SOURCE : http://www.lacanchine.com/
La recherche du sens a déjà été pratiquée, par exemple par certains maîtres bouddhistes, avec la technique zen. Le maître interrompt le silence par n'importe quoi, un sarcasme, un coup de pied.
Il
appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres
questions dans l'étude des textes ; le maître n'enseigne pas ex cathedra une science toute faite mais il apporte cette réponse quand les élèves sont sur le point de la trouver.
Voilà par quoi s’ouvre le premier des séminaires de Lacan, Les écrits techniques de Freud,
premières lignes d’un enseignement qui va se poursuivre pendant près de
trente ans. D’emblée Lacan se référe à l’enseignement du zen, et pour ceux qui l’auraient oublié, il rappelle en 1968 au Congrès de Strasbourg :
[…]
à Sainte-Anne, où j’ai fait grand état du zen, naturellement qui est-ce
qui s’en souvient qu’est-ce que ça peut foutre à quiconque que je me
sois référé au zen pour exprimer quelque chose de ce qui se passe dans
la psychanalyse.
La formule inaugurale de Lacan désigne ce qui s’appelle un kōan. Elle fait référence directement à cette forme particulière du bouddhisme chinois, le chan, qui est passé au Japon où il survit sous le nom de zen, le terme qu’utilise Lacan. Nous verrons plus loin que ce n’est pas trahir Lacan que de parler de chan, là où il parle de zen.
Le chan
est la forme la plus sinisée du bouddhisme qui doit énormément au
taoïsme, Shipper affirmant même qu’il serait « spécifiquement chinois,
pratique, concret et, surtout, taoïste ».
Et de fait, de tout temps, le bouddhisme, surtout sous sa forme non
religieuse avait eu des affinités avec le taoïsme philosophique de Laozi
et Zhuangzi, avec la vieille philosophie naturaliste du tao, rivale
(mais aussi complément) de la philosophie d’état de Confucius. En
particulier, le chan et le taoïsme, avaient
tant de points communs qu’il était bien difficile (et pas seulement
pour le profane) de les distinguer l’une de l’autre. En ce qui
concernait la pensée profonde et le but ultime, rien ne les séparait. La
seule et minime différence résidait dans le fait que le chan
insistait surtout sur la nécessité des exercices pratiques, alors que
le taoïsme portait un intérêt limité certes, mais réel à la théorie.
Le chan se développe au iiie-ve siècles, en réaction à l’institutionnalisation et dans l’idée d’un retour à l’expérience individuelle. Le chan se
méfie de la connaissance discursive et des textes. Le goût pour la
provocation et pour l’usage d’argumentations paradoxales rapprochent un
maître chan tel que Lin Ji et le taoïste Zhuangzi.
L’enseignement recourt alors au kōan (en chinois : gōng'àn 公案) qui est une courte phrase ou une brève anecdote (littéralement : arrêt faisant jurisprudence)
absurde ou paradoxale dans lesquelles le maître tente de décontenancer
son disciple. C’est bien ce qui fait l’ouverture au(x) séminaire(s) de
Lacan. Le kōan est utilisé comme un objet
de méditation ou pour déclencher l’éveil ou encore pour discerner
l’éveil de l’égarement. Il s’agit de surprendre le disciple afin de le
placer dans un état réceptif. Cette démarche est caractéristique du
courant Linji 临济, du nom d’un moine mort vers 866.
Or il se trouve que c’est
Paul Demiéville, le premier maître en chinois de Lacan qui a relevé le
défi de traduire et de commenter les Entretiens de Lin-tsi, dans un livre publié en 1972 5.
Dans sa radicalité, le Lin Ji proscrit tout ce qui peut attacher
l’esprit comme une béquille inutile, y compris le Bouddha lui-même. Ce
livre d’entretiens, recueille les kōan de Lin Ji. L’un d’eux illustre parfaitement les propos inauguraux de Lacan :
Un moine demanda quelle était la grande idée du bouddhisme. Le maître fit khât ; Le moine s’inclina. Le maître dit : « En voilà un qui se montre capable de soutenir la discussion ».
Demiéville précisant que le khât étant « une éructation, procédé inimitable de la maïeutique Tch’an ». Et c’est bien du khât dont parle Lacan : « ce qu’il y a de mieux dans le bouddhisme, c’est le zen et le zen ça consiste à ça, à te répondre par un aboiement, mon petit ami ». Ce serait même ce qu’il y a de mieux pour sortir de l’affaire infernale de la jouissance :
Tout
ça ne veut pas dire, mes petits amis, qu’il n’y ait pas eu des trucs de
temps en temps, grâce auxquels la jouissance, sans compter quoi il ne
saurait y avoir de sagesse, a pu se croire venue à cette fin de
satisfaire la pensée de l’être, mais voilà j’ajoute cette fin n’a été
satisfaite qu’au prix d’une castration. Dans le taoïsme par exemple,
vous ne savez pas ce que c’est bien sûr, très peu le savent, enfin moi
je l’ai pratiqué, j’ai pratiqué les textes bien sûr, dans le taoïsme et
l’exemple est patent dans la pratique même du sexe, il faut retenir son
foutre pour être bien. Le bouddhisme lui bien sûr est l’exemple trivial
par son renoncement à la pensée elle-même parce que ce qu’il y a de
mieux dans le bouddhisme, c’est le zen et le zen ça consiste à ça, à te
répondre par un aboiement, mon petit ami. C’est ce qu’il y a de mieux
quand on veut naturellement sortir de cette affaire infernale comme
disait Freud.
Cette attitude est celle-là
même dont rendent compte les nombreux témoignages sur la pratique de
Lacan, de ses « quoi ? » qu’il éructait comme autant de kōan. L’un de ses analysants a même intitulé son livre témoignage : Jacques Lacan, maître zen ? . Voilà
qui va à l’encontre de ceux qui voudraient faire de Lacan un Maître au
sens cartésien ou antique ou universitaire. Il se propose d’être un
maître chan, et peut-être est-ce cela même que lui a reproché l’IPA lors de son excommunication.
Il est à noter que Demiéville, dans un article qu’il fait paraître en 1970 dans la revue Hermès,
donne un avant-goût de ce qui constituera son recueil publié en 1972. À
cette occasion il présente Lin Ji et son œuvre, présentation qui n’a
pas dû échapper à Lacan :
Lin-tsi
me paraît être en premier lieu un praticien de la psychothérapie
— dira-t-on de la psychanalyse ? — qu’elles qu’aient pu être les
théories qui inspiraient sa méthode ou qui lui servaient à la justifier.
L’esprit du chan, Lacan
l’a nourri à la fréquentation des œuvres, des poésies, des textes des
nombreux artistes que ce mouvement a inspirés au fil des siècles (et son
épanouissement au VIIIe et IXe siècles). Ainsi on peut ainsi citer le
peintre Shitao dont on sait combien le bouddhisme de l’école chan
a eu une influence déterminante sur sa formation intellectuelle et donc
sur sa peinture et ses écrits. Lacan s’y réfère dès 1967 lors de ses
développements sur le trait unaire . Or cette référence se situe avant la publication du traité de Shitao Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère
dans la traduction et du commentaire par Pierre Ryckmans. François
Cheng nous a rappelé récemment l’importance de cet ouvrage « que jadis,
Jacques Lacan et moi, nous avons étudié ensemble »
avec les conséquences que l’on sait. François Cheng a aussi témoigné de
leur lecture attentive des poètes chinois dont beaucoup s’inscrivent
dans le mouvement chan, lecture commune qui a alimenté les ouvrages à venir de François Cheng.
De l’avis de Paul Demiéville, le plus célèbre logion de Lin Ji, « la quintessence de sa pensée », est le suivant :
Montant en salle, il dit « Sur votre conglomérat de chair rouge, il y a un homme vrai sans situation,
qui sans cesse sort et entre par les portes de votre visage. Voyons un
peu, ceux qui n’ont pas encore témoigné ! » Alors un moine sortit de
l’assemblée et demanda comment était un homme vrai sans situation.
Le maître descendit de sa banquette de Dhyâna et, empoignant le moine
qu’il tint immobile, lui dit : « Dis-le toi-même ! Dis ! » Le moine
hésita. Le maître le lâcha et dit « L’homme vrai sans situation, c’est je ne sais quel bâtonnet à se sécher le bran… » Et il retourna dans sa cellule.
À propos de « L’homme vrai
sans situation » et du « bâtonnet à se sécher le bran », Paul Demiéville
écrit dans son long commentaire :
Le terme d’« homme vrai »
dérive directement des philosophes taoïstes de l’antiquité, encore qu’il
ait été employé pour désigner le Buddha ou l’Arhat (le saint délivré)
dans les premières traductions chinoises de textes bouddhiques. Le mot
« situation » (wei) s’applique dans le
langage administratif à la situation d’un fonctionnaire dans la
hiérarchie officielle. Comme cette hiérarchie comprenait toute l’élite
sociale, la seule qui comptât vraiment dans la Chine ancienne, un homme
« sans situation » était un homme hors cadre, privé de statut, une
entité indéterminée. C’est à peu près dans l’esprit de Lin-tsi que le
romancier autrichien Robert Musil, qui s’intéressait tant au Lao-tseu avant sa mort tragique en 1942, concevait son héros somme un homme sans caractéristiques particulières, Der Mann ohne Eigenschaften.
[…] Toute définition de l’« homme vrai » ne peut être qu’impropre (au
sens propre), vile, ordurière, puisqu’il est par définition ce qui
échappe à toute définition. […] En Inde, où il n’y avait pas de papier,
on s’essuyait avec des bouts de bois, ainsi que le prescrivent les codes
disciplinaires, et les moines chinois avaient adopté cet usage.
Ne peut-on pas reconnaître cette idée dans un propos de Lacan de 1955 :
Ceci
veut dire que l’analyste intervient concrètement dans la dialectique de
l’analyse en faisant le mort, en cadavérisant sa position comme disent
les Chinois, soit par son silence là où il est l’Autre avec un grand A,
soit en annulant sa propre résistance là où il est l’autre avec un petit
a. Dans les deux cas et sous les incidences respectives du symbolique
et de l’imaginaire, il présentifie la mort.
La formule de Lacan « en cadavérisant sa position comme disent les Chinois » restant (pour moi) particulièrement énigmatique.
Une vingtaine d’années plus tard, en 1973, Lacan reprend et précise cette idée dans Télévision, en parlant de l’analyste :
Un saint, pour me faire comprendre, ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite.
Et de poursuivre :
Ce
pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet,
au sujet de l’inconscient, de le prendre pour cause de son désir.
C’est
de l’abjection de cette cause en effet que le sujet en question a
chance de se repérer au moins dans la structure. Pour le saint ça n’est
pas drôle, mais j’imagine que, pour quelques oreilles à cette télé, ça
recoupe bien des étrangetés des faits de saint.
Que
ça ait effet de jouissance, qui n’en a le sens avec le joui ? Il n’y a
que le saint qui reste sec, macache pour lui. C’est même ce qui épate le
plus dans l’affaire. Épate ceux qui s’en approchent et ne s’y trompent
pas : le saint est le rebut de la jouissance.
Parfois
pourtant a-t-il un relais, dont il ne se contente pas plus que tout le
monde. Il jouit. Il n’opère plus pendant ce temps-là. Ce n’est pas que
les petits malins ne le guettent alors pour en tirer des conséquences à
se regonfler eux-mêmes. Mais le saint s’en fout, autant que de ceux qui
voient là sa récompense. Ce qui est à se tordre.
Puisque se foutre aussi de la justice distributive, c’est de là que souvent il est parti.
À
la vérité le saint ne se croit pas de mérites, ce qui ne veut pas dire
qu’il n’ait pas de morale. Le seul ennui pour les autres, c’est qu’on ne
voit pas où ça le conduit.
Moi, je cogite éperdument pour qu’il y en ait de nouveaux comme ça. C’est sans doute de ne pas moi-même y atteindre.
Alors, est-ce la lecture du
livre publié peu avant, en 1972, par Paul Demiéville et la présentation
de « l’homme vrai sans situation » qui ont inspiré ces propos à Lacan ?
L’analyste serait destiné à être, comme le saint, « rebut de la
jouissance », « bâtonnet à se sécher le bran », ou, comme le pointe
Jacques-Alain Miller en marge du texte de Lacan : « objet (a) incarné ».