pour lui, ce sont des rituels de transe contemporains, occidentaux, révélateurs de nos façons de vivre et de nos malaises. Lorsque nous pensons à la transe, nous pensons toujours à la transe traditionnelle, que nous voyons dans les films ethnographiques. Or nous connaissons d’autres formes d’états modifiés de conscience. Nous les nommons ainsi car, en Occident, la transe est très « pathologisante ». Nous évitons de parler de transe, terme trop exotique.
De même, quand Georges Lapassade rencontrait des Gnawas, il avait du mal à employer le mot. Eux étaient seulement intéressés par l’état de possession. Pour les populations qui pratiquent la transe, le terme ne veut rien dire. Notre difficulté dans le film est justement de demander : mais qu’est-ce que ce malaise ? Que font ces femmes qui se trainent par terre et semblent subir les pires atrocités du monde ? Quelle forme peut prendre la transe aujourd’hui ? Nous avons des façons différentes d’extérioriser les moments difficiles que nous traversons dans notre vie. Ou de ne pas les extérioriser. C’est peut-être une souffrance que de ne pas extérioriser un malaise... Nous ne pouvons pas parler de guérison ou de disparition des rituels et des malaises. Le malaise est toujours là ; il faut arriver à le situer.

Tu parlais d’inversion de l’ordre social à l’époque : qu’en est-il aujourd’hui ?

Le rituel que l’on voit dans La Taranta est le rituel thérapeutique. Aujourd’hui c’est une danse de séduction ; ça l’était peut-être à l’époque aussi, mais les formes de séductions changent avec le temps. La femme est toujours protagoniste, parce qu’il reste un entourage qui la met au centre : pour le plaisir des yeux, le plaisir des gens, parce que c’est la fête. C’est elle qui renverse l’ordre social, elle est héritière d’une forte oppression. En tant qu’Italienne du sud, je suis prise moi aussi dans cet héritage de femmes situées dans l’ombre transmise par nos mères, nos grands-mères.
Mais dans le rituel actuel, tout amène la femme vers la lumière : les habits, les mouvements, le fait de choisir l’homme à séduire. C’est un renversement différent. Il faut retracer la position de la femme... et de l’homme. Si la femme a une place, l’homme en a une autre. C’est une question de genre et de place. Est-ce propre à l’Italie du Sud ? Une historienne des religions, Silvia Mancini, explique qu’on est passé aujourd’hui de rituels de possession à des récits de possession. C’est une héritière de De Martino. On ne parle plus de rituels aujourd’hui. Et de nombreuses questions se posent : Que sont devenues ces histoires de femmes autour des rituels de possession ? Où en est-on de cette transmission intergénérationnelle ? Comment peut-on lire ces rituels ? Comme lire la pizzica ? Le tarentisme ? Les gestes et les symboles sont interprétés en fonction du contexte historique. Ils sont manipulés par les gens eux-mêmes, remis sur la scène de façon différente ; mais un lien est à faire. C’est peut-être la force du mythe, du symbole. La taranta a été un symbole pendant des siècles et des siècles. En cinquante ans, elle ne peut pas avoir disparu.

Historiquement, quelle fut la position de l’Église par rapport à ces « rites païens » ?

Comme pour tous les phénomènes syncrétiques, il y a toujours un pliage, un remaniement des situations. L’Église en Italie du Sud était très métissée, avec des héritages des orthodoxes, de l’Empire ottoman, etc. De nombreux rituels païens ne rentraient pas dans le schéma catholique. Quand la religion est arrivée, il y avait des centaines de croyances et de pratiques avec lesquelles il fallait composer parce qu’elles étaient trop prégnantes pour être modifiées ou éradiquées. Qu’a fait l’Église ? Elle a essayé de greffer l’élément catholique. Fin 1700, un sanctuaire pour Saint-Paul est réalisé par les Jésuites du royaume de Naples. Ceux-ci allaient dans le Salento pour coucher sur papier la musique, la mettre sous forme de partition [11].
Aux rites liés au tarantisme fut attribuée la figure de Saint-Paul. Un moyen de plier le rituel à une fonction catholique. La musique restait quand même interdite, voire réprimée. Une femme qui se traîne par terre en transe, voilà qui n’était pas tolérable dans les rituels chrétiens.
À la période moderne, les Jésuites appelaient les Pouilles les Indes de l’Europe tant les pratiques cultuelles étaient sauvages et non cadrables. Ce regard extérieur était très fort... pour ne pas employer le terme de « colonisation ».

Des analogies avec d’autres pays sont-elles possibles ?

Oui, avec des cas se présentant en Afrique et au Brésil, mais il faut rester prudent. Les syncrétismes religieux où des éléments catholiques se mélangent avec des rituels païens héritiers de la Grèce antique, comme les Baccantes ou les Ménades, sont propres à l’Italie du Sud, et on trouve des références à ces rites passés dans les thèses de Platon.
Si on regarde ailleurs, on note des renouveaux, avec une massification du folklore, des politiques locales qui investissent de l’argent : c’est le cas en Haïti avec le vaudou, au Maroc avec les Gnawas, ou à Bahia, au Brésil. La différence, en Italie du Sud, c’est qu’on a euthanasié un certain type de pratique – la psychiatrique – pour privilégier la plus commerciale. Dans d’autres pays, les pratiques touristiques se partagent avec les anciennes : l’une n’enlève pas l’autre. Il n’y a pas de remords. À cet égard, le choix du titre de l’ouvrage de De Martino - La Terre du remords - était parfait. Malheureusement, celui-ci, comme emblème, appartient aussi aux produits locaux.
Confrontés aux réactions lors des projections de film, nous nous sommes aperçus qu’il y a toujours un remords à parler du phénomène passé, un regret. La souffrance des femmes tarentulées est occultée. Cette ambivalence de fond nous habite. Il était – et il est – difficile de parler de ça en Occident. Dans le film, nous avons laissé une porte ouverte au spectateur pour qu’il aille chercher lui-même des pistes de réflexion. Il faut chercher au fond de nous cette réponse qui n’appartient à personne.

Chronologie de production du film, par Jérémie Basset, réalisateur

Automne 2003 :
Nous commençons à parler du film avec Irene. Elle m’introduit dans le monde du tarentisme et de l’anthropologie, et à partir de là je débute l’écriture du film et d’un dossier pour trouver des financements.
Juin 2004 :
Tournage de l’entretien avec Georges Lapassade alors que l’idée du film est encore en cours de maturation. Mais Georges Lapassade, octogénaire, connait de sérieuses difficultés de santé. Nous allons deux ou trois fois parler avec lui, puis nous avons tourné pendant deux heures dans sa cuisine.
Eté 2005 :
Tournage de toutes les séquences sauf le Super 8 à Naples : dix jours de tournage avec deux techniciens (image/son), car je devais mener les entretiens, et deux « assistants réalisateurs », parce qu’on devait faire beaucoup de choses en peu de temps.
Automne 2005 à printemps 2009 :
Montage avec trois monteurs successifs, dont moi, pour une durée approximative totale de six mois.
Printemps 2007 :
Tournage Super 8 à Naples.
Printemps 2009 :
Mixage et étalonnage.
Automne 2010 :
Création de l’association les Films du lierre, ayant pour objectif d’éditer le DVD de Latrodectus (suite à la demande d’un distributeur), d’encadrer et de soutenir de futurs projets, et d’améliorer la visibilité de mon travail de réalisateur par le biais d’un site internet.
Décembre 2010 :
Edition du DVD du film
Été 2011 (à venir) :
Mise en ligne du site internet des Films du lierre.

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Distribution :
Rambalh Films (pour les zones francophones) et www.cinemautonomo.org (pour l’Italie).

Notes

[1] via son film Tarantula (1963), consultable en streaming sur Internet.
[2] En théorie, les paysannes « malades » étaient mordues dans les champs par des tarentules.
[3] Trilogie démartinienne : Le Monde magique (1948), Italie du Sud et Magie (1959) et La Terre du remords (1961).
[4] Concept ethnologique. Cf sur le site Cairn de C. Bergé, « Lectures de De Martino en France aujourd’hui » (2001).
[5] Dès le XVIe siècle, l’assimilation du Mezzogiorno à l’Inde – à un ailleurs – était une métaphore courante.
[6] Travail précurseur sur les rave parties et le rap.
[7] Aux Films du Lierre (2011).
[8] "Production par le bas".
[9] http://video.google.com/videoplay ?docid=2251295428017235043#
[10] Georges Lapassade a travaillé à la fois sur les formes « traditionnelles » de transes (vaudou, gnawa, pizzica, etc.) et sur l’émergence de musiques contemporaines (rap, techno), qu’il identifiait comme des formes contemporaines de transe.
[11] Ce qui a donné la tarentelle, danse napolitaine initialement de salon, aujourd’hui populaire.

 

vendredi 27 mai 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE (BRASSER LE SANG DU SPECTACLE)

C'EST LA CHAIR QUI PENSE. 

À TRAVERS LA FAMILIARITÉ AVEC LE MYSTÈRE, JE PRÈTE MA CHAIR AU MONDE. 
À  L'IMAGE DE DIONYSOS, C'EST LE MONDE QUE J'INCARNE DE MA CHAIR DISPERSÉE. 
L'INCARNATION DU MONDE CONCILIE AUTANT UN RAPPPORT AU MONDE, DUALISTE, TRANSCENDANT, QUE MONISTE OU IMMANENT. IL S'AGIT D'ILLUSIONS CONVENUES MAIS INCARNÉES.
QU'ELLES SOIENT CONVENUES OU PAS N'AURAI D'AILLEURS AUCUN D'INTÉRÊT. 
LES DÉFINITIONS SONT À REJETER. 

C'EST MA MATIÈRE -LA MATIÈRE VÉCUE- QUI S'IMPOSE.

vendredi 18 février 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE : RAPPEL CONTRE L'IRRADIATION

HÉRÉSIES EN SOUS-SOL


LE JIHAD DE L'HÉRÉTIQUE EST DE TRAVAILLER À L'INVERSION DE CETTE SITUATION (ART SANS OBJET/SCIENCE SANS SUJET) ET DE MAINTENIR UNE RUPTURE ÉTHIQUE PARTOUT OÙ IL ENTRETIENT DES RAPPORTS AVEC LES DIFFÉRENTS ORDRES DE LA SUBJECTIVATION.
(SILVERADO SOCIAL PATROL)

mercredi 2 février 2011

Carnaval partout : Premier appel de Montpellier...

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ACHEVONS CARNAVAL !!

Premier appel de Montpellier pour que 100, 1000, un million de Carnavals des Gueux illuminent les villes partout…

Parce que si on sort de nos cages ce n’est pas pour se mettre en boite.

Parce que c’est dans l’interdiction de ce type de rassemblements joyeux, masqués, sauvages,
pour ne pas dire barbares ; que notre joie se partage le mieux, qu’elle devient une arme.

Parce que c’est la guerre mec, et que la guerre c’est sociale et dégueux t’as vu !

Parce qu’il nous faut de nouvelles fêtes sans organisateur-consommateur, sans l’argent et son
monde de merde, sans contrôle de flics ou de papiers…

Parce que pour que ces nouvelles fêtes nécessaires soient possibles, il s’agit de chasser ceux qui nous surveillent ou nous chassent des rues, places et de nos squats. Il faut que l’organisation se communise (où l’on apprend que faire des affiches, un char en liant des caddies, un bar gratuit en volant des bouteilles, des masques en plâtres est possible par tous,…).

Parce que comme ça tu peux jeter ton sweat noir de skateur pour des tenues trash et paillettes bien plus funky et ça c’est cool, non ?

Parce que c’est un test pour se déresponsabiliser mutuellement : il y a pas de coupable, il y a pas de lois, il n’y a pas de fautes…

Parce que c’est un sabotage de la routine quotidienne où l’ennui rime avec temps «libre» et le travail avec prison.

Parce que le lendemain du Carnaval t’as pas envie d’aller au turbin ou en cours, mais plutôt de rester au lit avec ton-ta-tes ami-e-s.

Parce que cette ivresse publique qui se manifeste est une émotion, un souffre partagés.

Parce que le Carnaval des Gueux de Montpellier a 15 ans et qu’il ne doit être ni une crotte de nez institutionnelle (fuck Karakwella : assoc caribéenne utilisée par la Mairie pour récupérer ce qu’elle ne comprend toujours pas, et aussi nique les Zones Artistiques Temporaires de cette enflure de M. Delafosse). Parce que Carnaval ne doit pas être une simple curiosité locale mais se généraliser partout (dédicace aux Tunisiens, Égyptiens, etc… qui ont commencé avant nous…).

Parce que si dans les Cévennes on trouve des châtaignes, qu’ailleurs on trouve la castagne (occitan rules) !

ACHEVONS CARNAVAL !!

Le comité des fêtes invisible… 
Indymedia Nantes, 1er février 2011.


jeudi 20 janvier 2011

Préface de Michel Bounan à "Alchimie" de René Alleau

ALCHIMIE, de René Alleau, a été publié pour la première fois en 1968 par l'Encyclopedia Universalis, quinze ans après son ouvrage plus spécialisé sur lesAspects de l'Alchimie traditionnelle. Les critiques, venues de gens toujours incompétents, dont l'alchimie a été l'objet depuis fort longtemps, et encore très récemment, ainsi que le désir de fêter à notre manière un tel anniversaire, justifient amplement cette réédition aujourd'hui.
Les contempteurs de l'alchimie ont longtemps prétendu que cette science était un sous-produit bâtard et dégénéré du néoplatonisme alexandrin greffé sur des pratiques de faussaires et réactivé en Europe au moment de la Renaissance. L'auteur montre ici que l'alchimie a été théorisée et pratiquée depuis les époques les plus reculées dans toutes les grandes civilisations, en Inde, en Chine, en Mésopotamie, puis dans la Grèce alexandrine, dans la civilisation arabo-musulmane qui l'avait héritée des Perses et enfin dans l'Europe chrétienne.
La transmission des connaissances alchimiques, qui s'est faite d'abord oralement et de façon initiatique à la manière des mystères antiques, a été ensuite confiée à des écrits codés et totalement incompréhensibles pour qui voudrait les lire comme des manuels de bricolage destinés à enseigner la transformation du plomb en or. Cette obscurité, définitivement décourageante pour de tels lecteurs, a largement contribué aux accusations de charlatanisme intéressé adressées aux alchimistes. Mais la difficulté d'accès, volontairement sélective, du discours alchimique est propre à provoquer chez le lecteur assidu et patient (ô combien) des modifications mentales nécessaires à sa compréhension , une réorganisation psychique très particulière, lui permettant d'en saisir la signification et d'accéder ainsi aux opérations de l'alchimie pratique. La forme d'écriture des traités d'alchimie, si impénétrable au lecteur profane, est ainsi la seule à même de transmettre réellement le savoir alchimique. 
Une telle reconstruction de l'univers mental, de ses formes, de ses articulations, de ses mouvements intimes, ouvre la voie non seulement au dynamisme vivant universel, à "la transformation des choses en d'autres choses" (Ovide), simultanément chez l'alchimiste et dans l'objet de son étude , mais permet encore de participer intentionnellement à de tels mouvements, à de telles transformations.
Cette appréhension originale du monde et de soi-même, de leurs relations réciproques, des correspondances secrètes liant leurs mouvements et leurs rythmes, consignée dans des formes verbales adéquates,a toujours appartenu, nul ne l'ignore, au domaine de la Poésie. On ne s'étonnera donc pas que dans une civilisation qui a relégué la Poésie à un rôle purement décoratif, d'authentiques poètes, pour qui leur art avait une tout autre portée, aient été fascinés par l'alchimie, de Nerval à Rimbaud et de Villiers de l'Isle-Adam à André Breton, entre autres. Plus généralement, on pourra observer que des auteurs, parmi les plus critiques des idéologies de leur temps, Rabelais, Cervantès, Cyrano de Bergerac, Swift, pour ne nommer que les plus célèbres, se sont largement inspirés du mode de connaissance alchimique et même de son mode d'expression. 
On ne devra pas s'étonner non plus que des gens qui ont entrepris de "changer le monde et la vie" à partir d'une conception du monde et de la vie fort éloignée de l'actuelle rationalité marchande, aient reconnu dans les formations et les formulations élaborées par les alchimistes des figures et un langage qu'ils avaient eux-mêmes conçus pour leur projet particulier. On sait qu'au XXe siècle, des surréalistes, déçus par les constructions freudiennes, se sont laissés plus justement émerveiller par les élaborations formelles de l'alchimie traditionnelle. Plus tard encore, d'autres voyageurs qui cherchaient "le passage au nord-ouest de la géographie de la vraie vie" à travers des "dérives" urbaines et une "psychogéographie" à réinventer, n'ont pas méprisé non plus les images ni le vocabulaire des ouvrages d'alchimie ou des légendes qui s'en étaient inspirées. Après tout, c'était la poésie moderne qui les avait menés là.
Mais pour les contempteurs de l'alchimie, qui n'ont pas su lire ses traités, qui ont cru et proclamé que cette science avait été conçue par des faussaires ou pire encore, selon leur point de vue particulier, par des mystiques évaporés, la familiarité des poètes et des libérateurs de la vie avec l'antique alchimie témoigne simplement de la futilité de leurs rêves, de leurs projets, de leurs efforts : puisque les transmutations métalliques sont irréalisables, la réalisation de la poésie et le réenchantement du monde sont de pures illusions. On voit bien qu'il s'agit ici d' "en finir", selon la promesse d'un chef d'Etat actuel, avec le souvenir obsédant d'événements qui inspirent encore une juste terreur aux porte-parole d'un monde en faillite. Et l'on a peine à croire que l'auteur des plus belles inscriptions qui aient jamais décoré les murs de Paris, il y a maintenant quarante ans, puisse faire aujourd'hui cause commune avec de tels entrepreneurs.
Malheureusement et contrairement aux jugements prononcés contre elles par le positivisme du XIXe siècle, et par ses adeptes actuels, les théories alchimiques ont reçu, depuis quelque temps déjà, d'éclatantes confirmations. Fondées sur une reconstruction de la perception et de la connaissance, elles ont conduit à des résultats réellement vérifiables.
A une époque où la science académique dénonçait comme absurde et fausse la théorie de l'unité de la matière, constituée, selon elle, d'éléments indécomposables et irréductibles les uns aux autres, les alchimistes continuaient d'affirmer que tous les métaux, étaient composés des mêmes principes élémentaires, répartis en quantité variable pour chacun d'eux. La physique moderne a dû reconnaître depuis la justesse de la théorie alchimique, l'unité de la matière, et la sotte présomption de ceux qui soutenaient le contraire.
De même les alchimistes ont toujours affirmé la possibilité des transmutations métalliques, considérées comme illusoires ou charlatanesques par la science officielle (rappelons pourtant que des esprits aussi aiguisés que l'auteur du Traité de la réforme de l'entendement ou celui des Nouveaux Essais sur l'entendement humain, respectivement Spinoza et Leibniz, étaient convaincus de la réalité des transmutations métalliques). Récemment les physiciens ont dû, eux aussi, réformer leur entendement et renoncer à leur ancienne théorie. Ils savent que de telles transmutations sont réalisables : ils les ont eux-mêmes effectuées dans leurs laboratoires par des moyens violents.
Comment une démarche scientifique officielle, fondée sur l'expérience "universelle" et sur la raison "éternelle", deux piliers qui lui semblent garantir sa véracité, a-t-elle pu ainsi se tromper si lourdement et être contrainte d'admettre des résultats théoriques obtenus par des procédés si contraires aux siens ? Mais l'expérience et la raison communes à des millions d'individus englués dans une même culture, dans une même idéologie, dans une même pratique de vie, ne garantissent sans doute pas suffisamment la véracité et la pérennité d'une connaissance fondée sur un socle aussi fragile. Au contraire, l'alchimiste prétend simultanément se dissoudre et se saisir lui-même dans le mouvement vivant universel pour en appréhender les lignes de force, les noeuds et les modules, ainsi que leurs correspondances secrètes, et accéder ainsi à une connaissance immédiate de cet universel vivant.
D'ailleurs, même en ce qui concerne la science officielle, combien de découvertes réellement fécondes ont été dues à l'intérêt de leur auteur pour la littérature alchimique, ou plus banalement pour la Poésie authentique qui en est la source vive ? Combien de chercheurs ont réussi à prévoir, à décrire des mouvements, des modifications dans le secret de la matière ou dans l'ordre du monde grâce à l'intérêt qu'ils ont assidûment montré pour l'alchimie ? "Si l'on savait comment j'ai fait mes découvertes, écrivait le grand Newton, on me prendrait pour un fou." La masse considérable de ses écrits alchimiques ne fut heureusement dévoilée au public que longtemps après sa mort ; sinon, quelque pion d'université, aussi piètre dialecticien qu'ignare en physique nucléaire, écrirait peut-être aujourd'hui : "puisque les transmutations métalliques sont irréalisables, la théorie de la gravitation universelle est une absurdité".
Voilà donc un mode de connaissance, une démarche intellectuelle, une épistémologie vivante, connue et expérimentée d'un bout à l'autre du monde depuis les temps les plus anciens, qui s'est visiblement montrée plus véridique que la science de ses détracteurs. Alors aujourd'hui que tant d'inventions de la science moderne se sont révélées fort nuisibles pour la vie elle-même, qu'une certaine philosophie des sciences en vient même à mettre en doute la validité de ses fondements (cf. Paul Feyerabend : Contre la méthode, et Adieu la raison), il est temps de s'interroger sur les motivations de ceux qui continuent de ressasser les mêmes calomnies contre une méthode d'investigation qu'ils ne se donnent même pas la peine d'étudier et de pénétrer.
En vérité, c'est le regard que chacun porte sur le monde, qui est en cause ici, et plus précisément comment on souhaite aménager ce monde, comment on souhaite y vivre.
Pour les actuels calomniateurs de l'alchimie, qui mentent impudemment à propos des transmutations métalliques, il s'agit de montrer à un public peu regardant que les experts "scientifiques" (y compris en sciences dites "humaines") sont plus aptes à gérer les affaires de ce monde qu'ils ont mis en faillite, que ceux pour qui la Poésie ne doit plus être un art d'agrément destiné à se reposer d'affaires plus sérieuses, mais un mode de connaissance authentique, et ce d'autant plus assurément qu'ils ont peut-être aperçu, dans le dangereux labyrinthe de leur inspiration, le fil d'Ariane de l'alchimie.
Il s'agit de montrer à un tel public que l'organisation désormais unifiée de notre "planète malade" , organisation défendue aujourd'hui par toutes sortes d'agents d'université, est plus propre à sauver cette planète que les entreprises de ceux qui ont pris un jour leurs rêves pour la réalité - littéralement et au sens le plus fort - plus particulièrement quand ils se sont armés d'un mode opératoire, d'une stratégie offensive au service de cette Poésie, et qu'ils ont pu alors se servir, comme chez eux, dans le corpus des vieilles légendes inspirées de l'alchimie. Les incontestables succès historiques de ces poètes en armes sont évidemment tout aussi cachés aujourd'hui par les supplétifs de l'université moderne que les transmutations elles-mêmes.
Rappelons pour finir que de nombreuses civilisations nomades, et ignorant toutes les frontières dressées par les peuples sédentaires - comme les alchimistes eux-mêmes, nous rappelle René Alleau - ont réussi à se maintenir pendant des millénaires grâce aux connaissances que leur apportait quotidiennement leur vision "poétique" du monde, vision à laquelle chacun accordait une importance primordiale dans la conduite de sa vie individuelle comme dans ses relations avec l'univers tout entier.
  Michel Bounan,
  mai 2008.

samedi 1 janvier 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE

    



    

    "Je suis ce paria qu'on appelle qalandar, rien ne m'appartient, et je n'ai ni toit ni foyer;
    le jour, je vagabonde de par le monde,
    et la nuit, j'ai une brique pour oreiller".