On se souvient de la scène célèbre dans le film 2001 : Une Odyssée de l’espace,
de Stanley Kubrick : le superordinateur d’un vaisseau spatial en a pris
les commandes et tente d’expulser dans l’espace le dernier astronaute
vivant. Tout se passe froidement et en silence car l’ordinateur n’agit
pas par vengeance, ambition ou cruauté : il a simplement calculé que le
facteur humain était devenu un obstacle à la réalisation optimale de son
programme.
Cette scène me hante depuis longtemps car elle révèle
ce qui se joue aujourd’hui, à chaque seconde, non seulement dans
l’espace socio-économique mais dans le cœur et le système nerveux de
chacun d’entre nous : ce duel (à mort) entre la logique de la machine et
la logique du vivant. Combien de fois par jour suis-je amené à vivre en
tête-à-tête avec un programme, officiellement conçu pour m’offrir
confort et liberté, mais dont je dois suivre à la lettre les
instructions? Il ne s’agit pas seulement de mon ordinateur, de mon
smartphone, de ma voiture, du distributeur de billets, ou de la caisse
auto-scanning du supermarché. Il ne s’agit pas seulement des rendements
planifiés et exigés par mon employeur ou mon client, de ma feuille de
route, de mes prestations contrôlées en temps réel. Il s’agit aussi de
moi-même, seul(e), face à mes propres programmes de production et de
conformité, de moi-même, seul(e), face à mon propre manager intérieur,
avide de résultats. Sachant parfaitement ces choses, pourquoi
continuons-nous à les subir ?
Au
début des années ’60, le psychologue américain Stanley Milgram réalise
ses fameuses expériences sur la soumission à l’autorité… Dans le cadre
d’une expérience rémunérée, des sujets volontaires (monsieur et madame
Tout-le-Monde), placés sous l’autorité d’un scientifique, se voient
demander d’appliquer des décharges électriques à d’autres quidams tirés
au sort, prétendument pour « vérifier leurs capacités d’apprentissage ».
Ces derniers sont en réalité des comédiens, mais les sujets l’ignorent
et appliquent consciencieusement le programme d’apprentissage et de
sanction, parfois jusqu’à envoyer des décharges mortelles dans le corps
de leur vis-à-vis. Après de nombreuses variantes et une analyse serrée
des résultats (voir MIilgram, Soumission à l’autorité, Calmann
Levy, rééd. 1994), Milgram conclut que le sujet, soumis à une tension
intolérable entre ce que l’autorité demande et ce que sa conscience lui
ordonne, est le plus souvent incapable de remettre en cause l’autorité.
Il entre plutôt dans un état second, nommé « état agentique », devenant
le simple « agent exécutif » d’une volonté autre que la sienne. A ce
stade, son attention fébrile est rivée au tableau de commande ou bien à
l’examinateur. Les cris de souffrance de son « élève » ne sont plus
identifiés ou considérés comme des données pertinentes. S’il les
perçoit, il n’y réagit plus. Seules comptent la poursuite de
l’expérience dans les règles et la satisfaction gratifiante de
l’Autorité. La psychologie ou la morale individuelles ne sont pas en
cause: la situation a transformé l’individu, qui peut être très
sympathique, plaisant, sensible dans une situation ordinaire.