À
chaque fois que les intellectuels en lutte contre le capitalisme ont,
selon l’expression consacrée, « rejoint les rangs du prolétariat », ce
fut à une condition : marcher en tête. Ce qui les place naturellement en bonne position lorsque le « parti d’avant-garde » devient État.
À tous ceux qui s’étaient longuement demandé s’il fallait ou non « désespérer Billancourt » avant de changer de discours pour rassurer Passy, Makhaïski répondit par avance en des termes qui n’ont rien perdu de leur pertinence. « Partout les socialistes s’efforcent de suggérer aux ouvriers que leurs seuls exploiteurs, leurs seuls oppresseurs, ne sont que les détenteurs du capital, les propriétaires des moyens de production. Pourtant, dans tous les pays et États, il existe une immense classe de gens qui ne possèdent ni capital marchand ni capital industriel et, malgré tout, vivent comme de vrais maîtres. C’est la classe des gens instruits, la classe de l’intelligentsia. » Ce dont le « travailleur intellectuel » dispose, en effet, et qu’il cherche à faire fructifier au mieux de ses intérêts, c’est ce que Pierre Bourdieu appelle le « capital culturel », capital de connaissances qu’il a acquises grâce au travail des ouvriers, comme le capitaliste son usine. Car « pendant qu’il étudiait à l’université, et voyageait pour la “pratique” à l’étranger, les ouvriers, eux, se démenaient à l’usine, produisant les moyens de son enseignement, de sa formation. […] Il vend aux capitalistes son savoir-faire pour extraire le mieux possible la sueur et le sang des ouvriers. Il vend le diplôme qu’il a acquis de leur exploitation » ; à moins qu’il ne préfère prendre place dans la cohorte des « agents mercenarisés par l’État ».
Et quand des « travailleurs intellectuels » se rallient à la « cause du prolétariat » parce qu’ils jugent insuffisamment rétribuée ou reconnue la qualité des services rendus à la classe dirigeante du moment, c’est encore leur intellect qu’ils mobilisent pour masquer leurs plans et leurs calculs de « classe dirigeante potentielle, de futur propriétaire des biens pillés au cours des siècles. Ce n’est pas pour rien que l’intelligentsia a en main toutes les connaissances et sciences ». Parmi les sciences « socialistes » élaborées pour tromper le prolétariat, il en est une qui s’attire tout particulièrement les foudres de Makhaïski : le marxisme.
Selon Makhaïski, la « première tâche du marxisme est de masquer l’intérêt de classe de la société cultivée, lors du développement de la grande industrie ; l’intérêt des mercenaires privilégiés, des travailleurs intellectuels dans l’État capitaliste ». Kautsky, Plékhanov et Lénine ont parfaitement su traduire les aspirations de l’élite du savoir à prendre la succession des capitalistes au nom d’une « raison historique » incarnée dans un développement industriel inéluctable, car régi par des lois se situant « au-dessus de la volonté des hommes » et identifié au progrès scientifique, technique, et donc social. Mais il serait vain de ne voir dans cette conversion du socialisme scientifique en religion d’une nouvelle classe ascendante la trahison de la pensée du père fondateur par des héritiers plus ou moins légitimes. Marx lui-même, en effet, aurait contribué à établir cette mystification, en particulier en occultant – pour la légitimer – l’origine de la rémunération des « travailleurs intellectuels » : le produit non payé du labeur des prolétaires. C’est pour obtenir une plus grande part de la plus-value qui leur est extorquée que « l’armée des “mercenaires” privilégiés du capital et de l’État capitaliste se trouve en opposition avec ces derniers à l’occasion de la vente de ses connaissances, et agit, pour cette raison, à certains moments de la lutte, comme détachement socialiste de l’armée prolétarienne anticapitaliste ».
Plus clairvoyant que les idéologues, dont les diverses interprétations du « phénomène stalinien » devaient fleurir par la suite dans le champ de la théorie marxiste, Makhaïski a vite découvert ce qui demeure encore opaque aux yeux de ces derniers : « L’absence de propriété privée des moyens de production ne résout en rien la question de l’exploitation, même si on appelle cet état de fait, dans un contexte différent, une “production socialisée”. » Et ce n’est pas pour rien qu’il appelle la masse ouvrière à se soulever de nouveau pour ses « exigences précises de classe » contre la « bourgeoisie démocratique d’État ». Qu’il utilise l’expression de « socialisme d’État » au lieu de celle de « capitalisme d’État » pour caractériser cette « ère nouvelle de la domination de classe des travailleurs intellectuels » n’a, sous cet angle, qu’une importance secondaire, sauf pour ceux qui aiment à ne considérer que les mots pour ne pas avoir à envisager les choses.
Il va de soi que, pour l’intelligentsia, l’État « socialiste », ce ne peut être qu’elle. Mais il fallait aussi convaincre les masses que c’était le leur. La « science marxiste » va servir à poser un signe d’égalité entre le rôle dirigeant de la classe ouvrière et celui de ses dirigeants. Ainsi les prétentions de l’intelligentsia révolutionnaire seront-elles sublimées en « mission historique » du prolétariat dont elle aura épousé la cause, non sans avoir introduit « de l’extérieur », au cas où il en aurait douté, la « conscience politique » qui lui manquait. Cet accouplement tératologique va accoucher d’un monstre : le Parti-État qui, pour aider la classe ouvrière à accomplir sa fameuse « mission », « s’appuiera » sur elle au point de l’écraser.
Ainsi s’explique la réceptivité des intellectuels à l’égard du marxisme : exaltés à l’idée de faire enfin plein usage de leurs compétences, une fois délivrés de l’humiliant contrôle des propriétaires, des industriels et des banquiers « privés », ils saluent dans l’avènement du « socialisme » l’avènement de leur propre transcendance. Quant au prolétariat, réduit par les soins des théoriciens à une abstraction historico-philosophique, il ne lui restera plus qu’à développer, contre ses « représentants », son mouvement spontané pour l’autodétermination. Mais pour que son auto-activité ne soit pas que défensive, il lui faut préserver une autonomie de pensée sans cesse remise en cause par une intelligentsia qui, non contente de le priver des produits de son travail, le prive aussi de son identité sociale, beaucoup plus efficacement que peut le faire la bourgeoisie. Car le fait que, pour la première fois dans l’histoire, l’intelligentsia soit en train de devenir une classe dominante est lourd de conséquences. En empêchant la formation d’intellectuels organiques des classes opprimées et le développement d’une vision du monde qui leur serait propre, le règne de l’intelligentsia ne rend-t-il pas problématique la saisie de la réalité sociale autrement que dans les termes de l’idéologie dominante ?
Aussi faut-il souligner que l’autoconnaissance de la société est menacée de crise dès lors que le groupe social qui, normalement, assure la production, le maintien et la transmission de la culture et des finalités sociales, s’organise en une classe dont l’activité cognitive est subordonnée à ses propres intérêts de classe.
À tous ceux qui s’étaient longuement demandé s’il fallait ou non « désespérer Billancourt » avant de changer de discours pour rassurer Passy, Makhaïski répondit par avance en des termes qui n’ont rien perdu de leur pertinence. « Partout les socialistes s’efforcent de suggérer aux ouvriers que leurs seuls exploiteurs, leurs seuls oppresseurs, ne sont que les détenteurs du capital, les propriétaires des moyens de production. Pourtant, dans tous les pays et États, il existe une immense classe de gens qui ne possèdent ni capital marchand ni capital industriel et, malgré tout, vivent comme de vrais maîtres. C’est la classe des gens instruits, la classe de l’intelligentsia. » Ce dont le « travailleur intellectuel » dispose, en effet, et qu’il cherche à faire fructifier au mieux de ses intérêts, c’est ce que Pierre Bourdieu appelle le « capital culturel », capital de connaissances qu’il a acquises grâce au travail des ouvriers, comme le capitaliste son usine. Car « pendant qu’il étudiait à l’université, et voyageait pour la “pratique” à l’étranger, les ouvriers, eux, se démenaient à l’usine, produisant les moyens de son enseignement, de sa formation. […] Il vend aux capitalistes son savoir-faire pour extraire le mieux possible la sueur et le sang des ouvriers. Il vend le diplôme qu’il a acquis de leur exploitation » ; à moins qu’il ne préfère prendre place dans la cohorte des « agents mercenarisés par l’État ».
Et quand des « travailleurs intellectuels » se rallient à la « cause du prolétariat » parce qu’ils jugent insuffisamment rétribuée ou reconnue la qualité des services rendus à la classe dirigeante du moment, c’est encore leur intellect qu’ils mobilisent pour masquer leurs plans et leurs calculs de « classe dirigeante potentielle, de futur propriétaire des biens pillés au cours des siècles. Ce n’est pas pour rien que l’intelligentsia a en main toutes les connaissances et sciences ». Parmi les sciences « socialistes » élaborées pour tromper le prolétariat, il en est une qui s’attire tout particulièrement les foudres de Makhaïski : le marxisme.
Selon Makhaïski, la « première tâche du marxisme est de masquer l’intérêt de classe de la société cultivée, lors du développement de la grande industrie ; l’intérêt des mercenaires privilégiés, des travailleurs intellectuels dans l’État capitaliste ». Kautsky, Plékhanov et Lénine ont parfaitement su traduire les aspirations de l’élite du savoir à prendre la succession des capitalistes au nom d’une « raison historique » incarnée dans un développement industriel inéluctable, car régi par des lois se situant « au-dessus de la volonté des hommes » et identifié au progrès scientifique, technique, et donc social. Mais il serait vain de ne voir dans cette conversion du socialisme scientifique en religion d’une nouvelle classe ascendante la trahison de la pensée du père fondateur par des héritiers plus ou moins légitimes. Marx lui-même, en effet, aurait contribué à établir cette mystification, en particulier en occultant – pour la légitimer – l’origine de la rémunération des « travailleurs intellectuels » : le produit non payé du labeur des prolétaires. C’est pour obtenir une plus grande part de la plus-value qui leur est extorquée que « l’armée des “mercenaires” privilégiés du capital et de l’État capitaliste se trouve en opposition avec ces derniers à l’occasion de la vente de ses connaissances, et agit, pour cette raison, à certains moments de la lutte, comme détachement socialiste de l’armée prolétarienne anticapitaliste ».
Plus clairvoyant que les idéologues, dont les diverses interprétations du « phénomène stalinien » devaient fleurir par la suite dans le champ de la théorie marxiste, Makhaïski a vite découvert ce qui demeure encore opaque aux yeux de ces derniers : « L’absence de propriété privée des moyens de production ne résout en rien la question de l’exploitation, même si on appelle cet état de fait, dans un contexte différent, une “production socialisée”. » Et ce n’est pas pour rien qu’il appelle la masse ouvrière à se soulever de nouveau pour ses « exigences précises de classe » contre la « bourgeoisie démocratique d’État ». Qu’il utilise l’expression de « socialisme d’État » au lieu de celle de « capitalisme d’État » pour caractériser cette « ère nouvelle de la domination de classe des travailleurs intellectuels » n’a, sous cet angle, qu’une importance secondaire, sauf pour ceux qui aiment à ne considérer que les mots pour ne pas avoir à envisager les choses.
Il va de soi que, pour l’intelligentsia, l’État « socialiste », ce ne peut être qu’elle. Mais il fallait aussi convaincre les masses que c’était le leur. La « science marxiste » va servir à poser un signe d’égalité entre le rôle dirigeant de la classe ouvrière et celui de ses dirigeants. Ainsi les prétentions de l’intelligentsia révolutionnaire seront-elles sublimées en « mission historique » du prolétariat dont elle aura épousé la cause, non sans avoir introduit « de l’extérieur », au cas où il en aurait douté, la « conscience politique » qui lui manquait. Cet accouplement tératologique va accoucher d’un monstre : le Parti-État qui, pour aider la classe ouvrière à accomplir sa fameuse « mission », « s’appuiera » sur elle au point de l’écraser.
Ainsi s’explique la réceptivité des intellectuels à l’égard du marxisme : exaltés à l’idée de faire enfin plein usage de leurs compétences, une fois délivrés de l’humiliant contrôle des propriétaires, des industriels et des banquiers « privés », ils saluent dans l’avènement du « socialisme » l’avènement de leur propre transcendance. Quant au prolétariat, réduit par les soins des théoriciens à une abstraction historico-philosophique, il ne lui restera plus qu’à développer, contre ses « représentants », son mouvement spontané pour l’autodétermination. Mais pour que son auto-activité ne soit pas que défensive, il lui faut préserver une autonomie de pensée sans cesse remise en cause par une intelligentsia qui, non contente de le priver des produits de son travail, le prive aussi de son identité sociale, beaucoup plus efficacement que peut le faire la bourgeoisie. Car le fait que, pour la première fois dans l’histoire, l’intelligentsia soit en train de devenir une classe dominante est lourd de conséquences. En empêchant la formation d’intellectuels organiques des classes opprimées et le développement d’une vision du monde qui leur serait propre, le règne de l’intelligentsia ne rend-t-il pas problématique la saisie de la réalité sociale autrement que dans les termes de l’idéologie dominante ?
Aussi faut-il souligner que l’autoconnaissance de la société est menacée de crise dès lors que le groupe social qui, normalement, assure la production, le maintien et la transmission de la culture et des finalités sociales, s’organise en une classe dont l’activité cognitive est subordonnée à ses propres intérêts de classe.