"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

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mardi 11 octobre 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE (LE TRAVAIL DU RESTE)

 Digression sur "l'idée", "le cultiver", 
et sur la manière de fabriquer du "produit" au sein du cycle des transformations


***
La nature ne crée pas de déchets.
 
 La nature n’ a pas de point de vue.


Dans la nature, rien n’est déchet, tout est déchet. Le bousier qui pousse sa pelotte pour aller en faire habitat en même temps que nourriture, est un élément du perpétuel cycle de transformation-utilisation de toute chose et pas l’éboueur recycleur que pourrait y voir un esprit humain.
Il est évident qu’il nous faut urgemment réintégrer ce principe du vivant en envisageant, dès sa conception, la possibilité de transformation écologiquement nourricière de l’objet produit qu'il soit matériel ou immatériel (et je pense ici plus particulièrement aux idées). 
Il nous faut penser la trame de ses transformations, de ses reprises, remakes et disséminations, "rumorologie", incrustations ou autres récits qui se déclenchent, de tout ce mouvement nous avons beaucoup à apprendre sur comment fonctionne le cycle des transformations? quel est le poids de l'opportunisme et du hasard? l'élucidation des stratégies qui se répètent? et un sans fin de données que la pratique va nous apporter.
Il y a un "vrai" retour sur investissement à labourer la terre avec amour comme à faire retour sur ces souvenirs pour reprendre des actions passées: labourer le temps, pour du familier faire l'élan qui conduit.

dimanche 9 octobre 2011

FAIRE SYSTÈME : L'ÂGE D'OR DE GUY BRUNET

source : http://jmchesne.blogspot.com/
Guy Brunet est né dans l'Aveyron en 1945 et dès l’enfance il baigne dans l’univers du septième art car son père gérait un cinéma dans le Tarn. Jusqu'en 1963, programmant essentiellement des films hollywoodiens, Guy aida son père comme projectionniste et monteur. Comme il le dit, c’est probablement l’arrivée de la télévision qui aura raison de l’activité de la famille Brunet qui s’installe ensuite à Cahors et y développe un petit commerce d’electro-ménager. En 1973, il revient dans le bassin minier de Decazeville (Aveyron) où il sera ouvrier dans plusieurs usines et c’est en 1987 qu’il se consacre pleinement à sa passion : le cinéma. Depuis et sans discontinuer, il peint  l'Age d'Or du cinéma, celui des années 30 aux années 60 réalisant une sorte d’inventaire extravagant étayé par une solide érudition encyclopédique sur le sujet.

La façade de l'ancienne boucherie peinte par Guy Brunet en 2004
Guy Brunet peint généralement ses grandes affiches sur le pas de sa porte,
indifférent au vacarme du passage des voitures et des camions.
Dioramas et autres petits décors utilisés pour ses films
Des dizaines d'affiches de cinéma revisitées et peintes à la glycéro.

   Sur des supports de récupération, Guy Brunet réinvente à sa façon affiches, publicités, logos de firmes. Il retrace en se filmant lui-même durant des heures, l’histoire du cinéma et pour illustrer ses propos, il montre à l’écran certaines des 750 silhouettes de «vedettes» qu'il a peintes pratiquement grandeur nature sur du carton ondulé. Cette foule impressionnante d’acteurs, de metteurs en scène, d'opérateurs, de décorateurs, de producteurs... est répartie dans les pièces et les couloirs de cette ancienne boucherie acquise en 1994. Les hommes d’un côté les femmes de l’autre. L’ambiance générale des lieux est totalement incroyable voire inquiétante puisque l’on est observé par des centaines de regards. Guy Brunet est intarissable et vous fera découvrir son royaume dans la quasi pénombre d’une bâtisse humide et vétuste mais cette visite à Viviez reste sincèrement l’une des plus fortes et bouleversantes que j’ai pu vivre auprès d’un créateur.

Des centaines de silhouettes de personnages oubliés.

   Ce travail obsessionnel et sa vie toute entière sont intimement liés au cinéma à tel point qu’au dehors, Guy Brunet n’est pas très à l’aise et ne trouve pas sa place. Au delà de son pas de porte le monde extérieur ne l'intéresse pas vraiment. Il le dit lui-même : «Quand je suis en dehors de chez moi, je me demande sur quelle planète je suis. Je suis comme la station Mir qui redescend sur Terre. C’est à dire que pour moi, l’extérieur c’est l’inverse : j’entre dans un univers qui me dépasse, je suis dans un autre monde, complètement perdu... alors que chez moi je retrouve un système de vie qui me convient parfaitement. Alors bien sûr, pour certains c’est du rêve mais pour moi c’est une réalité puisque tout ce que j’ai autour de moi existe.»


dimanche 11 septembre 2011

Captifs au bureau



Desserrer les contraintes économiques liées au travail, essayer de le faire collectivement en leur substituant d’autres interactions, d’autres rapports entre les gens au quotidien. Se libérer du travail en cherchant d’autres façons de subvenir à ses besoins, voire reconsidérer ces besoins en chemin, approfondir des solidarités en puisant ses forces sur ce temps libéré, voilà en somme l’idée générale.
 
Une idée simple, mais qui se heurte à l’ambiguïté des situations quotidiennes. Au doute qui subsiste dans l’isolement, et malgré l’obstination à penser le monde à rebours de ce qu’il est officiellement, à faire œuvre de volonté plutôt que se laisser traverser par lui. Il est en effet plus simple de vivre couché que debout, c’est-à-dire dans notre société capitaliste aspirer au travail, et si possible un travail intéressant, plutôt que de refuser les gratifications qui vont avec le travail, du moins quand votre parcours s’obstine à faire de vous un « employable »… comme c’est mon cas.
 
Dans une telle position je reste étranger aussi bien aux peines du chômeur involontaire, qu’à l’insatisfaction du travailleur en quête de reconnaissance, ou d’évolution de carrière. Rat avec les oiseaux, oiseau avec les rats, mon isolement me protège, mais aussi m’expose à une vague angoisse d’anomie qui peut survenir chaque fois que l’ambiance au travail est par trop conviviale, et qu’il m’apparaît que certains croient plus que ce j’imaginais à l’utilité de ce qu’ils font, que je reste seul avec mes convictions qui ne m’aident plus vraiment à m’orienter, à savoir ce que je dois faire. Malgré la clarté que l’on peut donner à certaines explications générales, il me semble alors impossible d’être certain de ce qui se passe vraiment dans la tête des gens qui travaillent, à quel point ils aiment vraiment ce qu’ils font. Et c’est devenu aussi finalement ma propre situation : ne plus savoir ce qu’on pense vraiment, à force d’efforts pour se rendre conforme aux situations.
 
D’un côté, je suis acculé à reconnaître ma différence : là où il s’agit pour moi de compromis à faire, pour d’autres il s’agit d’abord de se sentir à l’aise dans le monde qui les entoure en s’y adaptant. D’un autre côté, il y a aussi quelque chance pour que cette confusion sur mes propres sentiments ne me soit pas propre, mais constitue un fond commun qu’il nous faut oser exprimer, afin d’en sortir, de retrouver une joie de vivre, une disponibilité au monde. Car il m’est apparu finalement que cette tristesse à aller au travail avait de moins en moins de justification, qu’il était de moins en moins possible d’y déployer mes propres activités, à l’abri dans les angles morts des comptes-rendus d’activité falsifiés. Il m’est apparu aussi qu’au fur et à mesure que mon fils grandissait, sa spontanéité et sa curiosité envers le monde finira bientôt par me questionner et me laisser sans réponse sur ce que je fais vraiment. Gagner de l’argent ? Oui, mais pas seulement. Jusqu’à quel point y suis-je obligé ? Car à part de l’argent, je ramène aussi à la maison un silence, une monumentale fatigue, une gêne, un pessimisme (même si contenu), peut-être aussi une forme de malhonnêteté et de mensonge qui peut avoir ses propres effets nocifs sur un enfant. J’aurais beau jeu d’incriminer l’économie, si je ne suis plus en mesure d’y résister, même partiellement (et peu importe avec quelle efficacité), alors je reste au milieu du gué, et ce n’est plus seulement moi qui suis concerné par mon indécision, mais mes proches.
 
La vie quotidienne avec les collègues
 
L’« ambiance » a beau être « bonne » (comme on dit, sans jamais préciser ce que c’est qu’une bonne ambiance) et la compagnie des autres agréables, parfois même enjouée, les années ont passé et certaines choses demeurent inchangées, me gênent, me blesse. Tandis que je m’efforce de passer outre, les même constats d’accablement ressurgissent toujours, et même parmi les personnes que j’apprécie vraiment. En premier lieu, la base des conversations entre collègues, qui sont les jugements sur autrui, finit toujours par adopter l’unique critère de la compétence des personnes. On peut tout passer à quelqu’un du moment qu’il « assure », qu’il soit compétent dans son travail, qu’il soit efficace, sans quoi il finira toujours par être jugé négativement, parce qu’il devient une gêne pour les autres. Et je constate cela sans ressentiment aucun, n’ayant jamais eu ce problème de ne pas arriver à exécuter le travail que l’on attendait de moi, et le seul reproche que l’on ne m’aura jamais fait c’est celui ne pas paraître « motivé », c’est-à-dire finalement ne pas assez bien jouer la comédie que l’on joue tous, de toute façon, au travail. Et c’est là la deuxième chose qui demeure insupportable, après toutes ces années passées à travailler, c’est cette façon commune de prendre sur soi le plus souvent, et quand ça va mal et que l’on ne peut pas faire autrement qu’exprimer quelque chose de négatif (horreur), ne jamais incriminer le travail en lui-même, mais le chef et (trop souvent) le collègue qui n’a pas fait correctement son travail, que sais-je encore, mais jamais la situation elle-même de captivité dans laquelle nous nous trouvons collectivement, et qui est là pourtant notre véritable point commun à nous tous, compétents et incompétents.
 
Face à ces deux constantes de la vie quotidienne au bureau, je reste irrémédiablement isolé. En vouloir au faible, au lent, dans un tel contexte, je n’y arrive pas, c’est plus fort que moi. Au travail, j’apprécierai toujours chez autrui la nonchalance, la maladresse, l’échec, l’incompétence, le travail salopé, qui est tellement plus difficile à faire que le travail bien fait ! Je n’arrive pas non plus à penser que, si ça va mal, c’est la faute de quelqu’un en particulier. La métaphore de la prison est parlante : peut-on vraiment se reprocher de mal y vivre ? Non, et encore moins le reprocher aux autres. Il ne s’agit que de survie. Bien-sûr je comprends que certains puissent apprécier ce qu’ils font, vouloir construire quelque chose de « collectif », je reconnais même qu’il peut parfois y avoir quelque chose d’authentiquement vivant, parfois, dans les relations que nous avons entre nous, entre collègues. Mais que l’on puisse s’en tenir là me sidère, surtout les jours où je constate un zèle généralisé, une agitation collective de chacun, lorsqu’il est tendu vers les petits objectifs de sa tâche, peu importe son caractère dérisoire puisque l’on est sommé de le faire, et que c’est tellement plus simple de le faire. Du moment que l’on ne puisse rien nous reprocher. D’où aussi l’acharnement à clarifier sans arrêt le contenu des tâches. D’où aussi le fait que la rationalisation sans fin ne rencontre jamais d’opposition véritable, puisqu’elle est vécue comme la garantie qu’il est encore possible de « bien faire son travail » et donc que l’on nous foute la paix. Mais l’effort au travail est une foutaise, tellement la situation de travail est le résultat d’une gigantesque machinerie sociale apte à soumettre n’importe qui.
 
Un jour nous avons eu une discussion sur la prison : certains la trouvaient trop confortable, du moins c’est ce qu’ils soupçonnaient. Cette affirmation était à première vue aberrante et même révoltante, mais elle avait selon moi un sens caché : le refus de prendre à bras le corps une réalité simple, à savoir que la captivité, c’était déjà notre vie, que le simple fait de sortir de ces bureaux pour rentrer chez nous, au milieu de l’après-midi, nous était impossible comme si des murs invisibles nous séparaient du monde extérieur. En arriver à être jaloux de la condition des prisonniers dans les prisons officielles, et tenir cette conversation sur notre lieu de travail, c’était implicitement dire que nous qui étions réputés libres, nous vivions réellement en captivité et que notre prison était nos bureaux, notre travail. Mais ce constat pour moi évident n’enlève rien au caractère déprimant d’une telle dénégation face à sa propre condition. Là où le véritable prisonnier ne saurait se mentir sur son enfermement, nous, travailleurs au bureau, devons cheminer longuement avant de plonger en nous-mêmes pour nous avouer notre absence de liberté.
 
Bien-sûr, le meilleur outil de cette dénégation, c’est le calcul. Un mal pour un bien, et un étalon de mesure tiré du conformisme et de l’imitation morbide. Dans le calcul économique, la souffrance au travail est naturalisée sous la notion de « coût », puis son caractère propre, ce qui s’éprouve négativement, est effacé par l’abstraction au principe d’un étalon commun, qui additionne, soustrait et divise des expériences pourtant incommensurables. Il ne reste alors qu’une grandeur par quoi tout est rapporté au même signe : le temps, l’argent. Mais toute cette morbidité, en étant collective, prend un autre sens. Elle est retournée positivement en un lien social, un sentiment d’appartenance à un grand tout abstrait (la « société »), mais peu importe cette abstraction, ce sentiment est réel et il est partagé. Et on continue à le rechercher. Cette mutilation que nous avons tous en commun fonde notre communauté de travailleurs. « Car chacun d’entre nous est là seul dans son trou de travail, à causer avec son voisin du trou d’à côté, à aimer sentir près de lui un être vivant qui court les mêmes mutilations que lui. » (Sortir de l’économie, n°1). Petits économistes de notre propre misère, nous avons appris, comme travailleurs, à nous objectiver nous-mêmes au numérateur d’un calcul coût-avantage de ce qui n’est plus une vie, mais une mise en rapport abstraite de nos propres horaires de captivité avec ceux d’autrui, qui fait de même de son côté, le tout assurant que l’approvisionnement des magasins soit fait, que la clé dans notre poche ouvre bien le gite où nous dormirons le soir. Quoique difficilement.
 
Et l’on ne pourra même pas s’avouer les uns aux autres, le lendemain, pourquoi l’on est si fatigués d’être là, d’être revenu quand même, la peur au ventre, les chiffres plein la tête du loyer, de la nounou, du casse tête de l’argent dans lequel on tourne tous en rond, et duquel il y a toujours quelqu’un au bureau pour clamer la triste et dérisoire sortie : « et si je jouais et gagnais au loto, là, plus de problème ! ». Et alors, même, on en vient à savoir apprécier les interstices où se loge la sociabilité artificielle mais reposante des conversations dérisoires entre collèges : car il y a en nous une vrai détente, un vrai soulagement, de se sentir alors quand même vivant, d’être là. On revient à notre bureau et là c’est tellement simple de s’occuper puisque, finalement, tout a été prévu, organisé. Ce travail est pour nous, on s’y loge, on retrouve son fauteuil, son écran, ses icônes. C’est que l’on habite ici aussi, désormais. On est respecté, il y a le confort, l’espace des bureaux (plus grands que nos appartements où tout s’entasse), le café, il subsiste des restes d’intimités, la superficialité des rapports humains favorise le colloque intérieur, les sentiments à nos proches, qui deviennent alors d’autant plus chers que, peut-être, ils savent reconnaître cette douleur de travailler, douleur qu’à présent, nous supportons finalement pas trop mal. A croire que nous sommes courageux. Avons surmonté quelque chose qui se nomme « aller travailler ». Et c’est pourquoi -ce n’est pas si exagéré malgré tout ce qui a été dit précédemment- on finit par se sentir chanceux de pouvoir compter sur ce salaire à la fin du mois, qui va tomber c’est sûr. Il suffit de refaire la même chose le lendemain, et c’est facile, oui.

vendredi 27 mai 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE (BRASSER LE SANG DU SPECTACLE)

C'EST LA CHAIR QUI PENSE. 

À TRAVERS LA FAMILIARITÉ AVEC LE MYSTÈRE, JE PRÈTE MA CHAIR AU MONDE. 
À  L'IMAGE DE DIONYSOS, C'EST LE MONDE QUE J'INCARNE DE MA CHAIR DISPERSÉE. 
L'INCARNATION DU MONDE CONCILIE AUTANT UN RAPPPORT AU MONDE, DUALISTE, TRANSCENDANT, QUE MONISTE OU IMMANENT. IL S'AGIT D'ILLUSIONS CONVENUES MAIS INCARNÉES.
QU'ELLES SOIENT CONVENUES OU PAS N'AURAI D'AILLEURS AUCUN D'INTÉRÊT. 
LES DÉFINITIONS SONT À REJETER. 

C'EST MA MATIÈRE -LA MATIÈRE VÉCUE- QUI S'IMPOSE.

samedi 19 mars 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE (REFLEXION)


(UNE SITUATION DE TRANSHUMANCE SE DOIT DE TEMPS  À AUTRE DE FAIRE RETOUR 
SUR CE QUI LA DÉTERMINE, C'EST À DIRE  FAIRE RETOUR À UNE THÉORIE DES AFFECTS)


ÉTHIQUE. PRAXIS. RÈGLES D'AFFECTATION.
C’est dans les scolies que SPINOZA dit ce qu’est une éthique, faire une éthique c’est faire une théorie et une pratique des pouvoirs d’être affecté, et une éthique ça s’oppose à une satirique. Ce qu’il appelle une satirique c’est assez formidable : c’est tout ce qui se complaît d’une manière ou d’une autre aux affects tristes, tout ce qui est dépréciatif et dépressif. Ça c’est la satirique. Il va de soi que sous le nom de satirique c’est toute la morale qui y passe.

mercredi 16 février 2011

ENROLATE EN EL INSTITUTO DEL TIEMPO


Amigos/as, os esperamos...

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Hoy es el futuro
Ven al Instituto del Tiempo

Hace ya un año que nació el Instituto del Tiempo con el objetivo de
«fomentar una comunicación y un debate directos y continuados, porque sin
ellos no se puede fundar una práctica y mucho menos llegar a creer que se
pueda incidir en la realidad». Hoy, sin duda alguna, las condiciones son
más adversas que nunca. El empobrecimiento de la vida a todos los niveles
unido a una ofensiva contra los trabajadores, estudiantes rebeldes,
pensionistas (tratados como mercancía obsoleta), la chusma, la gente que
se busca la vida como puede y donde puede nos obliga a buscar alianzas, a
establecer puentes de comunicación con los demás, ver hasta donde podemos
llegar y reflexionar en cómo podemos contribuir a crear una cultura de la
resistencia. Esta situación requiere un esfuerzo común y colectivo, porque
la actual ofensiva nos afecta a todos/as. Entendemos, precisamente, que
esto mismo es la solidaridad: el considerar los problemas de cada uno
asuntos colectivos que deben ser solucionados entre todos/as.

Al mismo tiempo, constatamos sobre el terreno que nuestros deseos últimos
no son los de regresar al tiempo anterior a esta nueva y profunda crisis
del capitalismo, sino los de no dejar piedra sobre piedra. Por esta razón,
pensamos que junto a la resistencia y lucha contra la enésima
reencarnación del capitalismo y su Mafia Organizada, también es
imprescindible profundizar en un discurso que piense en el día de mañana,
que pueda contagiar y propagar la mecha. Lo utópico se ha de concretar en
el ejercicio de su práctica diaria.

Quienes impulsamos el Instituto del Tiempo somos conscientes de la
magnitud de nuestras palabras. Nuestros objetivos son, en principio y
necesariamente, modestos. En este momento sólo podemos aspirar a
contribuir con nuestras palabras e ideas, con nuestros brazos y
contraseñas, a impulsar un movimiento de ofensiva. Y esto ya es
necesariamente comunidad. Creemos necesario profundizar en el estudio de
los cambios que se están llevando a cabo en el ordenamiento del mundo y en
cómo afectan necesariamente a nuestra libertad; dotarnos de los
instrumentos teóricos que nos permitan avanzar en la crítica del mundo que
se nos impone; fomentar el debate en profundidad sobre los medios y los
fines de un posible programa revolucionario; tejer relaciones con otros
grupos o colectivos empeñados en tareas similares para, por un lado,
ampliar las discusiones y debates y, por otro, fomentar la multiplicación
de instrumentos de lucha y acción colectivos encaminados a objetivos
concretos.

Por ello, invitamos a todas aquellas personas que lo deseen a acercarse al
Instituto del Tiempo y compartir ideas, proyectos, experiencias y deseos.
Os esperamos.

Tempus fugit, sicut nubes, quasi naves, velut umbra

:: Asambleas todos los martes (a partir del martes 8 de febrero) a las 19
horas en la Librería Enclave de Libros (Calle Relatores 16, Madrid | Metro
Tirso de Molina)
:: Hemos hecho un dossier con varios textos que pueden animar el debate.
Pídelos gratuitamente en Enclave.
:: Escríbenos a: institutodeltiempo@gmail.com
:: Síguenos en http://institutodeltiempo.blogspot.com.

samedi 1 janvier 2011





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DÉFINITION DE LA CULTURE:




"L'AMÉLIORATION DU MILIEU NATUREL PAR UN LABEUR MÉTHODIQUE,



EN VUE D'EN TIRER DES FRUITS".



(DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE)



mercredi 15 décembre 2010

L’intelligence de la main

Intelligence de la main
Ex-philosophe, D. Crawford célèbre les vertus du travail manuel, qu’il oppose à l’aliénation propre aux emplois dits intellectuels. Convaincu que seul le travail manuel est intelligent, il s’en prend aux politiques actuelles de formation et milite pour la revalorisation des activités concrètes.
Recensé : David Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail [Shop Class as Soul Craft. An Inquiry into The Value of Work, Penguin Press, 2009]. Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry. Paris, La Découverte, 2010, 250 p., 19 € .
Dans l’état actuel de la division du travail, il est rare d’occuper au cours d’une vie à la fois une profession dite intellectuelle et une profession dite manuelle. David Crawford l’a fait et les leçons qu’il en tire sont tout à fait passionnantes. Ce philosophe-mécanicien, né en 1965 aux États-Unis, a d’abord suivi un cursus universitaire de physique à la fin des années 1980 ; faute de débouchés, il entreprend ensuite une série de ce qu’on appelle en France des « petits boulots » avant de reprendre jusqu’au doctorat des études de philosophie, qui lui permettent un temps de vivre de sa plume et de ses idées. Jusqu’à ce qu’une expérience de travail au sein d’un think tank de Washington lui révèle une face plus sombre du travail intellectuel, un travail routinier, hétéronome, de fait peu créatif, souvent à la limite de la manipulation (rédiger à la chaîne des comptes rendus de recherche orientés dans la ligne du think tank qui l’emploie). L’ennui le ronge, qu’il tue en allant « bricoler » des motos dans les sous-sols de son immeuble, avant de décider en 2004 d’ouvrir son propre garage… Et c’est l’Éloge du carburateur : dans ce livre réjoui et émouvant, l’auteur nous révèle sa découverte des bonheurs du travail manuel artisanal, qu’il oppose aux représentations faussement flatteuses du travail dit intellectuel [1].
L’affaire n’est pas mince, car nos sociétés aiment à se parer de l’image séduisante d’« économies de la connaissance », qui ont su, grâce à leur intelligence, se libérer des emplois durs et peu gratifiants, ceux qui demandent du muscle et non de l’intellect, prendre avec la nature et la matière une distance libératrice ; nous serions ainsi dotés d’un « avantage comparatif » par rapport aux pays pauvres cantonnés dans le rôle d’usine du monde, selon une division du travail gage d’efficacité (on aura reconnu les credos de l’économie classique). C’est sur la base de cette représentation, mot d’ordre et idéologie plus que réalité avérée, que l’OCDE a défendu en particulier les politiques de développement de l’enseignement supérieur, en évoquant souvent comme preuve tangible de ladite économie de la connaissance cet allongement des scolarités (ce qui est pour le moins circulaire). Depuis la dernière décennie, les pays censés se cantonner aux emplois les moins qualifiés ont largement montré qu’ils n’étaient pas si stupides… Il n’empêche, l’idée que le salut individuel passait par l’acquisition de connaissances abstraites et de diplômes de plus en plus élevés s’est largement diffusée et elle s’est appuyée sur un mépris ancestral, particulièrement dans notre pays, des professions dites manuelles. Faut-il rappeler qu’en France, les formations débouchant sur les emplois d’ouvriers qualifiés sont de fait réservées aux élèves en difficulté scolaire, et qui s’y trouvent le plus souvent orientés par défaut, convaincus qu’ils n’ont là que ce qu’ils méritent…
Pour bousculer ces préjugés inscrits au plus profond de l’école et de nos élites, David Crawford s’attaque à ce grand clivage perçu comme un gage du progrès entre travail manuel et travail intellectuel. D’un côté, il s’agit de montrer que tout travail manuel requiert de l’intelligence – avec des exemples précis appliqués à la réparation de motos –, et de l’autre que bien des activités dites intellectuelles n’en exigent pas beaucoup. Il discute, en retrouvant les accents du philosophe, la thèse latente selon laquelle on pourrait séparer le faire et le penser et que manipuler des abstractions équivaut à penser. Certes, le leitmotiv du progrès est de nous offrir la possibilité de nous libérer de tous les fardeaux physiques pour nous permettre de réaliser nos véritables aspirations, d’ouvrir ainsi un espace de liberté. Est-ce si sûr ? D. Crawford épingle avec humour tous les discours convenus sur cette nouvelle « creative class » en émergence, qui aurait le privilège de s’épanouir dans son travail et conjuguerait liberté et maximisation de son potentiel, pour le plus grand profit de la croissance économique elle-même. Pourtant, tous ces travailleurs de l’ingénierie, du design, de la publicité ou des secteurs artistiques qui aiment à se percevoir comme libres, créatifs, à l’avant-garde de la modernité le sont-ils toujours et vraiment ? Ou bien tout ceci n’est-il pas pour une grande part rhétorique ? De même, tous ces emplois de cols blancs de grandes entreprises sont-ils, pour n’être pas des emplois manuels, des emplois intellectuels ?
C’est vrai, ils nous « épargnent » les tâches jugées les plus viles, qui auraient, dès lors que nous sommes tous instruits, un « coût d’opportunité » bien trop élevé : n’est-ce pas une perte de temps, pour un diplômé qui peut gagner bien plus, que de réparer soi-même tout ce qui cloche chez lui ? Ce raisonnement, qui semble frappé au sceau du bon sens, D. Crawford le démonte en y dénonçant l’effet insidieux d’un impérialisme économique qui réduit toute activité humaine à une quantité abstraite de temps et de valeur monétaire, comme si elles étaient complètement commensurables et interchangeables. On peut pourtant, même très diplômé, préférer « perdre du temps » à réparer soi-même son vélo ou à confectionner le plat qui serait pourtant mieux réussi par le traiteur du quartier. Outre le fait qu’on évacue toute notion de plaisir spécifique à telle ou telle tâche, l’obsession moderne de se libérer des activités manuelles nous enchaîne en fait à d’autres contraintes : tout ce qui est « matériel » devient mystérieux, puisqu’on ne le manipule plus jamais ; on est alors dépendant de ceux qui ont l’air de savoir et qui vont rédiger des modes d’emplois des objets techniques complètement hermétiques. D. Crawford en donne plusieurs exemples ironiques : lui qui est mécanicien a pu maintes fois constater que les rédacteurs de ces notices n’avaient aucune expérience concrète de ce dont ils parlent – leur savoir a un caractère universel et non situé – et ils ne font qu’aligner des raisonnements abstraits que les aléas de la vraie panne viennent souvent contrarier. Résoudre la vraie panne – le nouveau métier de D. Crawford – exige de mettre les mains dans le cambouis et de chercher, concrètement, à comprendre ; et il convainc sans mal des trésors d’intelligence qu’il faut alors mobiliser, au-delà des multiples notices techniques, pour « percer le brouillard mental propagé par l’introduction de ces diverses couches de travail abstrait et fragmenté » (p. 204). Avec au passage quelques piques à la théorie computationnelle de l’esprit, pour qui nous sommes des « espèces d’ordinateurs » ; contre cette théorie, d’ailleurs aujourd’hui fort discutée par la psychologie cognitive, D. Crawford tire de son expérience (et aussi de recherches sur les savoirs tacites que mobilisent par exemple les pompiers dans le feu de l’action) la conviction que les experts gagnent toujours contre les algorithmes.
Du côté des emplois dits intellectuels, l’abstraction règne aussi. Les tâches à accomplir, les critères pour les évaluer, la responsabilité de chacun, sont bien plus flous que dans le contexte artisanal ; l’incertitude règne et il faut alors mobiliser les « ressources humaines », le « développement personnel » : « à partir du moment où vous ne pouvez pas faire appel au verdict du fil à plomb, les ateliers de formation aux relations humaines deviennent indispensables » (p. 181) ! Les carrières, notamment chez les managers, dépendent alors de l’image que vous parvenez à donner aux autres, ce qui entraîne en sentiment d’insécurité psychologique permanente, une peur que tout s’écroule. Les employés ne sont pas mieux lotis, car leur travail se niche dans une organisation dont ils ne voient ni le sens ni les limites ; il leur est par conséquent difficile d’évaluer leur apport personnel, de se sentir véritablement compétent. D. Crawford reprend à son compte le terme d’aliénation (p. 163) pour décrire une activité abstraite foncièrement hétéronome, dont la seule justification est alors extrinsèque (le salaire) ; il rappelle au passage que la psychologie montre combien un travail ou une activité justifiée seulement par des gratifications externes sont en général inefficaces.
Il lui oppose, en se référant au modèle de l’activité humaine chez Aristote, une activité qui tire sa justification et sa plénitude du plaisir qu’elle génère ainsi que du jugement positif qu’elle suscite chez autrui. Non seulement « une des principales sources de fierté que peut apporter le travail est l’exécution intégrale d’une tâche susceptible d’être anticipée intellectuellement dans son ensemble et contemplée comme un tout une fois accomplie » (p. 179), mais de plus la reconnaissance par autrui est essentielle. Crawford décrit avec humour et fierté le clin d’œil satisfait du client qui repart avec sa moto réparée (et à qui il s’est senti autorisé de facturer une somme à la hauteur !). Mais le travail est social en un autre sens : c’est par l’échange que s’élaborent les savoirs et les normes professionnelles : « le caractère social du travail n’est pas séparé de ses normes intrinsèques ou de son aspect technique… Il est même possible que la nature de ces normes, les critères de sa perfection ne puissent émerger qu’à travers ces échanges répétés avec les usagers et avec les autres artisans de la même branche » (p. 216). Entre parenthèses, on notera que ces développements éclairent le malaise chronique de certaines professions intellectuelles où ni le produit fini ni les échanges avec les pairs ne sont au rendez-vous…
De manière cohérente avec cette vision des métiers artisanaux versus intellectuels, D. Crawford aborde évidemment les questions de politiques éducatives. Après d’autres, il dénonce la non pertinence des savoirs scolaires dans le monde du travail et reprend à son compte l’inquiétude exprimée par l’économiste J. Schumpeter (en 1942), comme quoi l’allongement des études pourrait rendre les jeunes inemployables dans les métiers manuels sans pour autant les rendre capables d’accéder à des professions véritablement intellectuelles. Après d’autres aussi [2], il souligne les effets pervers de cette fuite vers le « haut » (pour échapper aux emplois manuels) : conception utilitariste de l’éducation, obsession du rang et des « distinctions symboliques sélectives », voire « indifférence intellectuelle » (p. 168). Au cours de leurs études supérieures, « la routine universitaire habitue les jeunes gens à accepter comme un état de choses tout à fait normal le décalage entre la forme et le fond, les représentations officielles et la réalité » ; bref, on apprend à croire aux modes d’emploi abstraits sans éprouver le besoin d’aller y voir… De plus, mais c’est peut-être davantage valable pour les États-Unis que dans notre pays, D. Crawford dénonce un travers de l’enseignement consistant à vouloir sans cesse renforcer l’estime de soi des étudiants en leur proposant pour seule évaluation des tâches faciles, aux critères flous et toujours abstraites ; leur estime de soi se cale alors sur les diplômes, sans qu’il y ait jamais de confrontation avec le réel. Il craint alors que cela ne les prépare pas à l’indépendance d’esprit et à l’audace, en tout cas que cela n’engendre le sentiment qu’on peut toujours à force de rhétorique, se sortir d’une situation. Avec malice, D. Crawford va jusqu’à écrire : « À partir d’un certain niveau de la hiérarchie sociale, les individus censés prendre les grandes décisions qui nous affectent ne semblent guère avoir le sens de leur propre faillibilité » (p. 235), évoquant aussi le sentiment d’infaillibilité des traders de Wall Street, alors que tout artisan réparateur sait bien que les choses peuvent mal tourner…
Au total, ce livre ouvre de multiples pistes et on pourrait certainement débusquer des failles. On n’y trouvera pas d’analyses historiques ou sociologiques éclairant l’évolution du travail [3], ou encore on regrettera que l’auteur ne discute pas davantage la notion de travail notamment d’un point de vue philosophique. N’étant pas compétente en la matière, je soulignerais plutôt que ce livre riche et plein d’esprit laisse un peu sur sa faim pour ce qui est des voies possibles pour redonner du sens au travail. Qu’il faille dénoncer cette « forme d’optimisme méritocratique béat » (p. 166) des économistes du capital humain, et ne pas considérer comme une évidence que l’avenir des pays riches passe forcément par la « délocalisation » des emplois dits non qualifiés, nombre d’économistes ou de sociologues l’ont souligné, et il reste sans doute utile de le répéter. Mais il faut aller plus loin et essayer d’en tirer des leçons en termes de politiques de formation et d’emploi. On ne reviendra pas à des professions artisanales pour tous ; mais il est vrai que ce qui est le moins « délocalisable », ce ne sont pas, comme on l’a cru trop vite, les emplois dits intellectuels (on peut très bien faire toute la recherche mondiale en physique dans un pays non occidental) mais les emplois de proximité, qu’ils soient au jour d’aujourd’hui considérés comme qualifiés ou non qualifiés ; c’est le cas des emplois de la santé de proximité mais aussi des soins personnels, actuellement mal traités, tant sur le plan des conditions de travail que des salaires qui révèlent la valeur que la société donne à ces tâches. Il y a à l’évidence de bonnes raisons de fuir à l’heure actuelle certains de ces emplois, et on ne peut en vanter les louanges sans se demander à quelles conditions ils pourraient être véritablement attractifs au-delà du plaisir intrinsèque de leur exercice dont David Crawford tente de nous convaincre ! Certes, ce plaisir même est complètement ignoré, vu la chape de mépris qui les recouvre souvent. Il serait donc urgent, conjointement, de valoriser tous ces emplois non délocalisables et de s’attaquer aux logiques de prestige qui forgent les choix d’orientation des jeunes. Se demander comment préparer les jeunes à ces emplois (faut-il plus de savoirs abstraits, plus de qualités personnelles…) serait aussi pertinent. Enfin, cette distinction manuel/intellectuel elle-même mériterait d’être cassée car à l’évidence nombre de métiers dits intellectuels sont aussi manuels (les dentistes) et qu’il n’est pas de métiers manuels qui ne mobilise l’intellect. C’est le leitmotiv de ce bel éloge du carburateur, qui fera regretter à tous les intellectuels qui le liront de ne pas savoir réparer leur moto…
par Marie Duru-Bellat [13-07-2010]
Marie Duru-Bellat, « L’intelligence de la main », La Vie des idées, 13 juillet 2010. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/L-intelligence-de-la-main.html

lundi 29 novembre 2010

L'encre psychique (note sur F. KAFKA)


Ecrire avec les ressources mêmes de l’angoisse : note sur Kafka et Freud

(paru dans Savoirs et cliniques, avec les actes du colloque "Transfertlittéraires", Paris, 23 et 24 octobre 2004)


 « Je me dis, Milena, que tu ne comprends pas la chose. Essaie de la comprendre en l’appelant maladie. C'est une de ces nombreuses manifestations morbides que la psychanalyse croit avoir découvert. Je n'appelle pas cela une maladie, et je vois une malheureuse erreur dans la partie thérapeutique de la psychanalyse. Toutes ces prétendues maladie, si tristes qu'elles paraissent, sont des questions de croyance, l'ancrage de l'homme en détresse dans quelque sol maternel; de même, la psychanalyse ne trouve rien d'autre à l'origine des religions que ce qui, d'après elle, constitue le fondement des "maladies" de l'individu [...] Mais des ancrages de cette sorte, pourvu qu'ils trouvent un sol véritable, ne représentent pas des propriétés individuelles et interchangeables; ils sont préfigurés dans la nature de chacun et ultérieurement continuent à modeler cette nature (et le corps lui-même) dans la même direction. Et c'est cela qu'on prétend guérir ? »
« Dans mon cas, on peut imaginer trois cercles A au centre, puis B, puis C. A, le noyau, explique à B pourquoi cet homme est obligé de se torturer et de se défier de lui-même, pourquoi il doit renoncer (non ce n'est pas un renoncement, qui serait très difficile, c'est une résignation nécessaire), pourquoi il ne peut vivre […]. A C., l'homme agissant, rien n'est plus expliqué, B. se contente de lui donner des ordres. C. agit sous une pression implacable et dans la sueur de l'angoisse [...]. C. agit donc par crainte plus que par intelligence, il fait confiance, il croit que A. a tout expliqué à B, et que B. a tout compris et transmis comme il faut. » [1]

            Cette lettre de Kafka à Milena est datée de novembre 1920.
            Elle appellerait bien sûr nombre de considérations érudites, philologiques, que je serais bien en peine de développer, et dont je ne peux que dresser une courte liste, pour la laisser ensuite de côté : de quelle psychanalyse parle Kafka ? Qu’a-t-il lu, de Freud, de ses vulgarisateurs ou de ses élèves de la première génération, touchant l’origine des religions, leur fondement névrotique, et plus spécialement, dans la névrose obsessionnelle ? Quelle idée se faisait-il de « la partie thérapeutique de la psychanalyse » ? Est-ce que cette figure si classique de la division du moi a d’autres occurrences chez Kafka, et comment s’accordent-elles ? [2] Ce même fragment comporte également, dans sa logique, sinon dans la topologie intrapsychique qu’il met en avant, beaucoup d’obscurités (les petites coupures que j’ai pratiquées ne les éclairciraient pas, je crains). C’est pourtant vers l’élucidation du sens de ce curieux « appareil psychique » A, B, C, non-freudien, anti-freudien plutôt, ou peut-être post-freudien, que je vais essayer d’avancer.
Pour cela, je vais m’accorder une seule chose : qu’il y a un lien substantiel entre les « questions de croyance » du début du passage, qui renvoient, dit Kafka, à « l’ancrage de l’homme en détresse dans quelque sol maternel », et sa conclusion, où C., « l’homme agissant », lui aussi, « croit » à quelque chose, et agit sur la base de croyances dont le cheminement et le motif lui sont opaques. En effet, ce qu’il s’agit de croire, ce qui serait la raison d’être des commandements impérieux que subit C., prend sa source à l’intérieur de son intériorité même : au sein du sein. Or, ce point intime, ultime, en abyme, A., ne garantit finalement rien : car si croire, c’est croire à des raisons, aucune « bonne raison » de croire B. ne parvient de A. à C. A., l’intérieur de l’intérieur, c’est pour C. le plus extérieur (à la différence que cet extérieur, qu’on ne va pas dissoudre par une facile dialectique, ne regarde que lui). Au contraire, paradoxalement, le voilà suspendu à des conjectures sur l’articulation réussie, ou pas, de la « contrainte implacable » qu’il éprouve, aux raisons ultimes de ces « ordres » (bonnes ou mauvaises raisons, comment le savoir ?), lesquelles raisons lui sont inaccessibles, sinon, hélas, par la médiation opacifiante de la contrainte qu’il endure — d’où résulte un cruel effet d’angoisse.
Une fois cet étrange dispositif saisi dans son architecture formelle, on peut s’intéresser au contenu de sens des « ordres » de B. à C.
Kafka est clair : ce qui « dans son cas », lui est enjoint, par B., c’est « de se torturer et de se défier de lui-même », d’une part ; d’autre part, qu’il doit se résigner, d’une « résignation nécessaire », pourtant plus facile que le « renoncement » auquel sa plume frayait d’abord la voie, mais qu’il corrige dans une parenthèse.
Il semble transparent, touchant le premier point, que le sens ou le contenu des ordres qui frappent implacablement « cet homme », n’est rien d’autre que la forme et l’opération mêmes du dispositif d’encerclement intérieur que décrit Kafka. Il n’y a donc pas d’un côté ce dispositif, et de l’autre, des messages qu’il adresserait à C., « l’homme agissant ». Autrement dit, dès qu’une pensée prend forme, elle prend forme comme contrainte à se faire penser ainsi, et pas autrement : comme torture de soi par soi, et comme défiance de soi à soi. Nulle pensée n’a d’autre sens que celui-ci, puisque toute  pensée se forme en « cet homme » sous cette contrainte — contrainte purement formelle, cependant, qui est la première chose à se faire penser, impérativement, dans toutes pensées. La torture, dont le type est ainsi ad libitum l’écartèlement, ou le suspens infini, ou le broyage de l’âme sous les cercles, disons les roues, qui gravent en elle et sur elle la loi de son propre fonctionnement, c’est alors être-soi comme auto-torture agie (perspective plus odieuse, s’il est possible, qu’être-soi, mais subissant passivement les coups de l’Autre). Quant à la défiance vis-à-vis de soi-même, elle est le moteur irritant [3] , mais interne, des rouages de l’angoisse : que l’angoisse de devoir agir « ainsi », n’est certes pas sans cause, mais qu’aucune pensée, de cette cause, ne peut être sûre, ni s’assurer de son bien-fondé (quand bien même, je crois que Kafka accepterait cette éventualité, ce bien-fondé serait la promesse d’un destin fatal). Au contraire, tout se passe comme si la défiance à l’égard de soi-même était non l’effet induit du dispositif de l’encerclement interne, mais l’agent causal, caché dans l’effet, y compris dans « l’effet de sens », du dispositif lui-même. « Défie-toi de toi ! », me dis-je. Mais justement, qui, « me » ? Quel sujet d’énonciation ? Qui « me parle » ici, en une acception de parler du coup bizarrement transitive, si j’ai reçu cet ordre implacable, « Défie-toi de toi ! » ? Pire, qui est ce « lui », qui ne me permet pas tout à fait de croire que « je » le suis, avec pour effet inverse, que je ne suis pas non plus sûr que lui, c’est « moi » ? Je crois aisé de suivre ici les voies de la décomposition logico-grammaticale, où l’angoisse, non plus sur son versant de souffrance ressentie, mais sur son versant de perplexité croissante, déjointe lentement, cercle après cercle, la subjectivité en ses contorsions réflexives.

*

La croyance que la littérature, chez Kafka, donnerait sens à cette forme de rapport à soi, serait-ce sur le mode du non-sens, n’est heureusement plus en faveur. Mais si l’on écarte cette voie, qui mène droit à Kafka « existentialiste » ou à un Kafka de « l’absurde », peut-être faudrait-il bifurquer ici et nulle part plus loin dans la lecture de la correspondance et des romans, et suivre la piste que je viens de suggérer, et qui identifie le dispositif formel de l’encerclement intérieur au ressort même de l’écriture de Kafka. Et je parle ici de ressort comme je parlais tout à l’heure de roues, dans la mesure où ce que je vise n’est pas, en Kafka, une machine à produire des signaux d’angoisse, retraduits ensuite en prose littéraire, mais l’angoisse-machine, dont il n’y aurait pas d’autres preuves, pas d’autres traces, pas d’autre substance que l’écriture elle-même :

« J'ai en ce moment, et je l'ai déjà eu cet après-midi, un grand besoin d'extirper mon anxiété en la décrivant entièrement, et de même qu'elle vient des profondeurs de mon être, de la faire passer dans la profondeur du papier ou de la décrire de telle sorte que ce que j'aurais écrit pût être entièrement compris dans mes limites. Ce n'est pas un besoin artistique. » [4]

Là encore, je propose de prendre au sérieux ce « de même » : pourquoi en effet ne pas prendre au sérieux ces allusions que Kafka distille régulièrement sur ce qui serait chez lui comme l’écriture de l’écriture ? Pourquoi nier le caractère authentique de l’absoluité de la littérature, chez lui, qui n’est nullement une allusion romantique et convenue à l’idéal de l’écrivain, mais l’effet inévitable d’une opération sous contrainte, où l’expression serait, tantôt, une extorsion, que manigance en lui un intime étranger, et angoissant,  tantôt, comme ici, une extirpation délibérée de l’angoisse, médiée nécessairement par une écriture consciente de se mettre en scène comme écriture, et d’agir l’auto-observation qui la conditionne du dedans :

« Etrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice: bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. Acte-observation, parce qu'une observation d'une espèce plus haute est créée, plus haute mais non plus aiguë, et plus elle s'élève, plus elle devient inaccessible au "rang", plus elle est indépendante, plus elle obéit aux lois propre de son mouvement, plus son chemin et imprévisible et joyeux, puis il monte. » [5]

            Car au fond, que reste-t-il que cette espèce de poème réflexif abstrait, une fois atteint le point où l’écriture devient son propre enjeu, presque stupide, sans nulle justification autre que son pur étalement sur le papier, nuit d’insomnie après nuit d’insomnie, et conçue, sans que ce soit en rien un « besoin artistique » (j’imagine que Kafka veut faire entendre à quel point il est, là, loin en amont de ces soucis) comme compréhension de soi-même, en et par soi-même. La description de l’anxiété, par là, devient, bien en deçà des « fioritures » littéraires, l’inscription des limites à l’intérieur desquelles il pourrait s’être « entièrement compris », certes, au sens de l’intelligibilité recouvrée, mais tout autant au sens de la topologie psychique de son encerclement intérieur. Et je franchis ainsi le pas de dire que le schéma desséché des trois cercles, « l’appareil psychique », en somme, dont Kafka dresse la carte contre la psychanalyse (et donc tout contre elle, ou s’appuyant sur ce qu’il en rejette, ce qui est ici une figure du « transfert »), eh bien, ce n’est rien d’autre que le dispositif pur par quoi Kafka fait trace de sa subjectivité. C’est, si j’ose dire, l’encre psychique dont sont écrits tous ses véritables premiers mots, leur substance subjective véritable, et à la fois, non plus par la matière, mais par la forme, le type invisible des premiers caractères qu’il trace sur la papier, et qui les extrait continûment de l’angoisse-machine d’où son acte d’écrire puise, une fois encore, sa vérité impartageable.
S’il y a une saisie profonde et originale de ce qu’est l’« appareil psychique », désenglué de tout formalisme post-neurologique (et Freud lorgne encore de ce côté), c’est bien celle-là.
Et ce qui en fait la remarquable force, si du moins en en juge aux lignes qui précède son exposé géométrique (lignes que je ne suis pas sûr de comprendre entièrement), c’est qu’il s’agit d’y repousser la tentation d’une schématisation imposée comme un modèle, voire une métaphore utile en vue d’expliquer la survenue d’une « maladie », d’un symptôme, soit d’un accident. Non : Kafka y tient, et il parle ici aux psychanalystes comme on parle entre gens d’expérience, il y va là d’« ancrages » qui n’ont rien d’« interchangeables » (comme son interchangeables les schémas de symptômes, d’individus à individus), mais sont substantiellement attachés à « cet homme » et nul autre, dont ils régissent et façonne la « nature », l’être, corps compris. Le schéma des trois cercles est ainsi l’ancrage propre à Kafka, et c’est autant sa limite dernière, ce à quoi il ne peut pas faire autre chose que se résigner, et ce qui, « préfiguré » (au sens le plus fort) dans sa nature, l’envoie toujours dans la même direction, le destine à être ce qu’il est. Au regard des visées thérapeutiques de la psychanalyse, on ne sait pas si l’on a affaire ici à l’inguérissable dernier, en chacun, ou à ce à quoi il est vain de penser en termes de « maladie », et donc de guérison — même si l’on doit commencer par là, dit-il à Milena. Quoi qu’il en soit, Kafka témoigne ici du rapport privilégié qu’entretient l’effort de la saisie des limites du psychique, ou du subjectif, avec l’écriture ; et peut-être même, en-deça des « fioritures » littéraires, avec la spatialisation, voire le diagramme, entendu comme machine à écrire, et peut-être à ex-scrire l’effet de sujet, en réglant l’économie de ses paradoxes sur une forme immanente à toutes ses manifestations.

*

            Pour conclure cet bref et lacunaire essai, trop spéculatif, je voudrais surtout dire combien j’ai voulu y éviter la pathographie : réduire Kafka à un cas, où la relation à l’angoisse exemplifie, par exemple, « la » névrose obsessionnelle, comme l’allusion aux idées de Freud sur la religion y invitait. Y inviterait aussi les innombrables autodescriptions d’obsédés que la clinique médicale a conservées, qu’elle a découpé dans les journaux intimes et les confessions d’écrivains, et qui, elles aussi, raffinent à l’infini les figures du moi divisé. Et je ne vois pas pourquoi, d’ailleurs, on s’interdirait de rattacher ce fragment de lettre à Milena aux clichés en circulation dans la culture européenne, au moins depuis Amiel. Mais il se joue quelque chose de plus, ici. C’est l’adéquation étonnante entre « l’appareil psychique » que schématise Kafka, et au moyen duquel il s’identifie (« Dans mon cas »…) et les propriétés formelles de ce qui cause par excellence l’angoisse : un être qui s’annoncerait du dedans, donc sans fuite possible, avec des raisons cachées et un plan, qui nous menacerait, nous tyranniserait grâce à des « représentants » muets et sévères, mais qui se déroberait radicalement ; comme si, au contraire, chaque fois que nous voulions lui parler, face à face, entendre ses raisons, et peut-être même nous y soumettre, nous ne rencontrions encore et toujours qu’un de ses « délégués » aux ordres tranchants, littéraux, indiscutables. Et jamais il ne serait possible de pénétrer au cœur du cœur de nous-mêmes, ni de savoir la vérité sur la vérité de ce qui nous accable. Or, et c’est le point que je voudrais amener, c’est que le plus angoissant ne serait pas qu’il y ait, en A., quelqu’un — c’est qu’il n’y ait finalement personne au château, ni derrière la porte, personne, ni rien, pas même le cadavre d’on ne sait quel dépositaire mort de la parole qu’il eût fallu entendre. Ecrire, pour Kafka, c’est littéralement maintenir en suspens cette possibilité angoissante et cette angoisse comme simple possibilité. Dans ce suspens, il me semble que nous nous reconnaissons plus clairement que dans toutes les autres figures de la division du moi qui fleurissent chez ses prédécesseurs et ses contemporains. Et ce suspens fait alors peut-être mieux entendre pourquoi Kafka retient, dans son journal, cette pensée :

« Schiller, quelque part: l'essentiel est (ou à peu près) de transformer l'affect en caractère. » [6]

                                                                                                                                                                               Pierre-Henri Castel



[1] Franz Kafka, Lettres à Milena, éd. revue et augmentée, trad. franç. A. Vialatte, textes complémentaires traduits par C. David, Gallimard, 1988, pp.258-9. Dans ce fragment, je suis les corrections de C. David.
Sur Freud et Kafka, on peut se reporter au travail de Franz Kaltenbäck, "Quand Freud répond à Kafka". Physiquement, il existe un bien triste lien entre Kafka et Freud: à un an de distance, il furent traités par le même médecin viennois, Markus Hajek. Freud survécut à son cancer de la mâchoire, mais la maladie de Kafka était trop avancée.
[2] Ainsi dans les Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, trad. franç. B. Pautrat, Rivages, 2001, §81 : « Nul ne peut souhaiter ce qui, en fin de compte, lui nuit. Si l'homme, pris isolément, donne pourtant cette impression, et peut être tous la donne-t-il — cela s'explique par ceci que quelqu'un en l'homme souhaite quelque chose qui sert tout à fait à ce quelqu'un, mais qui nuit gravement à un second quelqu'un, qui aura été attiré à moitié pour juger du cas. Si l'homme, d'emblée, sans attendre le jugement, s'était mis du côté du deuxième quelqu'un, le premier quelqu'un se serait éteint, et avec lui le souhait. » Cet aphorisme, au moins, témoigne qu’au cœur du cœur de l’homme, gît une puissance potentiellement égoïste, voire maléfique, qui sont nos souhaits (qui ne veulent du bien qu’à eux-mêmes), et dont un intermédiaire intérieur, encore une fois, nous aurait protégé, si l’acte de nous seconder nous-mêmes en le secondant avait précédé notre choix catastrophique pour l’expectative. Car toujours, chez Kafka, c’est l’attente du jugement qui est et le crime et l’instrument du châtiment.
[3] Le rapport inscrutable en soi de l’irritation qui élance, et de l’épuisement ultime qui devrait pourtant s’opposer à toute nouvelle excitation, préoccupe constamment Kafka. Voyez ainsi : « Je n'arrive pas à concevoir qu'il soit possible à toute personne — ou à peu près —, capable d’objectiver la souffrance dans la souffrance, ce que je fais, par exemple, quand, en pleine détresse et peut-être même la tête encore brûlante de malheur, je m’assieds à une table pour annoncer à quelqu'un dans une lettre : Je suis malheureux. Je puis même aller au-delà de cette phrase et, y ajoutant toutes sortes de fioritures selon les ressources d'un talent qui semble n'avoir rien de commun avec le malheur, improviser là-dessus soit de façon simple, soit sur le mode antithétique, soit avec des orchestres entiers d'association. Et ce n'est nullement un mensonge, et cela ne calme pas la souffrance, ce n'est qu'un surplus de force dont je suis gratifié à un moment où la souffrance a pourtant visiblement épuisé toutes les ressources et jusqu'au fond de mon être, qu'elle gratte. Quelle espèce de surplus est-ce donc », Journal, 19 septembre 1917, trad. franç. M. Robert, Grasset, 1954, p.497. A un certain niveau d’abstraction, il y a dans ce passage une parenté formelle évidente avec la lettre à Milena : la mise en abyme objectivante de « la souffrance dans la souffrance », dont ce passage est à la fois un exemple et la désignation, et la torsion de la torture « au fond de mon être » se transformant en ressource expressive, quasi ludique soudain, par cela même « qu’elle gratte ».
[4] Journal, 19 septembre 1911, p.161.
[5] Journal, 27 janvier 1922, p.540. Je ne commente pas la notion de « meurtriers ».
[6] Journal, 9 novembre 1911, p.162.