"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

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lundi 3 octobre 2011

Retour de Vitesse


Pour sortir des impasses du temps présent, il faut faire retour sur certaines bifurcations, pensé la question de la vitesse et de la vitesse articulée à l’espace.

La rencontre intellectuelle entre Bergson, le penseur du temps, et Einstein, le théoricien de la relativité généralisée, n’a débouché sur rien. Une rencontre ratée. Bergson a compris la relativité du temps vécu, mais pas du point de vue physique.

Ce manque de pensée empêche de voir que nous sommes dans un espace fractal : lorsque la compression temporelle a lieu, la fragmentation de la société qui en est issue fini par créer une société fractale, ce que renforce la globalisation spatiale et temporelle du monde.
Emportés par la vitesse, nous ne voyons plus que devant nous (et encore pas très loin !). Pour regarder les côtés, faire des liens, dans une société complexe, il faut aller plus lentement ou avoir d’autres instruments. Les animaux ont des yeux qui permettent de regarder sur les côtés pour prévenir d’où vient le danger. Et nous ? On peut, comme le propose Paul Virilio, construire une philosophie politique de la vitesse, qui prenne le relais de la philosophie politique de la richesse fondée par les physiocrates et qui demeure encore aujourd’hui la matrice de notre pensée politique, mais complètement décalée de la réalité.
On peut aussi développer notre intelligence sensible, l'instrument c'est "le Wild" (j'emprunte à Thoreau), cultiver le feu souterrain qui coule dans la nature (et donc en nous). Qui jamais ne s'éteint, qui toujours travaille. Une faculté d'incarnation qui puise dans nos ressources anthropologiques, s'ensauvager dans l'étrangement de la chair, ouverture vers d'autres logiques.

C'est une intelligence du temps, des cycles, et des transformations, c'est une communion, et le pendant nécessaire au déficit d'une intelligence rationnelle, séquentielle, qui ayant déclenché un processus a fini par être asphyxié par lui, contraint à vivre dans l'inflation de réalités dites augmentées comme autant de cages à lapins où enfermer la conscience. Le temps du Temps demande notre écoute. On ne cultive pas le sillon en augmentant les doses, mais en aimant le cultiver.

jeudi 22 septembre 2011

INTIMA DYSTOPIA (REDUX)

La temporalité de l’intimité (la mienne en l’occurrence) se vit dans les limbes, écrasée ou empêchée d’exister ailleurs, se déployer lui est devenu impossible. 
 
Lorsqu’elle prend conscience d’elle même c’est de son enveloppe cabossée qu’elle se saisit, bombardée, irradiée qu’elle a été. 
Et ce qui se donne alors comme atmosphère est à la fois viciée et raréfiée. C’est un air qui fait mal, et l’on préfère fermer la porte et retourner au blockhaus du Spectacle, Là OÙ n'est pas, là ou l’on glisse comme des limandes sur un plan de travail.
 
LE SPECTACLE BOMBARDE. CULTIVÉ, ARRACHÉ, MÉCANISÉ, EXPLOITÉ, LE SOMA EST COMPACTÉ. SOUMIS AU FEU PERPÉTUEL DE SA SEULE DIMENSION. LA CROUTE DE BATTANCE SE FORME.  ELLE NOUS ENDURCI LE CRÂNE CAR C'EST AUSSI UN CROUTE D'INDIFFERENCE, ET D'UNE CERTAINE MANIÈRE UNE PROTECTION POUR FAIRE FACE À LA SATURATION. MAIS C'EST UNE COUCHE QUI SIGNIFIE RARÉFACTION EN SOI-MÊME. IL N'Y A QUE LE PLUS GROSSIER, LE PLUS INSTRUMENTALE QUI PUISSE ENCORE RETOURNER CETTE MOTTE D'ESPRIT QU'EST DEVENU MA CONSCIENCE. ET MON INTIME RUISSELLE, RAVINE,  DISPARAÎT, ÉRODÉ.

samedi 6 août 2011

INTIMA DYSTOPIA

La temporalité de l’intimité (la mienne en l’occurrence) se vit dans les limbes, écrasée ou empêchée d’exister ailleurs, se déployer lui est devenu impossible. Lorsqu’elle prend conscience d’elle même c’est de son enveloppe cabossée qu’elle se saisit, bombardée, irradiée qu’elle a été. Et ce qui se donne alors comme atmosphère est à la fois viciée et raréfiée. C’est un air qui fait mal, et l’on préfère fermer la porte et retourner au blockhaus du Spectacle, Là OÙ n'est pas, là ou l’on glisse comme des limandes sur un plan de travail.

vendredi 5 août 2011

INVENTION & INERTIE

C’est l’idée d’un acte fondateur, d’une « invention », qui trace une route qui finit par sembler évidente et « normale » alors que sa légitimité ne procède de rien d’autre que d’elle-même, voire d’un calcul du moindre effort. Ce peut être, très simplement, par exemple, un aïeul qui décide d’acquérir une maison de villégiature en haute Ariège en 1922. Conséquences : les enfants des trois générations suivantes y passeront leurs vacances d’été. Paul Coelho dans « Le Zahir » (Ed. Flammarion 2005) relevait que : « La distance qui sépare les rails de chemin de fer est de 143,5 centimètres. Pourquoi cette dimension absurde ? Parce qu’au début de la construction des premiers wagons de chemin de fer, on a utilisé les mêmes outils que ceux dont on se servait pour la construction des voitures. Pourquoi cette distance entre les roues des voitures ? Parce que les anciennes routes avaient été faites pour cette dimension, et que les voitures n’auraient pas pu circuler si elles avaient été plus larges. Qui a décidé que les routes devaient être faites à cette dimension ? Nous voilà revenus dans un passé très lointain: les Romains, premiers grands constructeurs de routes, en ont décidé ainsi. Pour quelle raison? Les chars de guerre étaient conduits par deux chevaux ; et quand on met côte à côte les animaux de la race dont ils se servaient à l’époque, ils occupent 143,5 centimètres. Ainsi, la distance entre les rails de chemin de fer utilisés par notre très moderne train à grande vitesse a été déterminée par les Romains. Quand les immigrants sont partis aux États-Unis construire des voies ferrées, ils ne se sont pas demandé s’il valait mieux modifier leur largeur et ils ont conservé le même modèle. Cela a même influencé la construction des navettes spatiales: des ingénieurs américains estimaient que les réservoirs de combustible auraient dû être plus larges, mais ils étaient fabriqués dans l’Utah, ils devaient être transportés par train jusqu’au Centre spatial en Floride. Conclusion: ils ont dû se résigner à la décision que les Romains avaient arrêtée concernant la dimension idéale ».


Jean-François Billeter en cite un autre exemple : « Jean-Michel Rey a récemment mis en évidence le rôle extraordinaire que cet apôtre [Paul] a joué dans toute l’histoire de la pensée européenne jusqu’à nos jours. C’est lui qui a eu l’idée de faire de la mort et de la résurrection de Jésus, ou plutôt du Christ, un évènement absolu divisant l’histoire en un avant et un après. Il a fait de l’avant, c’est-à-dire de l’histoire du peuple juif, la préhistoire de cet évènement absolu, son annonce chiffrée. Cette captation de l’héritage juif au profit du christianisme naissant a créé entre les deux religions un problème insoluble. Et l’idée d’un évènement absolu qui manifeste une vérité inscrite de tout temps dans l’histoire a fourni la matrice de pratiquement tous les programmes révolutionnaires ultérieurs, messianiques puis purement politiques, pour le meilleur et surtout pour le pire. Elle est au cœur de la pensée de Hegel et de Marx, puis de l’imaginaire révolutionnaire contemporain. Cet exemple montre à merveille le pouvoir de l’imagination. Une fois qu’une invention s’est emparée des esprits, rien ne semble pouvoir arrêter le déploiement de ses conséquences. Le seul moyen d’y mettre fin est de remonter au point de départ et de montrer, précisément, l’invention ».
Ainsi, chaque fois que nous assistons à un évènement révolutionnaire nous éprouvons une sympathie que nous ressentons comme instinctuelle alors qu’elle est d’abord l’expression d’un schéma culturel (on dirait une narrative aujourd’hui) qui a pris naissance il y a plus de 2000 ans.

jeudi 23 juin 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE (la Terreur qui vient)


En établissant les sociétés, les hommes n’ont renoncé à une portion de l’indépendance dans laquelle la nature les a fait naître, que pour s’assurer les avantages qui résultent de leur soumission à une autorité légitime & raisonnable. (Encycl., art. POUVOIR)
***

La démocratie est née à Athènes quand Solon a annulé les dettes des pauvres envers les riches. Aujourd'hui on autorise les banques à détruire la démocratie européenne, en extorquant des sommes gigantesques qu’elles ont elle-même générées sous forme de dettes. Comment peut-on proposer un ancien collaborateur de la Goldman Sachs pour diriger la Banque centrale européenne ? De quelle sorte de gouvernements, de quelle sorte de politiciens disposons-nous en Europe ? A l'heure où les espagnols préconisent ce 3 juillet des jugements symboliques (voir blog en-dessous), se rendent-ils comptent qu'à ce train-là ils resteront symboliques peu de temps.

vendredi 17 juin 2011

« Qui est Big Brother ? George Orwell et la critique de la modernité », par Robert Kurz.

Ce texte est paru dans Krisis, une revue germanophone qui prend des positions théoriques au-delà du marxisme traditionnel et contre la réalité du capitalisme de crise, bref, la critique du travail-fétiche et de l'illusion politique, du totalitarisme de l'économie de marché et de la gestion de crise étatique, du patriarcat de la société marchande et du spectacle postmoderne. Robert Kurz est le principal inspirateur de cette mouvance en Allemagne, il participe depuis 2004 au groupe-revue Exit !


Dans l'histoire de la littérature, sont apparues, régulièrement, certaines "œuvres universelles" ou "œuvres du siècle", métaphores de toute une époque et dont l'effet fut si important que leur écho continue de résonner jusqu'à nos jours. Ce n'est absolument pas le fruit du hasard si la forme littéraire de telles œuvres a souvent été la parabole. Cette forme permet de représenter des pensées philosophiques fondamentales de sorte qu'elles soient également lisibles comme des histoires colorées et captivantes. Une telle nature double n'apprend pas la même chose à celui qui est formé théoriquement et à l'enfant ou à l'adolescent, mais les deux peuvent dévorer ce même livre pareillement. C'est justement cela qui nourrit l'impression profonde laissée par de telles œuvres dans la conscience mondiale, jusqu'aux topiques de la pensée quotidienne et de l'imagination sociale.
 
Au XVIIIème siècle, Daniel Defoe et Jonathan Swift fournissaient, avec leurs grandes paraboles, des paradigmes au monde naissant de la modernité capitaliste. Le Robinson de Defoe devint le prototype de l'homme appliqué, optimiste, rationnel, blanc et bourgeois, créant, d'après un plan strict, sur l'île "sauvage" du monde d'ici-bas, en tant que concierge de son âme et de son existence économique, une place agréable à partir du néant, tout en élevant en outre par le "travail" les hommes de couleur "sous-développés" vers de merveilleux comportements civilisés.

Les utopies négatives

On pourrait comprendre le Gulliver de Swift comme la première utopie négative de la modernité. Disparaissant complètement pendant un XIXème siècle positiviste et de foi dans le progrès, ce genre revit une floraison insoupçonnée au XXème. Le roman de H.G. Wells (1866 – 1946), "La machine à explorer le temps" en a été un précurseur. Wells y pousse la société de classes victorienne jusqu'au stade de sa dégénérescence complète, où les descendants des capitalistes d'antan, devenus des nains beaux, mais bêtes et distraits, vivent sur la croûte terrestre tandis que les descendants de l'ancienne classe ouvrière, s'étant mués en êtres souterrains, s'engraissent cannibalistiquement de leurs antipodes.
 
Sous l'influence des guerres mondiales, de la crise économique généralisée et des dictatures industrielles, le genre de l'utopie négative n'a pas seulement réapparu, il a aussi déplacé son sujet du terrain sociologique de l'affrontement des classes à la vision d'un système unique et totalitaire. Les noires paraboles de Franz Kafka appartiennent à ce contexte, tout comme les œuvres d'une "science-fiction" populaire négative . Ce sont les romans "Nous autres" de Evgueni Zamiatine (1884 – 1963), écrit dès 1920 mais édité en anglais en 1925; "Le meilleur des mondes" d'Aldous Huxley (1894 – 1963) de 1932; et surtout les deux livres se reliant à ce sujet de George Orwell (1903 – 1950), dont nous fêtons cette année le centième anniversaire: "La ferme des animaux", publié en 1945, et l'utopie négative peut-être la plus célèbre: "1984", publiée en 1949.
 
On peut aisément imaginer de quelle façon, à l'occasion de ce jubilé, l'œuvre d'Orwell sera "honorée" par les panégyristes conformistes de l'actuel monde du capitalisme globalisé. On reconnaîtra à Orwell d'avoir été un grand démocrate de l'avertissement et de la mise en garde face à la terreur totalitaire des dictatures de Staline et d'Hitler. On le remerciera et l'on prétendra que ses paraboles fameuses ont aidé à mener l'humanité vers l'avenir libre, marchand et démocratique, aujourd'hui pratiquement réalisé. Et pour finir, on nous dira que l'œuvre d'Orwell appelle à toujours se méfier des tentations totalitaires qui surgissent du "Mal" de ce monde pour s'emparer de l'humanité. Et l'on pointera du doigt le fondamentalisme islamique, Saddam Hussein ou Milosevic.
 
Les démocratiques orateurs de la cérémonie en l'honneur d'Orwell ne soupçonneront certainement pas que ses utopies négatives sont déjà devenues réalité depuis longtemps et que nous vivons aujourd'hui dans le système le plus totalitaire de tous, dont le centre est l'Occident démocratique. Il est certain qu'Orwell lui-même ne pensait pas ainsi. Il semble évident que dans la perspective des années quarante du siècle passé, il ne visait véritablement, en écrivant ses paraboles, que l'expérience immédiate des nazis et du stalinisme; un peu d'ailleurs comme la philosophe Hannah Arendt avec son œuvre majeure, quelques années plus tard, dans les années cinquante. De grandes œuvres philosophiques et d'autres paraboles littéraires disent souvent davantage que ce qu'en savent leurs auteurs, et éclaircissent parfois de façon surprenante des situations futures qui du temps de leur conception n'entraient même pas en considération.
 
La première parabole orwellienne, "La ferme des animaux", est déjà instructive en ce sens. A première vue il s'agit d'une fable sur l'inutilité de toute révolution sociale, au motif que l'essence de la domination sociale, la structure du "pouvoir", resterait toujours la même. Cet argument anticipe une idée de base de la pensée post-moderne de Foucault entérinant de la même façon une sorte d'"ontologie du pouvoir" positiviste. En ce sens, Orwell est plus un pessimiste de la nature humaine qu'un idéologue enthousiaste de l'ordre établi, même si, comme tous les pessimistes, il a finalement défendu la société existante, dans son cas anglo-saxonne, comme étant la meilleure possible. Ce n'est pas pour rien que l'on a souvent comparé Orwell à Swift.

samedi 14 mai 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE (moi-moi entre parenthèses)

Moi, système capitaliste (1% de la population, plus leurs complices directs 10 à 15%), du haut de ma puissance, j'accapare et je possède le vain et l'illusoire. Toi, le reste de la population, dépourvu de puissance, tu est le "tube digestif" sommé de consommer, des choses aussi vaines et illusoires, reflets de ma propre puissance et organiser en tant que tels. 
Et pour que t'ai pas l'idée de te régir par d'autres codes que les miens, je ferai passer sur toi au quotidien le bulldozer du marketing pour qu'il "t'informe", la culture, les modes de vie, le rapport social, l'acceptation de ce qui est (la fermeture de tes horizons) et la crainte concomitante de perdre ce qui t'écrase...enfin le Spectacle dans toute sa splendeur.

jeudi 17 février 2011

L'UNIVERSITÉ ET LA CRISE DES SCIENCES SOCIALES

Depuis quelques années, et encore tout récemment au dernier salon du livre de Paris, l’un des thèmes qui revient avec le plus insistance sur le devant de la scène concerne ce qu’il est convenu d’appeler la « crise » de l’édition en sciences humaines et en philosophie.
On sait en effet que les ouvrages de recherche se vendent de plus en plus mal. Ils peinent à trouver un lectorat. En regard, les tirages atteints par certaines des œuvres emblématiques des années 1960 et 1970 laissent rêveur. Et il apparaît désormais non seulement impossible mais également impensable que des livres de sciences sociales, même de grande qualité, puissent atteindre la diffusion à laquelle ils auraient pu prétendre voilà à peine trente ans.
Ce phénomène a suscité de nombreuses tentatives d’explications. Deux reviennent le plus souvent. D’une part, la baisse de la lecture et la transformation du public de livres, qui aurait peu à peu déserté les sciences sociales ; d’autre part, la mutation du journalisme, qui, au lieu de servir, comme dans les années 1960 et 1970, d’intermédiaire entre l’espace académique et l’espace public, ferait de plus en plus obstacle à la circulation exotérique des œuvres et se contenterait de plus en plus de parler toujours des mêmes auteurs, déjà connus dans les médias.
Certes, ces perceptions, que les universitaires, et les éditeurs avec eux d’ailleurs, invoquent systématiquement lorsqu’ils essaient de trouver des raisons au faible écho rencontré par leurs livres, ne sont pas totalement infondées. On peut néanmoins se demander si cette manière de voir ne constitue pas, dans le même temps, une subtile et habile opération de diversion : en attirant l’attention sur la baisse de la demande de théorie ou sur la dégradation de la qualité des opérations de médiation, ne fait-on pas l’économie d’une réflexion sur ce qui se situe du côté de l’offre, c’est-à-dire sur l’évolution de la nature et de la qualité de la production ? N’évite-t-on pas de poser la question de la responsabilité de l’Université, et des universitaires eux-mêmes, dans cette situation ?
A bien des égards, la diminution de l’attrait des sciences humaines pourrait en effet être analysée comme le résultat des processus qui se sont mis en place dans l’Université depuis une vingtaine d’année. La professionnalisation des disciplines et la fermeture sur lui-même du champ académique ont en effet instauré le règne d’une recherche de plus en plus autarcique, concentrée sur des enjeux strictement internes, qui ne se soucie aucunement des effets qu’elle serait susceptible de produire, ni des publics qu’elle pourrait rencontrer. La volontéde défendre l’autonomie du champ académique par rapport aux pressions« externes » et aux demandes « profanes » a ainsi engendré l’un des phénomènes les plus inquiétants d’aujourd’hui : l’assignation de la recherche à résidence universitaire. De plus en plus souvent, la recherche est affirmée et vécue commeune affaire de professionnels, qui devrait se fabriquer dans des circuits réservés à ceux qui se reconnaissent mutuellement comme des« pairs ». La communauté académique ou disciplinaire est présentée comme le lieu naturel de la production, de la discussion et du contrôle des connaissances – et un chercheur devrait toujours, d’abord, s’adresser à ses collègues et se soumettre à leur jugement.
Est-il totalement exagéré d’affirmer qu’un tel dispositif agit dans le sens d’une destruction de l’idée même de vie intellectuelle ? Car comment les universitaires, qui necessent de se poser en s’opposant aux « profanes » et de disqualifier ainsi symboliquement le public « externe » en le renvoyant à l’amateurisme et à l’illégitimité culturelle, pourraient-ils sortir de l’Université ? Comment leur serait-il possible d’atteindre un lectorat pour lequel ils n’écrivent pas ? Comment pourraient-ils intéresser des individus hors du cercle de leurs collègues, dès lors qu’ils constituent ces derniers comme leurs seuls clients légitimes, dignes d’eux et habilités à leslire ?
La capacité des livres à toucher le public dépend, pour une grande part, du comportement de leurs auteurs, de leur manière d’écrire et de penser : à qui s’adressent-ils ? Pourqui et pour quoi écrivent-ils ? C’est la raison pour laquelle réinjecter un peu de vie et de vitalité dans les sciences humaines contemporaines suppose que les universitaires portent un regard critique sur eux-mêmes. Plutôt que de se contenter de célébrer les années 1960 et 1970, ne vaudrait-il pas mieux tâcher de renouer avec le type d’inspiration qui portait la pensée dans ces décennies : placer la réflexion en résonance avec le présent, renouveler la théorie au contact des mouvements qui agitent le champ social, s’adresser à des lecteurs hétérogènes, etc. ? C’est lorsque l’offre théorique se transformera dans cette direction qu’un enthousiasme pour la création pourra renaître.

mardi 28 décembre 2010

"La société du mépris de soi" (recension + podcast)


Je viens de visiter au Bozar de Bruxelles deux expositions contiguës: ici, «Le Monde de Lucas Cranach» ; là, «Jack Freak» de Gilbert et George. D'un côté, les nus mythologiques mais si délicatement sensibles du vieux peintre allemand ; de l'autre, les photomontages de deux Anglais contemporains les montrant en différentes poses dérisoires, soit qu'ils esquissent une danse idiote, soit qu'ils nous tirent la langue, le tout habillé des couleurs criardes de l'Union Jack. 
Fameux contraste ! Dans l'ensemble j'aime l'art contemporain –cet art en rupture transgressive avec l'art moderne– et vais vers lui avec la meilleure bonne volonté. Mais les tableaux de Gilbert et George, ce duo en vogue, m'ont accablé et je me suis rapidement réfugié chez le vieux Cranach. Les montages des deux Anglais (dont l'un est Italien d'origine) m'ont paru relever d'une violence puérile (bafouer le drapeau national...), assortie d'un narcissisme vulgaire. Mais le découvrir ne pouvait que me préparer excellemment à lire le récent Mépris de soi, que François Chevallier vient de publier et qui conjoint curieusement dans la même réprobation sans faille les arts plastiques contemporains depuis Duchamp jusqu'à Buren et le cinéma de la Nouvelle Vague.   
Soit la cible principale, l'art des performances et des installations. Qu'il soit ici condamné au nom d'une surestimation de ce qu'a apporté Duchamp se conçoit bien. Mais l'attaque de Chevallier est plus frontale et plus globale : elle voit dans le coup de force duchampien moins une imposture qu'une rupture complète avec ce qu'avait de meilleur la tradition picturale. Pour le critique, on n'a pas assez dit que cette tradition - y compris les modernes - avait assuré en permanence un échange de flux subjectifs entre artistes et spectateurs, échange synonyme pour les deux parties de vitalité, de réalisation personnelle, de plénitude humaniste. Puis vint le temps des ready-made qui en appelait non seulement à certaine dérision du faire artistique mais bannissait encore l'émotion et la rencontre avec autrui au profit d'un intellectualisme négativiste et d'un narcissisme dépressif.
Ainsi mené, le procès est virulent. La question est de savoir si Chevallier l'étend à tout le « contemporain », ce qui serait massif et sans nuances. Et c'est bien ce qui semble dès le moment où le critique ne trouve à opposer à cet art que la vitalité effervescente d'un Picasso, ce qui reporte à une modernité qui est déjà du passé. Toujours est-il que, étant partis de Duchamp, nous sautons ensuite à Daniel Buren dont Chevallier résume la production d'une formule cinglante : «une prison indolore et sécurisante dont les jolis barreaux de couleur révèlent l'enfermement à la fois de l'artiste qui ne cesse de les multiplier et des spectateurs qui s'y précipitent» (p. 40). Et de parler à ce propos de «narcissisme anorexique». On est bien dans l'esprit du pamphlet.
Seconde cible, le cinéma des Truffaut et des Rohmer: il se voit redevable du même procès mais cette fois autour d'un thème différent, celui de la victimisation des héros de films, personnages qui ne s'aiment pas et qui, partant, n'aiment pas les autres. Le point de vue est à nouveau sans réserve et l'on devine qu'il renvoie non sans raison à une rupture du cinéma avec l'Histoire dont la Nouvelle Vague se fit la championne.
Alors, les héritiers de Duchamp grands malfaiteurs ? Les amis de Godard graves coupables ? En fait, on comprend vite, à lire le présent essai, que les amateurs et spectateurs de ces artistes sont largement compromis dans l'affaire. Ce que les premiers donnent aux seconds est exactement ce que ces derniers désirent, pour autant que désirer soit encore le mot qui convient. Et puis un pas de plus est franchi lorsque François Chevallier s'en prend en bloc à ce qui fonde et marque notre société : la fin des grands récits, la mercantilisation de l'art, la négation des valeurs dans le contexte postmoderne et néolibéral. Ainsi conçu, le procès se justifie sans doute largement mais n'a-t-il pas été fait tant de fois et ne faudrait-il pas le reprendreen y introduisant ce qu'il faut de nuances et de distinguos ?
Il n'empêche, c'est avec un brio tout personnel que le critique fait de l'art «contemporain» le symptôme d'une faillite de l'homme occidental. En particulier, il relie sans mal les productions artistiques avec ce qui, dans la société actuelle, relève d'une politique du mépris de soi et des autres. Cela dit, on lui opposera tout de même que Duchamp et ses ready-made, pour «contemporains» qu'ils soient, ont désormais cent ans d'âge.