"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

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mardi 25 octobre 2011

« " Salut les artistes ! Tant pis si je me trompe " ou la normalisation de l'art. Souvenirs de l'école d'art », par Anselm Jappe


Dans le fichier PDF ci-dessous, cet article d'Anselm Jappe qui est paru dans la revue Lunapark (n°6 au printemps 2011).
 
Anselm Jappe est l'auteur de plusieurs ouvrages portant sur une théorie critique renouvelée de la société capitaliste-marchande, la critique de la valeur, et notamment de « Guy Debord. Essai » (Denoël), « Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur » (Denoël), et dernièrement « Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques » (Lignes 2011).
 
logo-pdf.pngVoir le Fichier : Salut_les_artistes_Jappe_-_Lunapark1.pdf
 
 
 
 
 

mardi 18 octobre 2011

Diagnostic d'une célébration funèbre

L'éditorialiste de la Repubblica écrit au lendemain du décès de Steve Jobs,
 "Jobs ce n'était pas de l'économie, c'était de l'art..." 



En saluant l'homme de progrès, on pense à la définition du socialisme que l'excellent Strauss-Kahn a pu donner au début de l'année lorsqu'il a répondu à cette question troublante "qu'est-ce que le socialisme?", de manière improvisée puisque c'est une question à laquelle il ne pense pas tous les jours, et il a dit finalement: "c'est l'avenir, l'espoir, l'innovation". Ce qui peut paraître un peu juste au regard des définitions de Marx, Jaurès ou Proudhon, fonctionne à plein pour Steve Jobs, c'est l'homme de l'avenir, de l'innovation, et de l'espoir au sens où la prochaine génération de l'ipad fait partie à tout pris du champ de mes espérances.

 Le capitalisme n'est pas seulement un système économique, c'est pour emprunter la formule de Mauss, un fait social total, il y a un imaginaire, des célébrations poétiques, et c'est d'ailleurs la grande distinction que Marx fait dans "L'idéologie allemande" quand il analyse la classe bourgeoise. Il dit que d'un côté il y a les membres actifs, c'est à dire ceux qui se coltinent la gestion des affaires et de l'entreprise, qui seront finalement à l'origine de la bourgeoisie de droite, celle qui vit à Neuilly et lit Le Figaro, et puis, il y a les intellectuels actifs qui font partie de cette même bourgeoisie, qui seront Place des Vosges et plutôt lecteur de Libération, et qui  sont là pour élaborer l'illusion que cette classe se fait sur elle-même, c'est-à-dire en faire de l'art, de la poésie, c'est à dire une nouvelle forme de légitimation, post-religieuse, mais qui sert les mêmes desseins que l'ancienne, l'auto-légitimation et le culte de sa vanité. 
L'illusion qui légitime, celle dont on tire sa foi, son autorité, sa confiance et sa supériorité, est aussi le foyer dont on tire un imaginaire que l'on propage, où comment assoir la soumission des serviteurs par l'imposition d'un Imaginaire dont on est la pièce centrale, en fomentant la circulation  des valeurs et des techniques qui servent à sa constitution et à son renforcement, c'est à dire celles qui font intégrer la servitude comme une donnée allant de soi.


La bourgeoisie de droite écrit en prose ce que la bourgeoisie dite de gauche célèbre de façon rhétorique et poétique. Steve Jobs est à la fois un homme de droite et un homme de gauche, un grand entrepreneur et le poète de la grande entreprise, il est un héros de notre temps, tout cela paraît très logique et vérifie par son jeu rhétorique l'unité d'action et de pensée de la classe prédatrice.


dimanche 16 octobre 2011

Marcel Duchamp, artiste ou anthropologue ? par Alain Boton

SOURCE : Alain Boton, « Marcel Duchamp, artiste ou anthropologue ? », Revue du MAUSS permanente, 14 septembre 2011 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article833

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L’art ne tend-il pas vers son propre anéantissement ? Cet effort vers le néant n’est-il pas ce qui anime tout l’art contemporain ? Pour en juger, il est essentiel de s’interroger sur la signification de l’artiste sans doute le plus emblématique de la modernité : Marcel Duchamp. Son œuvre, suggère Alain Boton (qui signait auparavant « l’artiste anonyme »), doit être lue comme un rébus. Un rébus qui nous dit que, derrière son « art », il n’y a qu’une expérience sociologique. C’est « le regardeur qui fait le tableau », écrivait Duchamp. D’où la traduction du rébus : « Si la loi sociologique qui veut qu’un objet créé par un artiste devienne un chef-d’œuvre de l’art s’il a d’abord été refusé par une majorité scandalisée de sorte qu’un minorité agissante puisse se caresser l’amour-propre dans le sens du poil en le réhabilitant est bien une loi « scientifique », alors mon urinoir, qui n’a pourtant aucun des attributs qui, en 1913, sont censés caractériser une œuvre d’art, deviendra un chef-d’œuvre de l’art s’il débute sa carrière par un refus radical et connu de tous ». Où l’auteur, en suggérant que Duchamp a mystifié le monde de l’art, affirme qu’il en révèle la vérité : la vanité et la vacuité. A discuter. 
Alain Caillé
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"L’amour-propre est à peu près à l’esprit ce que la forme est à la matière. 
L’un suppose l’autre."
Marivaux

Pourquoi l’œuvre de Duchamp reste aujourd’hui encore une énigme

Comment une thèse qui ne flatte personne peut-elle trouver lecteur ?

Comment une découverte particulièrement vexante pour homo sapiens trouvera-t-elle des chercheurs homo sapiens pour la valider ?

C’est la question que je me pose et que les lecteurs de la revue du MAUSS pourront peut-être m’aider à résoudre. Je vais exposer succinctement cette thèse, sachant qu’elle repose sur une argumentation très serrée et donc réfutable, exposée dans un ouvrage intitulé « Marcel Duchamp par lui-même, ou presque » qui justement peine à trouver sa place dans le débat public parce qu’il expose des traits peu glorieux pour le moderne. (De fait, il n’est pas encore édité).

Tout le monde connait, au moins de réputation, Marcel Duchamp, artiste dada ayant propulsé une pissotière au statut de chef-d’œuvre de l’art du XX° siècle. Le concept de ready-made qu’on lui attribue est aujourd’hui incontournable et nourrit encore la plupart des créations contemporaines. Un des derniers colloques qui réunissent sa fortune critique innombrable posait : « A chacun son Duchamp », reconnaissant ainsi que son œuvre est considéré actuellement comme une auberge espagnole où chacun apporte ses propres fixettes. On a ainsi un Duchamp alchimiste, un Duchamp chrétien, un Duchamp apôtre de la libération sexuelle, un Duchamp oulipien et pataphysicien, un Duchamp passionné de science amusante et de perspective, un Duchamp adepte de la paresse dans la lignée d’un Paul Lafargue …etc. Son œuvre aurait donc été conçue dans le but de susciter de multiples interprétations et sa forme si énigmatique découlerait de cette volonté d’être une sorte de dream-catcher de tous les fantasmes. Ce qui n’est pas tout à fait faux, vous allez le voir. En effet, Duchamp a bien créé l’ensemble de ses objets, ses « choses » comme il les nommait, dans le but de provoquer la textostérone du critique virtuose mais cette fonction s’inscrit dans un projet d’ensemble qui n’est pas celui d’un artiste mais celui d’un anthropologue voulant démontrer scientifiquement sur quoi repose ce fameux « jugement de goût » qui depuis Hume et Kant est l’objet de la philosophie esthétique. Duchamp a mystifié le « monde de l’art ». Ou plutôt il est l’auteur de la première expérience grandeur nature dans l’histoire des sciences humaines visant à démontrer des lois sociologiques.

jeudi 22 septembre 2011

INTIMA DYSTOPIA (REDUX)

La temporalité de l’intimité (la mienne en l’occurrence) se vit dans les limbes, écrasée ou empêchée d’exister ailleurs, se déployer lui est devenu impossible. 
 
Lorsqu’elle prend conscience d’elle même c’est de son enveloppe cabossée qu’elle se saisit, bombardée, irradiée qu’elle a été. 
Et ce qui se donne alors comme atmosphère est à la fois viciée et raréfiée. C’est un air qui fait mal, et l’on préfère fermer la porte et retourner au blockhaus du Spectacle, Là OÙ n'est pas, là ou l’on glisse comme des limandes sur un plan de travail.
 
LE SPECTACLE BOMBARDE. CULTIVÉ, ARRACHÉ, MÉCANISÉ, EXPLOITÉ, LE SOMA EST COMPACTÉ. SOUMIS AU FEU PERPÉTUEL DE SA SEULE DIMENSION. LA CROUTE DE BATTANCE SE FORME.  ELLE NOUS ENDURCI LE CRÂNE CAR C'EST AUSSI UN CROUTE D'INDIFFERENCE, ET D'UNE CERTAINE MANIÈRE UNE PROTECTION POUR FAIRE FACE À LA SATURATION. MAIS C'EST UNE COUCHE QUI SIGNIFIE RARÉFACTION EN SOI-MÊME. IL N'Y A QUE LE PLUS GROSSIER, LE PLUS INSTRUMENTALE QUI PUISSE ENCORE RETOURNER CETTE MOTTE D'ESPRIT QU'EST DEVENU MA CONSCIENCE. ET MON INTIME RUISSELLE, RAVINE,  DISPARAÎT, ÉRODÉ.

samedi 6 août 2011

INTIMA DYSTOPIA

La temporalité de l’intimité (la mienne en l’occurrence) se vit dans les limbes, écrasée ou empêchée d’exister ailleurs, se déployer lui est devenu impossible. Lorsqu’elle prend conscience d’elle même c’est de son enveloppe cabossée qu’elle se saisit, bombardée, irradiée qu’elle a été. Et ce qui se donne alors comme atmosphère est à la fois viciée et raréfiée. C’est un air qui fait mal, et l’on préfère fermer la porte et retourner au blockhaus du Spectacle, Là OÙ n'est pas, là ou l’on glisse comme des limandes sur un plan de travail.

jeudi 26 mai 2011

L'hédonisme moderne comme voie du puritanisme

(Torture d'une sorcière comme figure érotique)





Le puritanisme est un aspect massif de l'Âge de fer . Il me semble indispensable de préciser en préalable qu'il en est aussi un aspect typique, c'est à dire que d'autres cycles du monde ne l'ont pas reconnu . Le puritanisme est sans doute le caractère le plus virulent des modernes. Il s'étend à toutes les puissances, comme peur du sacré, du sang, du sexe, de la violence, du désir. Il est l'étrangement de l'homme à son sang, à sa chair .


La définition historique de puritanisme n'est pas complètement celle qui nous concerne . L'histoire comme science ne définit pas le sens des mots de la tribu, elle le suit . Ceci pour dire, à l'avance, que je n'évoquerais pas les puritains historiques .


Le puritanisme apparaît comme un type de structuration psychique, et comme l'ensemble des discours produits par cette structuration . Il existe une analogie systémique entre la structuration sémantique du monde produite par l'idéologie et la structuration de l'ego comme instance intra – psychique, ne serait-ce que parce les limites du Moi sont aussi les limites du Non-moi, ou Monde . L'idéologie produit une structuration psychique, et vice – versa . Cette évidence aveuglante n'est obscurcie chez les modernes que pour deux raisons .

vendredi 4 mars 2011

Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu

Une fable a dominé les dernières décennies, leurrant pour une grande part pensées politiques et philosophies. Contée après 1968, elle voulait faire croire que nous étions entrés dans l’âge du « temps libre », de la « permissivité » et de la « flexibilité » des structures sociales, bref, dans la société des loisirs et de l’individualisme. Théorisé sous le nom de société postindustrielle, ce conte influença et fragilisa notablement la philosophie « postmoderne ». Il inspira les sociaux-démocrates, prétendant que nous étions passés de l’époque des masses laborieuses et consommatrices de l’âge industriel au temps des classes moyennes ; le prolétariat serait en voie de disparition.
Non seulement, chiffres en main, ce dernier demeure très important, mais, les employés s’étant largement prolétarisés (asservis à un dispositif machinique qui les prive d’initiatives et de savoirs professionnels), il a crû. Quant aux classes moyennes, elles sont paupérisées. Parler de développement des loisirs – au sens d’un temps libre de toute contrainte, d’une « disponibilité absolue », dit le dictionnaire – n’a rien d’évident, car ils n’ont pas du tout pour fonction de libérer le temps individuel, mais bien de le contrôler pour l’hypermassifier : ce sont les instruments d’une nouvelle servitude volontaire. Produits et organisés par les industries culturelles et de programmes, ils forment ce que Gilles Deleuze a appelé les sociétés de contrôle. Celles-ci développent ce capitalisme culturel et de services qui fabrique de toutes pièces des modes de vie, transforme la vie quotidienne dans le sens de ses intérêts immédiats, standardise les existences par le biais de « concepts marketing ». Ainsi celui de lifetime value, qui désigne la valeur économiquement calculable du temps de vie d’un individu, dont la valeur intrinsèque est désingularisée et désindividuée.
Le marketing, comme le vit Gilles Deleuze, est bien devenu l’« instrument du contrôle social ». La société prétendument « postindustrielle » est au contraire devenue hyperindustrielle. Loin de se caractériser par la domination de l’individualisme, l’époque apparaît comme celle du devenir grégaire des comportements et de la perte d’individuation généralisée.
Le concept de perte d’individuation introduit par Gilbert Simondon exprimait ce qui advint au XIXe siècle à l’ouvrier soumis au service de la machine-outil : il perdit son savoir-faire et par là même son individualité, se trouvant ainsi réduit à la condition de prolétaire. Désormais, c’est le consommateur qui est standardisé dans ses comportements par le formatage et la fabrication artificielle de ses désirs. Il y perd ses savoir-vivre, c’est-à-dire ses possibilités d’exister. Les remplacent les normes substituées par les marques aux modes que Mallarmé considérait dans La Dernière Mode. « Rationnellement » promues par le marketing, celles-ci ressemblent aux « bibles » qui régissent le fonctionnement des commerces de restauration rapide franchisés, et auxquelles les concessionnaires doivent se conformer à la lettre, sous peine de rupture de contrat, voire de procès.
Cette privation d’individuation, donc d’existence, est dangereuse à l’extrême : Richard Durn, l’assassin de huit des membres du conseil municipal de Nanterre, confiait à son journal intime qu’il avait besoin de « faire du mal pour, au moins une fois dans [sa] vie, avoir le sentiment d’exister ».
Freud écrivait en 1930 que, bien que doté par les technologies industrielles des attributs du divin, et « pour autant qu’il ressemble à un dieu, l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux ». C’est exactement ce que la société hyperindustrielle fait des êtres humains : les privant d’individualité, elle engendre des troupeaux d’êtres en mal d’être ; et en mal de devenir, c’est-à-dire en défaut d’avenir. Ces troupeaux inhumains auront de plus en plus tendance à devenir furieux – Freud, dans Psychologie des foules et analyse du moi, esquissait dès 1920 l’analyse de ces foules tentées de revenir à l’état de horde, habitées par la pulsion de mort découverte dans Au-delà du principe de plaisir, et que Malaise dans la civilisation revisite dix ans plus tard, tandis que totalitarisme, nazisme et antisémitisme se répandent à travers l’Europe.
Bien qu’il parle de la photographie, du gramophone et du téléphone, Freud n’évoque ni la radio ni – et c’est plus étrange – ce cinéma utilisé par Mussolini et Staline, puis par Hitler, et dont un sénateur américain disait aussi, dès 1912, « trade follows films » (le marché suit les films). Il ne semble pas non plus imaginer la télévision, dont les nazis expérimentent une émission publique dès avril 1935. Au même moment, Walter Benjamin analyse ce qu’il nomme le « narcissisme de masse » : la prise de contrôle de ces médias par les pouvoirs totalitaires. Mais il ne semble pas mesurer plus que Freud la dimension fonctionnelle – dans tous les pays, y compris démocratiques – des industries culturelles naissantes.

Misère psychologique de masse

En revanche, Edward Bernays, double neveu de Freud, les théorise. Il exploite les immenses possibilités de contrôle de ce que son oncle appelait l’« économie libidinale ». Et de développer les relations publiques, techniques de persuasion inspirées des théories de l’inconscient qu’il mettra au service du fabricant de cigarettes Philip Morris vers 1930 – au moment où Freud sent monter en Europe la pulsion de mort contre la civilisation. Mais ce dernier ne s’intéresse pas à ce qui se passe alors en Amérique. Sauf à travers une très étrange remarque. Il se dit d’abord obligé d’« envisager aussi le danger suscité par un état particulier qu’on peut appeler “la misère psychologique de masse”, et qui est créé principalement par l’identification des membres d’une société les uns aux autres, alors que certaines personnalités à tempérament de chef ne parviennent pas (…) à jouer ce rôle important qui doit leur revenir dans la formation d’une masse ». Puis il affirme que « l’état actuel de l’Amérique fournirait une bonne occasion d’étudier ce redoutable préjudice porté à la civilisation. Je résiste à la tentation de me lancer dans la critique de la civilisation américaine, ne tenant pas à donner l’impression de vouloir moi-même user de méthodes américaines ».
Il faudra attendre la dénonciation par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer du « mode de vie américain » pour que la fonction des industries culturelles soit véritablement analysée, au-delà de la critique des médias apparue dès les années 1910 avec Karl Kraus.
Même si leur analyse reste insuffisante ( ils reprennent à leur compte la pensée kantienne du schématisme sans voir que les industries culturelles requièrent justement la critique du kantisme), ils comprennent que les industries culturelles forment un système avec les industries tout court, dont la fonction consiste à fabriquer les comportements de consommation en massifiant les modes de vie. Il s’agit d’assurer ainsi l’écoulement des produits sans cesse nouveaux engendrés par l’activité économique, et dont les consommateurs n’éprouvent pas spontanément le besoin. Ce qui entraîne un danger endémique de surproduction et donc de crise économique, qu’il n’est possible de combattre – sauf à remettre en cause l’ensemble du système – que par le développement de ce qui constitue, aux yeux d’Adorno et de Horkheimer, la barbarie même.
Après la seconde guerre mondiale, le relais de la théorie des relations publiques fut pris par la « recherche sur les mobiles », destinée à absorber l’excédent de production au moment du retour de la paix – évalué à 40 %. En 1955, une agence de publicité écrit : ce qui fait la grandeur de l’Amérique du Nord, « c’est la création de besoins et de désirs, la création du dégoût pour tout ce qui est vieux et démodé » – la promotion de goûts suppose ainsi celle du dégoût, qui finit par affecter le goût lui-même. Le tout fait appel au « subconscient », notamment pour surmonter les difficultés rencontrées par les industriels à pousser les Américains à acheter ce que leurs usines pouvaient produire.
Dès le XIXe siècle, en France, des organes facilitaient l’adoption des produits industriels qui venaient bouleverser les modes de vie et luttaient contre les résistances suscitées par ces bouleversements : ainsi la création de la « réclame » par Emile de Girardin et celle de l’information par Louis Havas. Mais il faudra attendre l’apparition des industries culturelles (cinéma et disque) et surtout de programmes (radio et télévision) pour que se développent les objets temporels industriels. Ceux-ci permettront un contrôle intime des comportements individuels, transformés en comportements de masse – alors que le spectateur, isolé devant son appareil, à la différence du cinéma, conserve l’illusion d’un loisir solitaire.
C’est aussi le cas de l’activité dite « de temps libre » qui, dans la sphère hyperindustrielle, étend à toutes les activités humaines le comportement compulsif et mimétique du consommateur : tout doit devenir consommable – éducation, culture et santé, aussi bien que lessives et chewing-gums. Mais l’illusion qu’il faut donner pour y parvenir ne peut que provoquer frustrations, discrédits et instincts de destruction. Seul devant mon téléviseur, je peux toujours me dire que je me comporte individuellement ; mais la réalité est que je fais comme les centaines de milliers de téléspectateurs qui regardent le même programme.
Les activités industrielles étant devenues planétaires, elles entendent réaliser de gigantesques économies d’échelle, et donc, par des technologies appropriées, contrôler et homogénéiser les comportements : les industries de programmes s’en chargent à travers les objets temporels qu’elles achètent et diffusent afin de capter le temps des consciences qui forment leurs audiences et qu’elles vendent aux annonceurs.
Un objet temporel – mélodie, film ou émission de radio – est constitué par le temps de son écoulement, ce qu’Edmund Husserl nomme un flux. C’est un objet qui passe. Il est constitué par le fait que, comme les consciences qu’il unit, il disparaît à mesure qu’il apparaît. Avec la naissance de la radio civile (1920), puis les premiers programmes de télévision (1947), les industries de programmes produisent des objets temporels qui coïncident dans le temps de leur écoulement avec l’écoulement du temps des consciences dont ils sont les objets. Cette coïncidence permet à la conscience d’adopter le temps de ces objets temporels. Les industries culturelles contemporaines peuvent ainsi faire adopter aux masses de spectateurs le temps de la consommation du dentifrice, du soda, des chaussures, des autos, etc. C’est presque exclusivement ainsi que l’industrie culturelle se finance.
Or une « conscience » est essentiellement une conscience de soi  : une singularité. Je ne peux dire je que parce que je me donne mon propre temps. Enormes dispositifs de synchronisation, les industries culturelles, en particulier la télévision, sont des machines à liquider ce soi dont Michel Foucault étudiait les techniques à la fin de sa vie. Lorsque des dizaines, voire des centaines de millions de téléspectateurs regardent simultanément le même programme en direct, ces consciences du monde entier intériorisent les mêmes objets temporels. Et si, tous les jours, elles répètent, à la même heure et très régulièrement, le même comportement de consommation audiovisuelle parce que tout les y pousse, ces « consciences » finissent par devenir celle de la même personne – c’est-à-dire personne. L’inconscience du troupeau libère un fonds pulsionnel que ne lie plus un désir – car celui-ci suppose une singularité.
Au cours des années 1940, l’industrie américaine met en œuvre des techniques de marketing qui ne cesseront de s’intensifier, productrices d’une misère symbolique, mais aussi libidinale et affective. Cette dernière conduit à la perte de ce que j’ai appelé le narcissisme primordial.
La fable postindustrielle ne comprend pas que la puissance du capitalisme contemporain repose sur le contrôle simultané de la production et de la consommation réglant les activités des masses. Elle repose sur l’idée fausse que l’individu est ce qui s’oppose au groupe. Simondon a parfaitement montré, au contraire, qu’un individu est un processus, qui ne cesse de devenir ce qu’il est. Il ne s’individue psychiquement que collectivement. Ce qui rend possible cette individuation intrinsèquement collective, c’est que l’individuation des uns et des autres résulte de l’appropriation par chaque singularité de ce que Simondon appelle un fonds préindividuel commun à toutes ces singularités.
Héritage issu de l’expérience accumulée des générations, ce fonds préindividuel ne vit que dans la mesure où il est approprié singulièrement et ainsi transformé par la participation des individus psychiques qui partagent ce fonds commun. Mais ce n’est un partage que s’il est à chaque fois individué, et il ne l’est que dans la mesure où il est singularisé. Le groupe social se constitue comme composition d’une synchronie, dans la mesure où il se reconnaît dans un héritage commun, et d’une diachronie, dans la mesure où il rend possible et légitime l’appropriation singulière du fonds préindividuel par chaque membre du groupe.
Les industries de programmes tendent au contraire à opposer synchronie et diachronie, en vue de produire une hypersynchronisation qui rend tendanciellement impossible l’appropriation singulière du fonds préindividuel constitué par les programmes. La grille de ceux-ci se substitue à ce qu’André Leroi-Gourhan nomme les programmes socio-ethniques : elle est conçue pour que mon passé vécu tende à devenir le même que celui de mes voisins, et que nos comportements se grégarisent.
Un je est une conscience consistant en un flux temporel de ce que Husserl appelle des rétentions primaires, c’est-à-dire ce que la conscience retient dans le maintenant du flux en quoi elle consiste. Ainsi la note qui résonne dans une note se présente à ma conscience comme le point de passage d’une mélodie : la note précédente y reste présente, maintenue dans et par le maintenant ; elle constitue la note qui la suit en formant avec elle un rapport, l’intervalle. Comme phénomènes que je reçois et que je produis (une mélodie que je joue ou entends, une phrase que je prononce ou entends, des gestes ou des actions que j’accomplis ou que je subis, etc.), ma vie consciente consiste essentiellement en de telles rétentions.
Or ces dernières sont des sélections : je ne retiens pas tout ce qui peut être retenu. Dans le flux de ce qui apparaît, la conscience opère des sélections qui sont les rétentions en propre : si j’écoute deux fois de suite la même mélodie, ma conscience de l’objet change. Et ces sélections se font à travers les filtres en quoi consistent les rétentions secondaires, c’est-à-dire les souvenirs de rétentions primaires antérieures, que conserve la mémoire et qui constituent l’expérience.

Ruine du narcissisme

La vie de la conscience consiste en de tels agencements de rétentions primaires, filtrées par des rétentions secondaires, tandis que les rapports des rétentions primaires et secondaires sont surdéterminés par les rétentions tertiaires : les objets supports de mémoire et les mnémotechniques, qui permettent d’enregistrer des traces – notamment ces photogrammes, phonogrammes, cinématogrammes, vidéogrammes et technologies numériques formant l’infrastructure technologique des sociétés de contrôle à l’époque hyperindustrielle.
Les rétentions tertiaires sont ce qui, tel l’alphabet, soutient l’accès aux fonds préindividuels de toute individuation psychique et collective. Il en existe dans toutes les sociétés humaines. Elles conditionnent l’individuation, comme partage symbolique, que rend possible l’extériorisation de l’expérience individuelle dans des traces. Lorsqu’elles deviennent industrielles, les rétentions tertiaires constituent des technologies de contrôle qui altèrent fondamentalement l’échange symbolique : reposant sur l’opposition des producteurs et des consommateurs, elles permettent l’hypersynchronisation des temps des consciences.
Celles-ci sont donc de plus en plus tramées par les mêmes rétentions secondaires et tendent à sélectionner les mêmes rétentions primaires, et à toutes se ressembler : elles constatent dès lors qu’elles n’ont plus grand-chose à se dire et se rencontrent de moins en moins. Les voilà renvoyées vers leur solitude, devant ces écrans où elles peuvent de moins en moins consacrer leur temps au loisir – un temps libre de toute contrainte.
Cette misère symbolique conduit à la ruine du narcissisme et à la débandade économique et politique. Avant d’être une pathologie, le narcissisme conditionne la psyché, le désir et la singularité. Or, si, avec le marketing, il ne s’agit plus seulement de garantir la reproduction du producteur, mais de contrôler la fabrication, la reproduction, la diversification et la segmentation des besoins du consommateur, ce sont les énergies existentielles qui assurent le fonctionnement du système, comme fruits du désir des producteurs, d’un côté, et des consommateurs, de l’autre : le travail, comme la consommation, représente de la libido captée et canalisée. Le travail en général est sublimation et principe de réalité. Mais le travail industriellement divisé apporte de moins en moins de satisfaction sublimatoire et narcissique, et le consommateur dont la libido est captée trouve de moins en moins de plaisir à consommer : il débande, transi par la compulsion de répétition.
Dans les sociétés de modulation que sont les sociétés de contrôle, il s’agit de conditionner, par les technologies audiovisuelles et numériques de l’aisthesis, les temps de conscience et l’inconscient des corps et des âmes. A l’époque hyperindustrielle, l’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe. Tous ne sont pas également exposés au contrôle. Nous vivons en cela une fracture esthétique, comme si le nous se divisait en deux. Mais nous tous, et nos enfants plus encore, sommes voués à ce sombre destin – si rien n’est fait pour le surmonter.
Le XXe siècle a optimisé les conditions et l’articulation de la production et de la consommation, avec les technologies du calcul et de l’information pour le contrôle de la production et de l’investissement, et avec les technologies de la communication pour le contrôle de la consommation et des comportements sociaux, y compris politiques. A présent, ces deux sphères s’intègrent. Le grand leurre n’est plus, cette fois, la « société de loisir », mais la « personnalisation » des besoins individuels. Félix Guattari parlait de production de « dividuels », c’est-à-dire de particularisation des singularités par leur soumission aux technologies cognitives.
Ces dernières permettent – à travers l’identification des utilisateurs (users profiling) et autres méthodes de contrôle nouvelles – un usage subtil du conditionnement en appelant à Pavlov autant qu’à Freud. Ainsi les services qui incitent les lecteurs d’un livre à lire d’autres livres lus par d’autres lecteurs de ce même livre. Ou encore les moteurs de recherche qui valorisent les références les plus consultées, renforçant du coup leur consultation et constituant un Audimat extrêmement raffiné.
Désormais, les mêmes machines numériques pilotent, par les mêmes normes et standards, les processus de production des machines programmables des ateliers flexibles télécommandés par le contrôle à distance (remote control), la robotique industrielle étant devenue essentiellement une mnémotechnologie de production. Mises au service du marketing, elles organisent aussi la consommation. Contrairement à ce que croyait Benjamin, il ne s’agit pas du déploiement d’un narcissisme de masse, mais à l’inverse de la destruction massive du narcissisme individuel et collectif par la constitution des hypermasses. C’est à proprement parler la liquidation de l’exception, c’est-à-dire la grégarisation généralisée induite par l’élimination du narcissisme primordial.
A des imaginaires collectifs et à des histoires individuelles noués au sein de processus d’individuation psychique et collective, les objets temporels industriels substituent des standards de masse, qui tendent à réduire la singularité des pratiques individuelles et leurs caractères d’exceptions. Or l’exception est la règle, mais une règle qui n’est jamais formulable : elle ne se vit qu’en l’occurrence d’une irrégularité, c’est-à-dire n’est pas formalisable et calculable par un appareil de description régulier applicable à tous les cas que constituent les différentes occurrences de cette règle par défaut. C’est pourquoi, pendant longtemps, elle a renvoyé à Dieu, qui constituait l’irrégulier absolu comme règle de l’incomparabilité des singularités. Ces dernières, le marketing les rend comparables et catégorisables en les transformant en particularités vides, réglables par la captation à la fois hypermassifiée et hypersegmentée des énergies libidinales.
Il s’agit d’une économie anti-libidinale : n’est désirable que ce qui est singulier et à cet égard exceptionnel. Je ne désire que ce qui m’apparaît exceptionnel. Il n’y a pas de désir de la banalité, mais une compulsion de répétition qui tend vers la banalité : la psyché est constituée par Eros et Thanatos, deux tendances qui composent sans cesse. L’industrie culturelle et le marketing visent le développement du désir de la consommation, mais, en fait, ils renforcent la pulsion de mort pour provoquer et exploiter le phénomène compulsif de la répétition. Par là, ils contrarient la pulsion de vie : en cela, et parce que le désir est essentiel à la consommation, ce processus est autodestructeur, ou, comme dirait Jacques Derrida, auto-immunitaire.
Je ne puis désirer la singularité de quelque chose que dans la mesure où cette chose est le miroir d’une singularité que je suis, que j’ignore encore et que cette chose me révèle. Mais, dans la mesure où le capital doit hypermassifier les comportements, il doit aussi hypermassifier les désirs et grégariser les individus. Dès lors, l’exception est ce qui doit être combattu, ce que Nietzsche avait anticipé en affirmant que la démocratie industrielle ne pouvait qu’engendrer une société-troupeau. C’est là une véritable aporie de l’économie politique industrielle. Car la mise sous contrôle des écrans de projection du désir d’exception induit la tendance dominante thanatologique, c’est-à-dire entropique. Thanatos, c’est la soumission de l’ordre au désordre. En tant que nirvana, Thanatos tend à l’égalisation de tout : c’est la tendance à la négation de toute exception – celle-ci étant ce que le désir désire.

            Bernard STIEGLER, Contribution à une théorie de la consommation de masse, 2004.

lundi 14 février 2011

Généalogie de la notion de gentrification


La gentrification désigne une forme particulière d’embourgeoisement qui concerne les quartiers populaires et passe par la transformation de l’habitat, voire de l’« espace public » et des commerces. Cette notion s’insère dans le champ de la « ségrégation » sociale et implique un changement dans la division sociale de l’espace intra-urbain, qui passe aussi par sa transformation physique.
À l’origine, gentrification est un néologisme anglais inventé en 1964 par Ruth Glass, sociologue marxiste, à propos de Londres. Le mot est composé à partir de gentry, terme qui renvoie à la petit noblesse terrienne en Angleterre, mais aussi, plus généralement, à la bonne société, aux gens bien nés, dans un sens péjoratif. Ce nouveau mot a donc à l’origine un sens critique par rapport au processus qu’il désigne. À Londres dans les années 1960, il s’agissait de la réhabilitation de l’habitat ancien populaire à travers son appropriation par des ménages aisés, en particulier dans le district d’Islington, au nord de la City. Ce n’est que dans les années 1970-1980 que la notion est reprise par des chercheurs anglais et nord-américains, principalement géographes, qui théorisent la notion. La gentrification est reconnue comme une « bifurcation »dans l’évolution sociale des quartiers centraux dégradés des grandes villes, à rebours des modèles d’écologie urbaine de l’École de Chicago. On parle alors de « retour au « centre » » des classes aisées, même s’il s’avère qu’il s’agit plutôt d’un non départ en banlieue que d’un véritable retour. Dans les années 1980-1990, les débats sont vifs et portent principalement sur les causes de ce processus : Neil Smith soutient que la gentrification est d’abord liée à un réinvestissement du centre par les pouvoirs publics et les acteurs privés de l’immobilier, produisant une nouvelle offre de logements haut de gamme dans les anciens quartiers populaires ; au contraire, David Ley, l’explique principalement par les choix individuels des ménages gentrifieurs, issus d’une nouvelle classe moyenne qui se caractérise par de nouveaux choix résidentiels. Pour expliquer cette préférence nouvelle des classes moyennes pour le centre, plusieurs travaux mettent en évidence l’importance de la place des femmes, à la fois actives et parfois élevant seules leurs enfants, ou l’affirmation de modes de vie différents comme les couples homosexuels. Ce n’est que plus récemment, depuis le milieu des années 1990, que les chercheurs s’intéressent en particulier au rôle des politiques publiques dans la gentrification et à ses conséquences sur les classes populaires, la plupart du temps évincées en périphérie. Avec Neil Smith, géographe marxiste élève de David Harvey, un fort courant de géographie radicale structure le champ de la gentrification, en lui donnant une assise critique.
La gentrification a, dans un premier temps, été identifiée comme un processus de réappropriation par les classes moyennes des centres-villes délaissés des villes américaines et anglaises. Elle commence avec la revalorisation systématique des centres-villes américains dans les années 1950-1960 et la reconstruction en Angleterre à la même époque. Elle s’étend dans les années 1970-1980, s’accompagnant souvent de mouvements de résistance. La récession des années 1990 a fait prédire à certains le tassement du processus, voire un mouvement inverse, vite infirmé par les faits, la gentrification reprenant de plus belle et se généralisant dans les années 2000 sans plus occasionner de résistance. Elle est devenue aujourd’hui un objectif majeur des politiques urbaines dans de nombreuses villes à travers le monde, les pouvoirs publics jouant un rôle de premier plan dans la réappropriation des centres par les classes aisées au détriment des classes populaires. Parallèlement, le processus a évolué dans ses formes et ne se limite plus à la réhabilitation progressive des quartiers populaires par des ménages aisés. La gentrification inclut de multiples formes de transformation d’espaces populaires, pas nécessairement résidentiels – comme les espaces industriels, et en particulier les anciens docks – que ce soit par la réhabilitation ou la construction neuve (new-build gentrification), à l’initiative des pouvoirs publics, de promoteurs privés ou de nouveaux ménages résidents. Elle ne se limite plus non plus au centre des villes, et gagne les « banlieues », en général bien reliées au centre-ville.
En Europe continentale, de tels processus avaient été étudiés dès les années 1960-1970 notamment autour du Centre de sociologie urbaine de Nanterre, qui étudia et critiqua vivement les opérations de rénovation menées par l’État en région parisienne. Mais la notion de gentrification n’était pas utilisée jusqu’à récemment dans la littérature scientifique française. C’est seulement en 2003 (Bidou-Zachariasen. C) qu’un premier ouvrage en français lui est explicitement consacré et qu’elle fait son apparition dans des dictionnaires scientifiques.
Depuis son invention, la connotation du mot a changé et varie selon les contextes culturels : dans le monde anglo-saxon, il est passé dans le langage courant et a en partie perdu sa charge critique à la suite de campagnes de valorisation menée par les promoteurs et les pouvoirs publics, « gentrification » étant alors synonyme de « renaissance » ou de « régénération urbaine », passant sous silence les mécanismes de ségrégation qu’elle recouvre. À l’inverse, en Belgique ou en Allemagne, le terme est toujours perçu comme fortement critique, comme en témoigne l’arrestation des chercheurs allemands Mathias Bernt et Andrej Holm en 2007 à Berlin, accusés de « faire partie d’une association terroriste » à cause de leur proximité avec les milieux activistes de résistance à la gentrification. En France, le terme reste cantonné à la sphère scientifique et est peu utilisé par les médias, qui préfèrent parler des « bobos » ou de « boboïsation » ; paré de l’aura des mots anglais, il ne semble pas faire polémique.
Anne Clerval
Bibliographie :
- AUTHIER J.-Y., BIDOU-ZACHARIASEN C. (dir.), 2008, « La gentrification urbaine », Espaces et Sociétés, no 132-133.
- BIDOU-ZACHARIASEN C. (dir.), 2003, Retours en ville : des processus de « gentrification » urbaine aux politiques de « revitalisation » des centres, Paris, Descartes & Cie, 267 p.
- BUTLER T. et ROBSON G., 2003, London calling : the middle classes and the remaking of inner London, Oxford, Berg Publishers, 256 p.
- CLERVAL A., 2008, La gentrification à Paris intra-muros : dynamiques spatiales, rapports sociaux et politiques publiques, thèse de doctorat en géographie, Université de Paris 1, 602 p. http://tel.archives-ouvertes.fr/tel...
- FIJALKOW Y. et PRETECEILLE E. (dir.), 2006, « Gentrification : discours et politiques urbaines (France, Royaume-Uni, Canada) », Sociétés Contemporaines, 2006, no 63.
- GLASS R., 1964, « Introduction » in Centre for Urban Studies (dir.), London, aspects of change, Londres, Macgibbon & Kee, p. XII-XLI.
- LEES L., SLATER T., WYLY E., 2008, Gentrification, New York, Routledge, 309 p.
- LEY D., 1996, The New middle class and the remaking of the central city, Oxford, Oxford University Press, 400 p.
- SMITH N., 1996, The New urban frontier : gentrification and the revanchist city, New York, Routledge, XX-262 p.

vendredi 11 février 2011

Les rats de l’art

Les rats de l’art ou comment nous avons pris 2000 € au Commissariat à l’énergie atomique


par Pièces et main d’œuvre (PMO)
Une bonne nouvelle pour une fois. Pièces et main d’œuvre a soutiré 2000 € au centre Minatec et au Commissariat à l’énergie atomique, à l’insu d’iceux, et en toute légalité. Cet argent est une prise de guerre que nous emploierons au mieux à la contestation du Nanomonde et de la société de contrainte issus de Clinatec, la clinique expérimentale du CEA-Minatec, et des laboratoires, grenoblois ou non, oeuvrant à l’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine. Tel le projet de « cyber-planète intelligente » d’IBM .

Et maintenant la question qui vous crève les lèvres : Comment vous y êtes-vous pris ?

Pour le savoir, lisez Les rats de l’art (à télécharger ci-dessous), ainsi que A quoi sert le prix Arts & Sciences de Minatec, par François Graner.

Les rats de l’art
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mardi 28 décembre 2010

"La société du mépris de soi" (recension + podcast)


Je viens de visiter au Bozar de Bruxelles deux expositions contiguës: ici, «Le Monde de Lucas Cranach» ; là, «Jack Freak» de Gilbert et George. D'un côté, les nus mythologiques mais si délicatement sensibles du vieux peintre allemand ; de l'autre, les photomontages de deux Anglais contemporains les montrant en différentes poses dérisoires, soit qu'ils esquissent une danse idiote, soit qu'ils nous tirent la langue, le tout habillé des couleurs criardes de l'Union Jack. 
Fameux contraste ! Dans l'ensemble j'aime l'art contemporain –cet art en rupture transgressive avec l'art moderne– et vais vers lui avec la meilleure bonne volonté. Mais les tableaux de Gilbert et George, ce duo en vogue, m'ont accablé et je me suis rapidement réfugié chez le vieux Cranach. Les montages des deux Anglais (dont l'un est Italien d'origine) m'ont paru relever d'une violence puérile (bafouer le drapeau national...), assortie d'un narcissisme vulgaire. Mais le découvrir ne pouvait que me préparer excellemment à lire le récent Mépris de soi, que François Chevallier vient de publier et qui conjoint curieusement dans la même réprobation sans faille les arts plastiques contemporains depuis Duchamp jusqu'à Buren et le cinéma de la Nouvelle Vague.   
Soit la cible principale, l'art des performances et des installations. Qu'il soit ici condamné au nom d'une surestimation de ce qu'a apporté Duchamp se conçoit bien. Mais l'attaque de Chevallier est plus frontale et plus globale : elle voit dans le coup de force duchampien moins une imposture qu'une rupture complète avec ce qu'avait de meilleur la tradition picturale. Pour le critique, on n'a pas assez dit que cette tradition - y compris les modernes - avait assuré en permanence un échange de flux subjectifs entre artistes et spectateurs, échange synonyme pour les deux parties de vitalité, de réalisation personnelle, de plénitude humaniste. Puis vint le temps des ready-made qui en appelait non seulement à certaine dérision du faire artistique mais bannissait encore l'émotion et la rencontre avec autrui au profit d'un intellectualisme négativiste et d'un narcissisme dépressif.
Ainsi mené, le procès est virulent. La question est de savoir si Chevallier l'étend à tout le « contemporain », ce qui serait massif et sans nuances. Et c'est bien ce qui semble dès le moment où le critique ne trouve à opposer à cet art que la vitalité effervescente d'un Picasso, ce qui reporte à une modernité qui est déjà du passé. Toujours est-il que, étant partis de Duchamp, nous sautons ensuite à Daniel Buren dont Chevallier résume la production d'une formule cinglante : «une prison indolore et sécurisante dont les jolis barreaux de couleur révèlent l'enfermement à la fois de l'artiste qui ne cesse de les multiplier et des spectateurs qui s'y précipitent» (p. 40). Et de parler à ce propos de «narcissisme anorexique». On est bien dans l'esprit du pamphlet.
Seconde cible, le cinéma des Truffaut et des Rohmer: il se voit redevable du même procès mais cette fois autour d'un thème différent, celui de la victimisation des héros de films, personnages qui ne s'aiment pas et qui, partant, n'aiment pas les autres. Le point de vue est à nouveau sans réserve et l'on devine qu'il renvoie non sans raison à une rupture du cinéma avec l'Histoire dont la Nouvelle Vague se fit la championne.
Alors, les héritiers de Duchamp grands malfaiteurs ? Les amis de Godard graves coupables ? En fait, on comprend vite, à lire le présent essai, que les amateurs et spectateurs de ces artistes sont largement compromis dans l'affaire. Ce que les premiers donnent aux seconds est exactement ce que ces derniers désirent, pour autant que désirer soit encore le mot qui convient. Et puis un pas de plus est franchi lorsque François Chevallier s'en prend en bloc à ce qui fonde et marque notre société : la fin des grands récits, la mercantilisation de l'art, la négation des valeurs dans le contexte postmoderne et néolibéral. Ainsi conçu, le procès se justifie sans doute largement mais n'a-t-il pas été fait tant de fois et ne faudrait-il pas le reprendreen y introduisant ce qu'il faut de nuances et de distinguos ?
Il n'empêche, c'est avec un brio tout personnel que le critique fait de l'art «contemporain» le symptôme d'une faillite de l'homme occidental. En particulier, il relie sans mal les productions artistiques avec ce qui, dans la société actuelle, relève d'une politique du mépris de soi et des autres. Cela dit, on lui opposera tout de même que Duchamp et ses ready-made, pour «contemporains» qu'ils soient, ont désormais cent ans d'âge.