"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

vendredi 30 septembre 2011

Misères de la Culture. A DADA.

Guy Debord voyait dans l’échec de la révolution prolétarienne l’immobilisation de dada. La simultanéité de ces deux événements souligne surtout la profondeur et l’efficacité du travail de l’ennemi gestionnaire, qui a réussi depuis Mazarin à cantonner la culture dans un lieu fermé, couvert et chauffé, le salon, et qui a habillé ceux qui prenaient à nouveau la rue pour débattre d’une bride étroite qui s’appelait le prolétariat, séparant ainsi l’assemblée humaine en deux. Dada est l’une des expressions de la révolution russe, et ses faiblesses participent de l’immobilisation des gueux, et de la victoire éphémère d’un prolétariat sur l’innommable gueuserie.



Dada est né par proclamation en 1916 à Zurich. Ce sont des opposants à la guerre de 1914-1918 qui se sont ainsi donné un nom collectif. La guerre de 1914-1918 est, selon tous les gestionnaires, une guerre d’impérialistes ; il est plus difficile de trouver des traces probantes d’une manœuvre abortive contre la prolifération des pauvres, et la difficile visibilité que les gestionnaires en avaient, d’Odessa, en 1905, à Jarry ou Cravan, inspirateurs de dada, d’une houle qui montait. De la « crise » dans les philosophies et les sciences à la « crise de la pensée occidentale », les signes d’une explosion de pensée signalaient aussi à la police de cette époque que, sans doute quelque part, les pauvres commençaient à parler entre eux. A la vague de révolte avant-coureur de la révolution russe qui secouait l’Europe et un peu au-delà a répondu la première grande vague de répression organisée sur un mode indirect. La répression de la vague principale de la révolution russe aura lieu vingt ans après, et elle s’appelle couramment la Seconde Guerre mondiale.

 

La courte vie de dada va de 1916 à 1922, et son cadavre a bougé encore jusqu’en 1924. Par une coïncidence que dada n’aurait pas démentie, cette existence se superpose avec la vague principale de la révolution russe (1917-1924). De Zurich, l’esprit dada – car on ne peut pas véritablement parler d’un mouvement – a essaimé vers trois places principales, Berlin, Paris, New York. Des traces importantes se retrouvent dans beaucoup d’autres villes du monde, mais pas à Moscou, Canton, Tokyo ou Londres.



Dada représente un éclatement de l’esprit dominant, ou plus exactement, une critique elle-même éclatée de cet éclatement. Car dada est d’abord une façon d’être, un comportement, un état d’esprit. C’est un jeu auquel les adolescents sont très aptes : le chahut, Krawall en allemand, qui veut dire aussi émeute. Le rire et le sérieux, la pertinence et l’impertinence alternent à vive allure, le cri s’empare de la phrase, la syntaxe tant pis. De même, la provocation et le scandale ont été systématiquement recherchés et exploités. Un siècle plus tard, nous reconnaissons là une technique pour entrer dans l’aliénation : chaque chose peut devenir prétexte à délire, et le délire des autres est poussé et encouragé, avant même d’être jugé. L’irrationnel n’est pas combattu mais aggravé : il sert de relance, de trampoline, de fond de champ, de décor grotesque. L’entraînement réciproque et la synergie du groupe lui livrent ce à quoi l’individu et la conscience ne peuvent pas avoir accès. L’accélérateur de pensées est constamment sollicité ; la réflexion est repoussée au second plan. C’est un rythme, un régime, un univers particulier et éphémère dans sa mise en action même. Dada, par goût, a furieusement pratiqué l’aliénation. Il semble même que l’aliénation n’avait pas encore été à ce point exaltée sur aucune place publique. Cette importante nouveauté qui fait que des humains en groupe pratiquent et favorisent ouvertement la pensée qui est étrangère à elle-même, est même, à côté des conseils ouvriers, la seule nouveauté de la révolution russe que l’ennemi nous a transmise ; c’est son ignorance de la subversion contenue dans dada qui a permis que ses procès-verbaux viennent jusqu’à nous, au contraire des débats publics ouvertement subversifs dans les rues de Moscou et de Berlin.



« C’est l’irruption magistrale de l’irrationnel dans tous les domaines de l’art, de la poésie, de la science, dans la mode, dans la vie privée des individus, dans la vie publique des peuples. » En affirmant l’irrationnel, en encourageant le hasard, ce sont les vieilles catégories de la causalité et de la rationalité que dada prend à revers. Admettant même d’émettre deux avis opposés sur le même sujet, cultivant l’ambiguïté, l’inexplicite au profit du manifeste, dans les manifestes mêmes, il y eut là une singulière détermination à réfuter toute construction. Ce sont les règles de la pensée qui ont à souffrir de l’aliénation, dont les règles, s’il y en a, ne sont pas connues : dada a joué à démonter tout ce qui était censé permettre le cours des pensées construites ; et le cours qui en est issu paraît bien plus puissant et même doué d’une grande capacité à la vérité.

 

Ennemi déclaré de toute logique, qui est la police de la conscience, et même de la bonne conscience, dada est d’abord une pratique inédite du négatif. Dada a attaqué la société en place, pas selon une analyse de classe, mais selon une haine et un mépris pour le bourgeois, non le bourgeois au sens de Karl Marx, mais le bourgeois au sens de Léon Bloy. Cette destruction des valeurs dominantes a ratissé en superficie, sans aller jamais en profondeur. Ce parti pris de superficialité a permis d’attaquer pêle-mêle, dans une absence de hiérarchie revendiquée, beaucoup de valeurs positives : Dieu, la religion, la société, le bourgeois, la famille, la logique, l’intelligence, la morale, la guerre, l’art, la culture, la beauté, la psychanalyse, le travail, tout cela a été souffleté, mais non soufflé. Au siècle, dada a imprimé le goût de la désacralisation, mais il lui a donné une allure de fin en soi qui continue à perpétuer ce qui est méprisé. Le négatif comme style, comme pose, comme frime nous vient aussi de dada. Cette pratique négative niveleuse, qui nivelle le négatif lui-même, est bien une trace de l’aliénation, une façon de modifier ce qui est caduc sans l’anéantir.

 

Le goût dada, goût furieux s’il en fut, pour le négatif, est l’écho stylisé de celui de la rue. En effet, la grande faiblesse de dada est de n’avoir été qu’un chahut. Ce fut une caricature de l’émeute dans le salon, que Camus a même traitée, un peu vite, de « nihilisme de salon ». Ces « émeutiers » de l’intérieur du régime voulaient bien tout casser dans le salon, et ils ont effectivement rendu périssables quelques positivités éternelles, quelques tableaux expressionnistes. Ils ont aussi essayé de rejoindre la rue, notamment pendant la fin de la révolte de 1918 à Berlin, mais ils n’ont finalement réussi qu’à casser les vitres de leur salon. Beaucoup moins nombreux que les émeutiers de la rue, ils n’ont pas réussi à faire de leur lieu de débat un lieu de rencontre, et ceci principalement parce qu’ils n’étaient pas anonymes : ils se connaissaient déjà avant de parler, et leur public, le plus souvent aussi. Pensifs, ils se sont arrêtés à bout d’idées négatives, un pied dans le salon, l’autre ayant enjambé l’embrasure de la vitre cassée. La police, occupée à des tâches plus urgentes, leur a continuellement tourné le dos.

L’humour dada, comme tout humour, n’est valide que dans les contextes particuliers où il naît. Fondé sur le ridicule, il a surtout tenté d’amoindrir ses cibles et a joué de l’association d’univers sans lien apparent. Il dénote d’une préméditation, certes courte, mais contraire à la spontanéité revendiquée, et d’un recul par rapport à ce qui est moqué et critiqué, qui place dada dans la position de supériorité du moqueur par rapport à son objet. Le rire dada a été une pratique bien autrement corrosive que l’humour dada : le rire emporte les doutes et les questions sur son passage, modifie le discours, soulève les épidermes et les sourcils, le rire est une des cassures les plus efficaces de la pensée consciente. Par le rire, qui est aussi une interruption de parole aussi effective qu’une alerte à la bombe, le changement de régime de la pensée peut permettre de pénétrer le royaume contre lequel la conscience se mure. En ce sens, dada a eu raison de voir en Zhuang Zhou le premier dadaïste.



Les compromissions des dadaïstes ont été de l’ordre de celles des assembléistes de Buenos Aires, cent ans plus tard. Comme les débats dans les assemblées argentines ont montré combien il était difficile de s’arracher à la middleclass, à l’évolution de laquelle on avait contribué de bonne foi, les dadaïstes n’ont pas réussi à nier véritablement leur propre origine dans la culture. Au cours de ses scandales sur scène, dada n’a pas mesuré que la scène est faite pour héberger de tels scandales. Et, à la fin, les spectateurs ne venaient plus voir des artistes en train de donner un spectacle, mais ils venaient pour voir et participer à un scandale. Choquer le bourgeois s’avéra aussi inopérant contre ses valeurs que se moquer du curé. Si cette expérience nous a appris quelque chose, c’est que ce n’est pas dans la culture que se critique la culture ; et que le scandale est une arme de domination de la société, quel que soit le sens dans lequel on le tourne : le terrorisme, le fait divers, la bonne pensée officieuse, et la morale middleclass sont là aujourd’hui pour en témoigner avec vigueur. 

L’absence d’organisation de dada, son ouverture à tous et à tout, le fait ressembler encore bien davantage aux assemblées argentines de 2002. Sous leur nom ne signifiant rien se sont donc retrouvés, mais sans pouvoir, tous ceux qui voulaient seulement nier quelque chose. Il y eut donc des artistes carriéristes, des catholiques convaincus, des résidus d’autres mouvements culturels, des marxistes, des anarchistes, des hommes et des femmes dont certains se sont investis beaucoup et d’autres ne faisaient que passer lors d’un scandale, d’une manifestation. Mais dada n’a pas collaboré à la contre-révolution russe : à Zurich en 1916, Tzara habitait dans la même rue que Lénine, mais ils ne semblent pas s’être connus ; et, si une partie des dadaïstes berlinois a rejoint les rangs léninistes, comme Tzara d’ailleurs, c’était déjà après dada.



A partir de l’accélération des événements en Russie, mal connus il est vrai, on hésite à Zurich comme le médite Hugo Ball : « Le dadaïsme est-il en tant que geste la contrepartie du bolchevisme ? Oppose-t-il à la destruction et au règlement de compte définitif le côté complètement donquichottesque, inopportun et incompréhensible du monde ? Il serait intéressant d’observer ce qui se passe ici et là-bas » (juin 1917). La position proposée ici sous forme de questionnement est celle de la contre-allée de l’aliénation ici contre l’allée royale de la réalisation de la pensée là-bas, une question fondamentale de toute révolution. En 1918, pendant les semaines cruciales de l’insurrection de Berlin, les dadaïstes semblent avoir encore hésité au moment où, plus qu’ailleurs, leur spontanéité revendiquée était de mise. Alors que les dadaïstes communistes, Grosz, Herzfelde, Heartfield, rejoignaient la hiérarchie du parti d’avant-garde, les anarchistes, comme Huelsenbeck et Hausmann, parlaient d’une « succession ininterrompue de révolutions », et d’une « prolèture du dictariat », et le superdada Baader s’amusait, un demi-siècle avant Meinhof, à admettre que « le communisme est une arme dadaïste ».



La récupération, qu’elle soit « bourgeoise », au sens de Marx et de Bloy, ou prolétarienne, a été différée, au moins pendant sa vie, par la non-organisation de dada. Ce bâton de dynamite tant qu’il était allumé, et sans prise, a finalement été aussi difficile à manier pour ses artificiers. Leur négativité très inégale s’est elle-même contredite, selon l’irrationalité revendiquée : ainsi a-t-on distingué entre les dadaïstes de l’écrit, négativistes, et les dadaïstes de l’image, positivistes ; ainsi, restant à Zurich désertée après 1918, s’est formé là un noyau d’artistes positifs qui soutenaient l’Etat, et parfois la religion, autour de Arp, Richter, et Janco ; ainsi, trente ans plus tard, Ribemont-Dessaignes et Huelsenbeck affirmaient logiquement, contre le cliché négativiste, que dada avait pris position. Aucun des principaux animateurs de dada n’a réussi à s’évader du salon, malgré les exemples qu’avaient donnés leurs précurseurs Cravan et Vaché. Après la mort du mouvement, tous se sont recasés dans la culture dominante. Même leur jeunesse a été démentie : ils sont morts vieux, assis sur les rentes de leurs scandales.



La glorification de l’individu est sans doute très présente chez dada. Mais chaque individu qui a participé à cette ire joyeuse est subsumé au nom commun, dada, qui ne veut rien dire. C’est cette identité commune qui a permis à quelques individus, les plus engagés et ceux auxquels les propriétaires du salon reconnurent le plus de talent, d’être mis en valeur. Même à travers les multiples médiations du siècle, si fétichiste de l’individu, le nom dada sonne de manière incomparablement plus précise, prestigieuse et significative que celui de n’importe lequel de ses membres. C’est là aussi une marque de l’aliénation. « Pris dans son unicité fonctionnelle, DADA nous a paru à chaque fois devoir être ramené au seul mot Dieu, de statut identique », constatera le linguiste que dada a mérité.

Au-delà de l’ambiance dada, c’est son efficacité, ce que dada a réalisé, et son inefficacité, ce que dada a légué à l’ennemi, qui interpellent. La fulgurance, l’attaque soudaine, un véritable goût du négatif ont permis à dada d’ébrécher de nombreux fondements de la société en place ; mais tout ce que dada n’a pas réussi à approfondir, et même à trancher, a pu être utilisé par elle. C’est pourquoi de nombreuses atteintes de dada nous paraissent aujourd’hui si familières qu’elles font partie de ce que nous combattons. Si l’attitude de dada marque d’abord la première façon non hostile d’explorer l’aliénation, et si son état d’esprit ensuite indique une façon d’attaquer le conservatisme sous de nombreuses formes, les doutes, les incertitudes et, par-dessus tout l’incapacité de dada à dépasser cet état d’esprit constituent son héritage contrasté et singulier.



Une des principales cibles de dada a été la logique. Il est remarquable que l’époque de la révolution russe peut se diviser en deux camps en fonction de la logique, et qu’à aucun moment la logique n’est alors entendue comme celle de Hegel, qui est restée sans critique ni dépassement, mais comme la seule logique formelle. D’un côté les défenseurs d’une rigueur qui va jusqu’à oublier le contenu, la filiation Frege, Russell, Wittgenstein, Carnap, puis la phénoménologie, qui quitte cependant la logique fétichisée, puis tous ceux qui prétendent à la «  science », y compris les psychanalystes et les marxistes léninistes, puis tout le petit peuple de la science et du matérialisme, dilettantes et ignares, qui croit en la logique mais ne la pratique guère dans la vie ; de l’autre les marxistes, qui à travers Lukács et l’école de Francfort au moins ont montré la filiation mercantile de la logique formelle, et dada pour qui la logique est une crispation contre les vastes plaines de l’irrationnel; et entre les deux, les physiciens, qui ne sont pas parvenus à éliminer l’irrationnel, et qui en admettent, sans pousser les conséquences, la part irréductible.



Dada n’a pas théorisé sa critique de la logique. Mais il l’a pratiquée sans cesse. D’abord, dada admet la contradiction et soutient des propositions contradictoires sur le même sujet, ce qui affaiblit ces propositions, mais ouvre le débat. Ensuite, dada critique la conscience en se propulsant dans l’inconscient, et en attaquant partout la logique comme une carapace de la conscience contre l’inconscient, de sorte à ce que le débat se mène au-delà de la conscience. Dada est le seul mouvement à avoir critiqué et réfuté l’intelligence, valeur du régime en place. Il est vrai que l’intelligence peut être vue comme l’état-major de la conscience, et les différences que le siècle a prétendu mesurer, dans l’intelligence, hiérarchisent les individus à l’intérieur de cette société. A travers les surréalistes et les situationnistes, héritiers de dada, l’intelligence a été réhabilitée, non sans bêtise. Enfin, c’est tout système que dada refuse. Un système est bien l’unité retrouvée pour la conscience, et même l’irrationnel auquel s’adonne la fougue dada ne peut pas être systématique.



Il pouvait sembler logique que la psychanalyse, qui avait ouvertement annoncé l’exploration de l’inconscient, soit applaudie par dada. C’est le contraire qui s’est produit, et il s’agit là certainement, pour ce temps-là, d’un des ordres du jour principaux du débat de l’humanité sur elle-même. Contre la « psycho-banalise » qui cherche à déchiffrer l’inconscient pour la conscience, dada a fait valoir une pratique délibérée de l’inconscient, qui déborde la conscience. Alors que la psychanalyse propose de coloniser l’inconscient par davantage de conscience, dada, au nom de l’inconscient, démolit les bastions et les redoutes de la conscience. Ce combat, initié au début de la révolution russe, reste encore obscur parce qu’il s’est mené à travers trop de médiations, et parce qu’il peut être relié à trop d’autres combats qui sont des massacres d’arrière-garde : ainsi, l’aliénation religieuse, ou les socialismes, nationaux ou staliniens, arrivant au pouvoir, ont aussi été considérés, au second degré, comme victoires de l’inconscient sur le conscient. Mais la ligne de partage tracée entre dada et la psychanalyse pour l’usage de l’inconscient par l’humain reste l’un des tracés les plus opérationnels de dada. Le camp que dada a inauguré est celui de l’exploration éphémère et irréversible de la pensée non consciente contre son exploitation au profit de la conscience.

 

Le champ de bataille de dada est donc ainsi délimité : le salon est trop petit, la conscience est trop petite. Contre les murailles de ces divisions de l’humanité, dada a utilisé et épuisé son négatif. Mais la mise en œuvre même de ce négatif, avant de se figer à son tour en position, a été une revendication positive : la vie. Cette exigence de vie est une des plus prisées au début du XXe siècle. Elle a été considérée comme le négatif immédiat de la guerre meurtrière des Etats, dans la vieille opposition fausse où la vie serait le contraire de la mort, mais elle est aussi présente au milieu des sciences positives et de la néophilosophie, celle de Bergson par exemple. C’est cette revendication dadaïste qui s’est ensuite trouvée réaffirmée par les surréalistes et théorisée par les situationnistes, notamment dans leur division entre vie et survie, division qui semble aujourd’hui encore opérationnelle. La vie comme justification et fondement du négatif, ce but qui n’en est pas un parce qu’il échoue à même esquisser sa réalisation, a finalement abouti, épuisé et magnifié, au modedevitisme de Debord, où la vanité l’emporte sur le projet.



Cette revendication de la vie, dont le rire est un signal libérateur, est liée à une dimension de la vie bourgeoise qui a hanté la culture jusqu’à la fin du XXe siècle, mais qui a grandement disparu aujourd’hui : l’ennui. Du spleen de Baudelaire, en passant par le dandysme, l’ennui est resté une préoccupation majeure jusqu’aux situationnistes inclus. Et la lutte contre ce parasite commençait dans la critique du carcan moral à l’intérieur duquel il proliférait. Aussi, la salubre critique de la famille, que dada a très tôt soulevée et qui n’a jamais été reprise de manière conséquente depuis, mais aussi celle des valeurs en vogue en son temps, comme le patriotisme, pour arriver à la critique de toutes les valeurs morales, semble d’abord provenir de la critique de l’ennui.



La société en place s’est chargée de résorber l’ennui. A travers les écrans qui occupent maintenant les pauvres au-delà de leurs sollicitations, à travers le bruit de la musique qui envahit tout le temps l’attention, c’est l’angoisse, c’est la peur, c’est le désarroi qui ont remplacé l’ennui ; et cette inquiétude généralisée des pauvres, qui ont perdu la capacité de la vue d’ensemble, est assez éloignée de celle de Heidegger. Sans cesse occupés par des loisirs agressifs, dont la culture est la maquerelle, les pauvres ont ainsi été délivrés de l’ennui, d’une manière que dada n’imaginait pas, mais qu’ils lui doivent en partie. Car si dada n’a contribué qu’à une entreprise, c’est celle de l’élargissement considérable qu’a connu la culture – la dispute de salon – depuis cent ans.

 

La vraie tranchée de 14-18 de dada est son attitude dans la culture, cet ennuyeux vaccin contre l’ennui. Les dadaïstes venaient de la culture, et ils y sont restés englués, malgré quelques louables efforts d’évasion. Le statut de la culture et de l’art, entre bouffon et sacré, a même grandement servi à l’impertinence et à la mise en cause du bourgeois et de son monde. Le XIXe siècle est même sans doute le siècle où l’art et la culture s’émancipent apparemment de leurs maîtres, parce que le discours qu’exprime ce bibelot du salon qui commence à se prendre au sérieux n’est le reflet que d’un maître abstrait, collectif et contradictoire. L’art et la culture avaient donc acquis, dans le monde de la gestion dont ils sont une sorte d’écume, une indépendance et un respect qui tendaient à les hypostasier.



Dans sa fureur destructrice, dada a voulu aussi s’en prendre à soi-même, à travers une attaque contre l’art et la culture. Nous connaissons bien ce phénomène, puisqu’il est similaire à la volonté de critique de l’information dominante dans l’information dominante. Dada a simplement inauguré l’illusion de la critique sans la sanction de la rupture : on ne peut pas critiquer la famille sans rompre avec la famille, on ne peut pas critiquer l’art et la culture sans rompre avec l’art et la culture. Dans l’art, dada s’en est pris seulement aux courants de l’art moderne : l’expressionnisme, l’art abstrait, le futurisme ; mais l’art en général a été épargné. En effet, la plupart des dadaïstes n’imaginaient même pas gagner leur survie hors de la culture. Comme dada n’a pas rompu, il est devenu, après sa mort, un membre éminent de la famille Art et Culture, le fils prodigue qui avait largement repoussé les limites du possible sans rien mettre en danger. Embaumé, le cadavre de dada a bien rendu justice à la formule d’Eluard, mais probablement au sens inverse où il l’entendait, « disparaître, c’est réussir ». Alors que Duchamp avait introduit la pissotière dans les galeries d’art en 1917, au grand scandale de ses contemporains, en 1993, lorsqu’un particulier tente de lui rendre son rôle d’urinoir, « pour prolonger la provocation de Duchamp », il est arrêté et condamné ; dans le monde gestionnaire, l’objet a eu raison du geste, la pérennisation a triomphé de l’éphémère, et la fétichisation a pu apprivoiser le scandale.

 

La colère ne suffit pas en elle-même. L’immédiateté est un leurre. La critique des valeurs dominantes ne peut pas se faire sur un seul mode de pensée, sur un seul rythme, fût-il très élevé, c’est ce que l’expérience dada, pensant jouer avec la culture, a permis de conclure. La dévaluation que dada a fait subir à l’art et la culture, en l’ouvrant au ridicule et à l’irrespect, en déstructurant bien davantage le concret et le figuratif que ne l’ont fait à leur corps défendant les artistes de l’art abstrait, est à la fois le début de la culture pour tous et de la visibilité du vide de contenu de l’art. Depuis dada, la culture s’est étendue d’une secousse brutale à travers toutes les barrières que dada a cassées, et l’art s’est bien révélé n’être qu’au rang d’un urinoir. Les suites du procès du continuateur isolé de Duchamp montrent d’ailleurs que l’art, comme porte-parole de l’esthétique de ses maîtres, les gestionnaires, s’avère bien n’être essentiellement que marchandise, lustrée par quelques illusions entretenues pendant les quatre siècles précédents.







STEP 4 - THE DOORS from SILVERADO SOCIAL PATROL 
Que dada n’ait pas trouvé au bout de l’intensité de la vie l’histoire, est toute sa limite. Trop jeune, trop court, trop vif, trop superficiel, dada refuse tout ce qui est au-delà du constat négatif, tout ce qui implique le projet, tout ce qui implique la hiérarchie des valeurs qui oppose, par exemple, le couple vie-histoire à sa caricature dans la résignation, survie-quotidien. C’est là où le mode de pensée, où l’état d’esprit ont manqué d’embrayage, de dépassement. Pourtant, du point de vue téléologique de l’histoire, dada fait l’histoire par sa brève et folle course à travers le salon où l’on cause, le poignard à la main, laissant mille égratignures, plaies, blessures, et peut-être même quelques morts sur son passage dévastateur.



Le rejet, au moins majoritaire, de Dieu a entraîné chez dada un refus de l’absolu. Mais la fascination profonde de l’infini, vu comme libérateur, ou comme champ du possible, situe bien combien peu dada avait réussi à se libérer des profondes impositions de la religion. Dans les rues du monde, où le débat de l’humanité a été esquissé, pendant ce siècle, il n’est pas rare de trouver cette religiosité, qui consiste à croire en l’infini, chez des pauvres sincèrement convaincus d’en avoir fini, pour eux-mêmes, avec la religion.

Ignorant de la totalité, ne s’élevant pas à l’histoire, contradictoire face à la révolution alors même qu’elle faisait rage, mais drôle, acerbe, attaquant tout et chacun, jeune et vivant, pratiquant l’aliénation, dada est un avant-coureur du gueux du XXe siècle, au moment où il apparaît hissé hors des énormes marécages à tristesse et à défaite du quotidien. Chez ce frimeur et provocateur, l’esbroufe et la désinvolture seront à la fois le charme et la faiblesse fatals qui, en définitive, dissimulent toujours son manque à penser hardiment derrière un courage à s’exposer. Ainsi la contre-vérité de Tzara, « la vérité n’existe pas », semble-t-elle extraite de la devise des pauvres modernes, ainsi l’affirmation que toute action est vaine rejoint-elle ce relativisme absolu qui a été l’une des impasses du possible du parti des gueux.

De même, les pauvres modernes d’avant une middleclass semblent avoir emprunté leur comportement moral, lui aussi davantage marqué par l’ostentation que par la réflexion, à celui de dada : « Dada pourrait être criminel ou lâche ou ravageur, ou voleur, mais non justicier » ; « Il n’y a aucune différence spécifique entre un policier et un voleur. Toutefois, il faut reconnaître que le bandit atteint plus naturellement à l’héroïsme ».


jeudi 29 septembre 2011

Misères de la Culture. L'art abstrait. La "Révolution" Russe

Toute révolution est donc d’abord une révolte contre la culture, car toute révolution est d’abord le fait de poser la question de la totalité dans la rue. La révolution russe fût donc l’ennemie de la culture. Mais il faut ici rappeler que ce qui doit être appelé « révolution russe » commence avant 1917, et que cette révolution est à la fois l’affirmation et l’accélération en actes de la poussée d’aliénation de l’époque de la révolution française, et la négation de l’usage de cette aliénation par la société en place. Cette double poussée est donc aussi perceptible dans tous les autres domaines où l’humain a essayé d’organiser la pensée. 





La culture et l’art sont des témoins particuliers de cette mutation, et de cette rupture qu’était la révolution – rupture qui a d’ailleurs échoué. Pressé par une demande d’innovation impitoyable, mais aussi perdant le fil du discours, l’art en particulier a connu un émiettement qui n’avait pas eu d’équivalent jusque-là. Ensuite, on s’aperçut que l’art n’était que cela : explosion et émiettement. Mais si de tels phénomènes ont lieu dans la rue, c’est l’histoire qui change. Au XXe siècle, on a vu que l’art n’avait pas de contenu, comme la logique formelle, et que comme la logique formelle l’art essayait de vendre son absence de contenu comme contenu. L’art est une forme de la marchandise, rien de plus, la contre-révolution russe a achevé cette révélation, à son corps défendant.

 



Le premier signe de ce déniaisement a été l’art abstrait, qui est d’ailleurs essentiellement la peinture abstraite. C’est entre 1910 et 1920 qu’apparaissent les premières peintures de cette appellation. Les premiers peintres abstraits sont Kandinsky, Malevitch et Mondrian. Leur passage à l’abstrait, comme à travers un rideau de perles, s’est fait sans concertation entre eux. L’irruption quasi simultanée de cette forme nouvelle dans la peinture montre avant tout la présence d’un public capable de la recevoir, et en attente d’une telle peinture.

 



La peinture abstraite correspond à une définition simple : elle ne figure pas d’objets. Encore, bien sûr, faut-il entendre « objet » dans le sens trivial, puisque tout ce que figure une peinture est objet, qu’il s’agisse d’une chose concrète ou pas. Ce que veulent ces peintres, dont le nombre proliféra considérablement, c’est exprimer autre chose que ce que nous connaissons par nos conventions visuelles. L’un voulait exprimer le « je », l’autre voulait au contraire supprimer à la fois l’objet et le « je », le troisième pensait peindre la sensibilité même. 




Ces trois peintres initiaux ont été « théoriciens ». Leur pensée commune semble avoir été que l’objet – la chose concrète et identifiable – devait être dépassé, et à ce moment-là cet objet devenait un obstacle à l’expression de ce dont il n’était qu’une application. De sorte que la chose concrète et identifiable n’était qu’apparence et émanation de ce que les peintres abstraits voulaient montrer, au moins à leurs débuts. Ensuite, leur « spiritualisme » (Kandinsky écrivit ‘Du spirituel dans l’art’, Malevitch et Mondrian ont été des adhérents de la théosophie) est aussi mis en exergue, sans doute pour agrandir la place qu’ils donnèrent à cette recherche intérieure. Différents courants de pensée n’ont pas manqué non plus de vouloir s’approprier cette nébuleuse. Les phénoménologistes, par exemple, soutiennent qu’à l’origine de la démarche de chacun de ces peintres il y a l’angoisse, cette même angoisse dont Heidegger avait fait le creuset d’‘Etre et Temps’, et que si les peintres abstraits n’étaient pas familiers de la phénoménologie, ils procédaient de la même démarche mentale, de la même prégnance dans le siècle.

 

Le terme d’abstraction est visiblement impropre pour décrire cette tendance de la peinture. D’abord toute représentation peinte est abstraite. Il n’y a justement rien de concret dans une image peinte, sauf la peinture en tant que matière. Toute peinture est représentation, est figuration. Qu’on veuille figurer une pomme, l’Annonciation, ou la sensibilité en général, c’est toujours une représentation de l’objet, voire de la chose. Quel que soit l’objet, geste, travail, réflexion, ou même sensibilité abstraient de cet objet. Appeler « abstrait » ce qui est non figuratif est donc une réduction de langage. 



Si la Sorge heideggerienne paraît une explication à la fois trop triviale et trop abstraite pour expliquer la peinture abstraite, même augmentée du réductionnisme de cette peinture qui peut se rapporter à la réduction eidétique de Husserl, l’angoisse générée par la révolution russe semble un levier beaucoup plus probable de cette nécessité d’exprimer une spiritualité non critique ou même au service de la contre-révolution bolchevique. Un autre parallélisme plus pertinent semble être l’explosion simultanée des sciences. La récente poussée des mathématiques dans l’idéologie dominante en particulier accompagne bien la naissance de cette peinture, essentiellement géométrique. Mais la disparition du figuratif trivial s’apparente surtout à la disparition de la visibilité de ce qui est découvert en physique où, pour la première fois, avec les quanta et avec la relativité, les ignares ne peuvent plus observer à l’œil nu les terrains d’expérimentation qui expliquent leur monde ; et ce qu’on a appelé le microscopique et le macroscopique ne sont pas non plus visibles par les spécialistes, qui ont presque réussi à hypostasier leurs déductions. 



Très en vogue parmi les spécialistes, l’art abstrait est resté englué dans sa progression au milieu des dilettantes. Aussi peu ces peintres ont-ils réussi à dépasser le tableau, comme certains d’entre eux se l’étaient promis, aussi peu cette tendance de l’art n’a convaincu et gagné les ignares, qui ont depuis accédé massivement à la culture. Devenue assez bizarrement l’expression d’une volonté d’innover forcée, cette tendance a surtout manifesté la grande pauvreté d’idée des artistes qui s’en réclamaient. Le bénéfice de la nouveauté dans l’innovation formelle, en effet, semble avoir été mangé très vite par la misère du contenu qu’elle mettait au jour. Le « je » d’un Rembrandt, ou la sensibilité d’un Vermeer manifestent, peut-être avec l’aide déloyale de choses convenues servant d’objet, une richesse et une proximité bien plus grande que le « je » des compositions de Kandinsky, ou la sensibilité de ‘Carré noir sur fond blanc’ de Malevitch. Mais si les pauvres, dilettantes puis ignares, ont mangé tout l’art qu’on leur a proposé pendant le XXe siècle, ils ont mangé l’art abstrait comme la nourriture abstraite qu’on leur sert en pilules qu’on appelle des compléments alimentaires : sans goût ni saveur, en consommateurs gloutons et indifférents. Ainsi, l’art abstrait a contribué, paradoxalement, à désillusionner sur ce qu’est l’art. 




mercredi 28 septembre 2011

Misères de la Culture au XX° siècle

Récent, « culture » est devenu un gros mot au cours du XXe siècle. La culture est le débat dans le salon, où l’invitation filtre les participants, le faux débat en général, celui qui masque et qui empêche le véritable débat qui a lieu, pour sa part, dans la rue, où participe qui veut.



La culture est un phénomène indissociable de la marchandise. Comme cette dernière, elle est créée par l’humain, et comme la marchandise, la culture est fétichisée, autonomisée, hypostasiée, et elle se retourne contre l’humain comme une matière indépendante de lui qui médiatise les rapports entre émetteurs-récepteurs de pensée. La culture est par excellence un détail de l’aliénation rendu visible, à la fois chosification, extranéation, essence devenue autre.



C’est le discours que la culture attaque, déforme, soumet, falsifie. La culture est l’abstraction d’un discours vivant, une des mises en règles formelles des irruptions de pensée dans la communication, mais l’une de ses mises en règles en tant que généralité. La culture est un renoncement, une résignation de la parole à devenir vraie. La culture est un ersatz de réalisation, une représentation de formes de réalisation. C’est pourquoi la culture est sans but : ce sédiment gélatineux est un intermédiaire entre le discours et le refus du but, dans cette société, une voie de garage de projets de réalisation.



Comme le besoin d’habiller la résignation a prodigieusement augmenté dans ce siècle, la culture a gagné de si larges prérogatives, officieuses et officielles, qu’elle a beaucoup étendu son sens. Elle est maintenant une industrie de colonisation agressive du temps, essentiellement hors du travail, pour tous les pauvres. Le loisir, le « temps libre », gagné jadis par les pauvres, est devenu un « mal », interminable galerie marchande qui suinte de petites convoitises inassouvies. Non seulement les pauvres savent de moins en moins utiliser un temps non colonisé par la culture et le travail, mais ils prétendent de plus en plus à la culture. Car la fulgurance des carrières, la gloire des vedettes de la culture, retient encore dans sa naïveté la chimère du succès, de la réussite. Aussi, dans les Etats occidentaux au moins, la plupart des pauvres s’essayent à pratiquer la culture : ils écrivent, ils jouent de la musique, peignent, dansent, chantent, pratiquent toutes les contorsions qui sont censées amuser, détendre ou faire réfléchir leurs contemporains aux moments où ils ne travaillent pas ; et même le travail se veut désormais inscrit dans la culture, ce que revendiquent hautement les cultures d’entreprise, et les passe-temps culturels que les entreprises mettent à la disposition de leurs salariés.



Les pauvres aujourd’hui pratiquent la culture avec le syndrome sandiniste : chacun a l’impression de manifester là un génie exclusif, tout comme la guérilla nicaraguayenne, qui était ouvertement soutenue dans le monde entier, avait l’impression d’être toute petite, toute seule, immensément courageuse dans un vaste monde entièrement hostile. Mais les pauvres dans la culture manifestent seulement, dans l’illusion de leur pratique et de leur excellence, le retard de leur connaissance du monde. Une exclusivité du pratiquant actif de la culture était encore vraie en 1900. En 2011, la culture est devenue la muselière de la middleclass, alors que ses membres croient être des artistes, des savants, des théoriciens. Leurs pauvres discours qui s’admirent sont enlisés dans leur perte d’histoire, si bien qu’ils ne savent même pas comment la culture, à laquelle ils s’abandonnent avec des ferveurs vaporeuses et des délices de commande, est l’expression de leur misère.



En 1900, on en était encore à se demander si la culture était plutôt la somme des connaissances d’un individu ou quelque connaissance collective, si le terme s’opposait ou se superposait avec civilisation. L’art était alors la plus haute expression de la culture. Il la datait, la couronnait, lui donnait son esthétique, son image et son style, et lui apportait sa nouveauté. Avec l’art, la culture avait annexé une façon de parler qui avait appartenu aux princes, et que les princes avaient déléguée à des artisans, tout comme ils avaient délégué leur gestion à des maires de palais. Cette façon de parler qu’était l’art était celle du monologue public, du discours sans réplique, qui impose et qui représente.



Après la chute des princes, les maires de palais ont pris le palais et les artisans ont pris l’art. Dans le siècle qui sépare la révolution française et la révolution russe, la culture, et en particulier l’art ont beaucoup servi. Soumise à la loi du progrès constant, cette fausse communication s’était étalée en s’usant. Mais la bourgeoisie était un réceptacle collectif et une pompe à phynance d’une ampleur et d’une puissance bien plus grande que celles des princes. Et la révolution française avait, à travers le sourd grognement gueux, exprimé dans la rue combien il était nécessaire de renforcer le débat dans le salon. De sorte que la culture au XIXe siècle est comme la marchandise dans les siècles précédents : elle se libère de ses propriétaires et représente une forme d’aliénation du débat qui trouve dans l’individualisation de l’art son expression collective.

 

La poussée d’aliénation de la révolution française est le mieux visible sans doute dans la poussée démographique qui a commencé peu après. D’autres formes de cette poussée ont été concomitantes. La colonisation par l’Occident s’est alors accompagnée d’une colonisation par la culture. Non qu’une « culture occidentale » ait été imposée partout, mais c’est le concept même de culture qui a été imposé partout. Qu’il y ait désormais une « culture » chinoise, zoulou ou maya ne signifie rien d’autre que, en Chine, en Afrique du Sud et en Amérique centrale, on ne discutera plus de la totalité autrement qu’en Occident : dans le salon, pas dans la rue.



 


mardi 27 septembre 2011

La marchandise cette inconnue : Résumé du chapitre 2 de « Les Aventures de la marchandise » d'Anselm Jappe

La double nature de la marchandise

 

La marchandise n'est pas une donnée naturelle contrairement à ce que pensent ceux qui s'affrontent uniquement sur le terrain de sa répartition. Malgré ce qu'en disent ceux qui se réclament traditionnellement de Marx, celui-ci avait fondé son oeuvre sur une analyse critique de cette fausse évidence. Eclairer et prolonger cette critique est le travail nécessaire - à la fois indispensable et allant de soi - de notre époque.

 

Marx décrit, avec la marchandise, le germe conceptuel de la société bourgeoise, le principe logique qui, en déployant sa structure interne contradictoire, en produit tous les phénomènes. Il faut donc s'attacher à saisir le propos fondamental exposant cette contradiction.

 

La marchandise est un bien disposant d'une propriété particulière puisque sa valeur d'usage incommensurable en tant que bien est complétée d'une valeur d'échange destinée à la comparer à toutes les autres marchandises sous un même rapport. La valeur d'échange est l'expression phénoménale d'une substance commune à toutes les marchandises.

 

Cette substance est le travail qui les a créées, vu sous l'angle indifférencié et uniquement quantitatif de la durée moyenne que l'on doit y consacrer globalement dans la société. La valeur – à ne pas confondre avec valeur d'échange – est la quantité de ce travail abstrait. Le travail producteur de marchandises a de fait aussi ce double aspect d'être concret en tant que tâche particulière accomplie dans un contexte donné, et abstrait en tant que temps de travail humain socialement dépensé.

 

Cette abstraction qu'est la valeur n'a pas d'existence en dehors des rapports entretenus dans une société où la marchandise est la forme dominante des échanges. Pour se manifester, la valeur nécessite le contexte d'un rapport d'échanges entre marchandises. Dans ce rapport asymétrique mais renversable, la valeur de l'une, qui exprime leur substance commune, va être exprimée par la valeur d'usage de l'autre. Mais l'échange entre marchandises est la généralité, aussi la valeur d'une marchandise s'exprime dans n'importe quelle valeur d'usage1  . Toutes les marchandises trouvent donc leur équivalent dans la forme simple et unitaire d'une marchandise donnée qui est immédiatement équivalent général. C'est l'argent qui va jouer ce rôle. La marchandise explique l'argent et non le contraire.

 

La conséquence fondamentale de cette analyse est le caractère fétiche de la marchandise. L'activité sociale qu'est le travail productif n'est plus perceptible aux travailleurs que sous l'aspect objectivé de la forme marchande. Ils ne sont de plus pas conscients d'être les agents de cette objectivation par la façon quasi exclusive qu'ils ont de produire et d'échanger des biens sous forme de marchandises. Ils tirent donc du mouvement apparent des choses la conviction de lois "naturelles".

   

dimanche 25 septembre 2011

Hacia una crítica de la razón sacrificial: Necropolítica y estética radical en México

FUENTE: Mariana Botey

1
En el momento en que Georges Bataille escribió sus últimas colaboraciones para la revista Documents (1928-1931), planteó una serie de conceptualizaciones críticas que desplazaron a los surrealistas disidentes hacia un proyecto teórico definido como un ataque directo al sistema-estructura epistemológico con el que la modernidad europea se planteaba como el paradigma de la Civilización.(1) Ese cambio crítico implicó para Bataille apartarse del arte. Era como si de alguna manera Documents hubiese desmantelado la construcción misma del arte para revelar su carácter burgués neurótico, bajo la sospecha de que el arte seguía siendo servil a su antigua función catártica de estabilizar las energías sociales y psíquicas peligrosas, en una operación que era normativa e ideológica al grado de ocuparse de encontrar un sistema atenuante de transposiciones simbólicas.

La conclusión de Documents —y el encontrar una articulación posterior, primero con Contre-Attaque, después con Acéphale y, finalmente, con la creación del Colegio de sociología— supuso un paso importante en el proceso de diferenciación de la escenificación del Surrealismo etnográfico (o los surrealistas disidentes). Hubo un cambio significativo en el registro del grupo, ya que éste se reorientó para enfatizar la práctica teórica, que al tomar un giro discursivo intensificó la dimensión performativa (política-discursiva) de su práctica. El Colegio se formó bajo un signo conspirativo: el programa tomó la forma de un proyecto en busca de una sociología sagrada, y su agenda se perfiló como una re-activación militante de la dimensión cancelada de lo sagrado.(2) El territorio ocluido de lo sagrado que debía ser escarbado estaba marcado por una estructura de recurrencia y compulsión que actuaba activando el campo social en relación a una serie de términos clave como muerte, mutilación, violencia y sacrificio. El grupo alrededor de Georges Bataille se involucró en una especie de contra-clasificación: postulaba un catálogo de acciones y residuos culturales que tenían el poder de liberar elementos heterogéneos y romper con la aparente homogeneidad del sujeto. En un gesto extremista, lo que estaba en juego era la reactivación de una memoria diferida o reprimida por medio de la cual era posible regresar a un espacio anterior al sujeto. Se trataba de un experimento de de-subjetivización. 
 Esa conceptualización crítica se caracterizaba por un rechazo radical de todas las formas del Idealismo: la formulación del programa de un materialismo bajo y una contra-metodología agrupada bajo el concepto de heterología. Ella apuntaba toda a llevar a cabo el trabajo teórico hacia un proceso sistemático (máquina) de de-sublimación de la modernidad.

Tanto el Materialismo bajo como la Heterología funcionaban gracias a la reinscripción estratégica de los ejemplos históricos que perturbaban la lógica de la producción racional (la razón instrumental) al iluminar una lógica radicalmente otra activando las fuerzas en juego en la modernidad. Entre esos referentes, la idea de México y sus raíces y cultura indígenas constituyó un imaginario recurrente. De hecho el constructo o Idea de México funcionaba como receptáculo simbólico-alegórico de revuelta y revolución a través de los dos campos fundamentales del Surrealismo. Pues del otro lado de la conjuración batailleana, la conexión André Breton-Diego Rivera ejemplifica la implementación de prácticas de vanguardia desde México, situándolo como un entrecruce en el mapa internacional de las conexiones entre las confrontaciones políticas y culturales más importantes del período de la entre guerra: como la formación y expansión del Comintern, las políticas culturales del Frente Popular y el principio de la Segunda Guerra Mundial.


samedi 24 septembre 2011

Est-ce qu'il y a un art après la fin de l'art ?

Les situationnistes avaient annoncé dans les années cinquante et soixante le «dépassement» et la «réalisation» de l’art. Pour eux, l’art avait perdu sa raison d’être et son histoire était terminée ; et Guy Debord a réaffirmé en 1985 que cette proclamation n’était pas exagérée, parce que «depuis 1954 on n’a jamais plus vu paraître, où que ce soit, un seul artiste auquel on aurait pu reconnaître un véritable intérêt» [Guy Debord, préface à Potlach 1954-1957, éditions Gérard Lebovici, 1985].

Si l’on prend au sérieux les thèses situationnistes — et il est devenu difficile de ne pas le faire  — alors surgit inévitablement cette question : comment se poser aujourd’hui face à la production artistique qui a continué dans le demi-siècle qui nous sépare de la fondation de l’I.S., et dans des proportions auparavant inimaginables ? La condamner en bloc est assurément très cohérent, mais n’offre aucune explication de ce qui est advenu, c’est-à-dire l’échec du projet historique de réaliser l’art dans la vie. Le dépassement de l’art tenté par les situationnistes a été en vérité un projet de sauver l’art, une dernière grande déclaration d’amour pour l’art et la poésie, jugés trop importants pour être laissés aux artistes et aux institutions culturelles. Ce n’était pas la créativité artistique que les situationnistes considéraient comme périmée, mais la fonction sociale de l’art, devenu incapable de contenir les richesses possibles de la vie humaine.

On doit admettre — et Debord lui-même l’a fait — que la réalisation de l’art n’a pas eu lieu. L’assaut du ciel est retombé sur terre, la société capitaliste spectaculaire, sérieusement ébranlée autour de 1970 (et il n’y avait pas que des révolutionnaires exaltés pour l’affirmer — il suffit de lire les rapports du patronat de l’époque [Par ex. en Luc Boltanski/Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard 1999, p. 249]) a réinstauré son règne sans partage, qui voit pointer à son horizon non plus la révolution, mais la chute définitive dans la barbarie généralisée. Dans cette situation, l’art qui, dans les années soixante, pouvait aux yeux des esprits les plus «avancés» sembler trop peu par rapport au «grandiose développement possible» [Internationale situationniste no 8  (1964)], ferait aujourd’hui figure de dernier refuge de la liberté. S’il n’est pas la richesse humaine réalisée, il pourrait être au moins ce qui en tient lieu, le souvenir, l’annonciation de sa venue possible. Ce serait mieux que rien. On pourrait donc finalement donner raison aux thèses de Theodor W. Adorno avec une argumentation «situationniste».

Mais si, du point de vue d’une critique radicale du monde existant (qui trouve nécessairement une de ses racines dans la pensée de Debord) il semble possible — du fait de l’évolution historique, et faute de mieux — d’admettre à nouveau la possibilité d’un art contemporain en général, cela ne signifie pas forcément faire l’éloge de cet «art contemporain», c’est-à-dire de la production artistique qui a effectivement eu lieu après 1975. La réflexion théorique n’a pas pour tâche de justifier le présent ou de le glorifier — et cela est vrai non seulement pour la politique ou l’économie, mais aussi pour l’art. Avant d’analyser ce que font les artistes d’aujourd’hui (ou ceux que le marché, les médias et les institutions désignent comme tels) il faudrait peut-être poser une question préalable : quelles attentes  peut-on formuler légitimement à l’égard de l’art contemporain ?

Bien sûr, certains nieront a priori la pertinence de tout discours sur l’art contemporain fondé sur une théorie sociale. Aujourd’hui, dans la «démocratie plurielle» évoquée onctueusement à longueur de journée, chacun, artiste et public, est libre, dit-on, de faire son choix dans la pluralité des pratiques et d’y effectuer son zapping selon ses envies. Tout jugement de valeur qui se veut objectif, surtout s’il se fonde sur des considérations non strictement internes à l’œuvre, passe alors pour démodé, voire totalitaire.

Il n’y a rien qu’on puisse objecter à cette conception libérale de l’art : chacun est effectivement libre de s’y adonner comme il est libre de manger chez McDonalds, de regarder la télévision, ou de voter aux élections. En revanche, ceux qui ne s’en accommodent pas, ou qui prétendent au moins qu’il devrait être possible d’élaborer quelques critères qui ne soient pas purement subjectifs pour parler des produits culturels et juger de leur importance, seraient peut-être d’accord sur ce point de départ minimal : les productions culturelles font partie de la sphère symbolique, de ces structures avec lesquelles les hommes ont toujours tenté de se représenter et de s’expliquer à eux-mêmes la vie et la société, et parfois aussi de les critiquer. On peut s’interroger alors sur la capacité de l’art contemporain à créer des symboles qui ne seraient pas purement personnels, mais qui correspondraient à un vécu plus large, et sur cette base on pourrait risquer quelques opinions sur les créations d’aujourd’hui.

La question ne doit pas être posée de façon abstraite : il ne s’agit pas de déterminer une essence intemporelle de l’art au-delà de ce que nous venons d’énoncer, mais de parler du hic et nunc. Quels sont les traits essentiels de la vie d’aujourd’hui qui demandent une traduction sur le plan symbolique ? Il ne peut pas s’agir simplement d’injustices, de guerres et de discriminations, parce que celles-ci forment depuis longtemps le tissu de l’existence sociale. Plus spécifiquement, l’époque «contemporaine» se distingue par la prévalence désormais totale de ce phénomène que déjà Karl Marx a appelé le fétichisme de la marchandise. Ce terme indique bien plus qu’une adoration exagérée des marchandises, et il ne se réfère pas non plus à une simple mystification. Dans la société moderne — capitaliste et industrielle — presque toute activité sociale prend la forme d’une marchandise, matérielle ou immatérielle. La valeur de la marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production. Ce ne sont pas les qualités concrètes des objets qui décident de leur sort, mais la quantité de travail qui leur est incorporée — et celle-ci s’exprime toujours dans une somme d’argent. Les produits de l’homme commencent ainsi à mener une vie autonome, régie par les lois de l’argent et de son accumulation en capital. Le «fétichisme de la marchandise» est à prendre à la lettre : les hommes modernes — tout comme ceux qu’ils nomment les «sauvages» — vénèrent ce qu’ils ont produit eux-mêmes, en attribuant à leurs idoles une vie indépendante et le pouvoir de les gouverner à leur tour. Il ne s’agit pas d’une illusion ou d’une tromperie, mais du mode de fonctionnement réel de la société marchande. Cette logique de la marchandise domine désormais tous les secteurs de la vie, bien au-delà de l’économie (et la théorie du spectacle de Debord en reste une des meilleures descriptions). Parmi les très nombreuses conséquences de cette religion matérialisée, il faut ici mentionner la suivante : en tant que marchandises, tous les objets et tous les actes sont égaux. Ils ne sont rien d’autre que des quantités plus ou moins grandes de travail accumulé, et donc d’argent. C’est le marché qui exécute cette homologation, au-delà des intentions subjectives des acteurs. Le règne de la marchandise est donc terriblement monotone, et il est même sans contenu. Une forme vide et abstraite, toujours la même, une pure quantité sans qualité — l’argent — s’impose peu à peu à la multiplicité infinie et concrète du monde. La marchandise et l’argent sont indifférents au monde qui n’est pour eux qu’un matériel à utiliser. L’existence même d’un monde concret, avec ses lois et ses résistances, est finalement un obstacle pour l’accumulation du capital qui n’a d’autre but que lui-même. Pour transformer chaque somme d’argent en une somme plus grande, le capitalisme consomme le monde entier — sur le plan social, écologique, esthétique, éthique. Derrière la marchandise et son fétichisme se cache une véritable «pulsion de mort», une tendance, inconsciente mais puissante, à l’«anéantissement du monde».

L’équivalent du fétichisme de la marchandise dans la vie psychique individuelle est le narcissisme. Ici, ce terme n’indique pas seulement une adoration de son propre corps, ou de sa propre personne. Il s’agit d’une grave pathologie, bien connue en psychanalyse : une personne adulte conserve la structure psychique des toutes premières années de son enfance où il n’y a pas encore distinction entre le moi et le monde. Tout objet extérieur est vécu par le narcissique comme une projection de son propre moi, et en revanche ce moi reste terriblement pauvre à cause de son incapacité à s’enrichir dans de véritables relations avec des objets extérieurs — en effet, le sujet, pour ce faire, devrait d’abord reconnaître l’autonomie du monde extérieur et sa propre dépendance à son égard. Le narcissique peut apparaître comme une personne «normale» ; en vérité il n’est jamais sorti de la fusion originaire avec le monde environnant et fait tout pour maintenir l’illusion de toute-puissance qui en découle. Cette forme de psychose, rare à l’époque de Freud, est devenue au cours du siècle l’une des affections psychiques principales ; on peut en voir les traces un peu partout. Non par hasard : on y retrouve la même perte du réel, la même absence de monde — d’un monde reconnu dans son autonomie fondamentale — qui caractérise le fétichisme de la marchandise. D’ailleurs, cette dénégation résolue de l’existence d’un monde indépendant de nos actions et de nos désirs a représenté dès le début le centre de la modernité : c’est le programme énoncé par Descartes lorsqu’il découvre dans l’existence de sa propre personne la seule certitude possible.

Or, on peut s’attendre à ce que l’art contemporain, s’il veut être plus qu’une branche de l’industrie culturelle, tienne compte de ce détraquement si grave du rapport entre l’homme et son monde, qui n’est pas un destin métaphysique, mais la conséquence de la logique de la marchandise. George Lukács reprochait déjà à l’art d’avant-garde son «absence de monde» ; aujourd’hui, ce terme prend une signification nouvelle. Il semble alors légitime d’espérer l’apparition d’œuvres qui laissent entrevoir la possibilité d’arrêter la dérive vers l’inhumain et qui sauvegardent l’horizon ultime d’une réconciliation future entre l’homme et le monde, l’homme et la nature, l’homme et la société, et cela sans trahir cette perspective avec la prétention de sa réalisation immédiate ou déjà advenue. On peut discerner une telle orientation vers la réconciliation dans les œuvres — au sens le plus large — qui prêtent une véritable attention à leur matériel, que ce soit la pierre, le tissu, l’environnement, la couleur ou le son. Le monde est plein d’architectes qui ignorent tout des propriétés des matériaux qu’ils emploient (la nouvelle Bibliothèque nationale à Paris en est un cas d’école), de stylistes qui ne savent pas comment tombe un tissu, de peintres qui seraient incapables de dessiner une pomme. C’est la culture du «projet» pour lequel le matériel n’est trop souvent qu’un support inerte que le sujet peut manipuler pour y déposer ces «idées». C’est une forme de narcissisme et de dénégation du monde, ressenti comme trop indocile aux sentiments de toute-puissance du consommateur. Explorer les potentialités et les limites du matériel, du son, des mots, et voir où on peut arriver ensemble, au lieu de les plier à sa volonté, constitue ainsi un premier pas vers un rapport moins violent avec le monde, les autres hommes, la nature. Cela n’est pas un plaidoyer pour un art «objectif» ou un refus de l’introspection et de toute œuvre où le sujet s’occupe de lui-même : on peut comprendre, et dire, beaucoup de choses sur le «monde» en regardant à l’intérieur de soi (et on peut aussi parler du monde extérieur sans y trouver en vérité autre [chose] que des reflets de soi-même).

La logique fétichiste traverse la société entière, et aussi chaque individu. Elle ne permet pas de distinguer nettement entre acteurs et victimes, oppresseurs et opprimés, exploiteurs et exploités, bons et méchants. Tout un chacun participe à cette logique (mais pas de la même manière). C’est pourquoi la bonne volonté (par exemple, l’intention de se battre contre les préjugés, ou pour les victimes du Sida) ne suffit pas. Pousser les individus à être un peu plus gentils et conviviaux dans leur vie quotidienne, comme le propose l’«esthétique relationnelle», dégrade l’art en thérapie contre la froideur du monde. S’il veut briser la dureté des individus fétichistes et narcissiques, l’art lui-même doit être dur et difficile. Cela ne veut pas dire volontairement cryptique, mais exigeant. Cet art doit heurter — non des conventions morales déjà complètement ébranlées, mais l’entêtement des êtres humains dans leur existence empirique, leur pétrification dans les catégories courantes (ce qui aujourd’hui n’exclut pas la liquéfaction la plus extrême). Idéalement, ce ne sont pas les œuvres qui doivent plaire aux hommes, mais les hommes qui devraient tenter de suffire aux œuvres. Il ne revient pas au spectateur/consommateur de choisir son œuvre, mais à l’œuvre de choisir son public, en déterminant qui est digne d’elle. Ce n’est pas à nous de juger Beethoven ou Malevitch ; ce sont eux qui nous jugent et qui jugent de notre faculté de jugement. L’art, s’il ne veut pas participer à la marche de ce monde, doit s’abstenir de venir à la rencontre des «gens», faciliter leur vie, rendre la société plus sympathique, être utile, plaire ; il reste plus fidèle à sa vocation lorsqu’il s’oppose à la communication facile et s’efforce de confronter son public avec quelque chose de plus «grand» que lui. Il ne faut pas aimer les hommes, mais ce qui les dévore.

Mais est-ce que ce genre d’œuvres va arriver ? Les signaux ne sont guère encourageants. Il est beaucoup plus facile de dresser un constat du monde actuel que d’indiquer des œuvres qui en rendent vraiment compte, ou seulement de les imaginer concrètement. Encore moins voit-on avancer un courant artistique cohérent capable d’assumer l’état du monde, tel que l’ont fait la peinture abstraite réagissant au devenir-abstrait de la vie sociale au début du XXe siècle, ou le surréalistes, d’un côté, et les constructivistes, de l’autre, en offrant différents instruments pour réagir à l’irruption de la société industrielle dans la vie quotidienne et au «désenchantement du monde».

Il faut cependant poser la question : la situation actuelle de l’art contemporain, maintes fois déplorée, est-elle une simple aberration ? Est-ce la faute des artistes, des musées, des institutions ? Peut-on envisager une correction de la situation ? Une grande conférence de tous les professionnels de l’art qui décident de tout changer dans le monde de l’art ? Y a-t-il des artistes à valoriser qui sont actuellement négligés injustement, mais qui pourraient redresser la barre ? Faut-il refaire les programmes des écoles d’art ? Employer autrement les ressources que l’État alloue à la culture ? Rien n’est moins sûr. Le problème est plus grave. C’est l’état actuel de la société, et l’évolution qui l’a amené, qui rend si difficile toute autre situation de l’art. Le problème est que, depuis que quelque chose comme l’«art» existe — à partir de la Renaissance — jamais son rôle social a été si petit, jamais son existence si marginale, bien qu’on n’ait jamais vu une telle quantité d’artistes et une telle masse d’informations et de connaissances artistiques circuler dans le public, et de queues si longues devant les expositions. Le problème de l’art contemporain est son manque total de poids dans la vie collective, et le plus drôle c’est que ses professionnels s’en accommodent parfaitement — parce que ils n’ont jamais gagné autant. Mais y a-t-il des œuvres qui rendront compte, dans cent ans, de ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui ? Et y a-t-il des gens qui en ressentent la nécessité ?

Texte d’Anselm Jappe, auteur de Guy Debord. Essai, Denoël (2001) et Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël (2003).
Critique radicale de la valeur, 11 mai 2009.

jeudi 22 septembre 2011

Diatribe contre la paraplégie scolaire

L’école est-elle vraiment synonyme d’épanouissement, d’égalité des chances et d’accès à de meilleures conditions d’existence ?
N’est-elle pas aussi le lieu où la hiérarchisation sociale se met en place. Le lieu où les enfants apprennent le rôle qu’ils devront jouer dans la société industrielle et le respect de l’expert ?

L’école, l’éducation nationale, est une branche, une racine du vivre-ensemble : elle est nécessairement capitaliste :
Elle apprend que plus on passe de temps à l’école plus on vaut sur le marché, faisant ainsi du savoir un bien, qui comme tous les biens est mis sur le marché, et donc soumis à rareté. Pire, elle forme des cohortes de consommateurs dociles révérant l’expert et donc incapables d’oser encore penser et agir par eux-mêmes. C’est la croissance industrielle elle-même, dit Ivan Illich, qui conduit l’éducation à exercer le contrôle social indispensable à un usage efficient d’un produit, en vue de la croissance, et ainsi de suite. La boucle est boulée. Voila pourquoi nous dit-il, la première tâche d’un révolutionnaire serait de dé-scolariser la société.
L’éducation est capitaliste, c’est normal : il faut bien que l’usine à gaz continue de fonctionner.

INTIMA DYSTOPIA (REDUX)

La temporalité de l’intimité (la mienne en l’occurrence) se vit dans les limbes, écrasée ou empêchée d’exister ailleurs, se déployer lui est devenu impossible. 
 
Lorsqu’elle prend conscience d’elle même c’est de son enveloppe cabossée qu’elle se saisit, bombardée, irradiée qu’elle a été. 
Et ce qui se donne alors comme atmosphère est à la fois viciée et raréfiée. C’est un air qui fait mal, et l’on préfère fermer la porte et retourner au blockhaus du Spectacle, Là OÙ n'est pas, là ou l’on glisse comme des limandes sur un plan de travail.
 
LE SPECTACLE BOMBARDE. CULTIVÉ, ARRACHÉ, MÉCANISÉ, EXPLOITÉ, LE SOMA EST COMPACTÉ. SOUMIS AU FEU PERPÉTUEL DE SA SEULE DIMENSION. LA CROUTE DE BATTANCE SE FORME.  ELLE NOUS ENDURCI LE CRÂNE CAR C'EST AUSSI UN CROUTE D'INDIFFERENCE, ET D'UNE CERTAINE MANIÈRE UNE PROTECTION POUR FAIRE FACE À LA SATURATION. MAIS C'EST UNE COUCHE QUI SIGNIFIE RARÉFACTION EN SOI-MÊME. IL N'Y A QUE LE PLUS GROSSIER, LE PLUS INSTRUMENTALE QUI PUISSE ENCORE RETOURNER CETTE MOTTE D'ESPRIT QU'EST DEVENU MA CONSCIENCE. ET MON INTIME RUISSELLE, RAVINE,  DISPARAÎT, ÉRODÉ.

mercredi 21 septembre 2011

PAS DE CULTURE SANS "LE CULTIVER" - Edward Twitchell Hall


L'homme occidental a créé le chaos en privilégiant ses dons d'analyse aux dépens de ses dons d'intégration de l'expérience.
Grâce aux modèles, nous observons et nous vérifions le fonctionnement des phénomènes. Les hommes s'identifient étroitement aux modèles qui façonnent leur comportement. Tous les modèles théoriques sont incomplets. Par définition, ce sont des abstractions, et ils omettent donc fatalement certains faits. Les éléments censurés sont aussi importants, si ce n'est plus, que les éléments non censurés, car ce sont ces omissions qui donnent structure et forme au système.
En occident, on se préoccupe davantage du contenu et de la signification du modèle que de sa construction, de sa structure, de son fonctionnement et des objectifs qu'il est supposé atteindre.
La planification qui aboutit au découpage de nos activités nous permet de nous concentrer sur une chose à la fois, mais nie l'importance du contexte.
L'espace et son organisation indiquent l'importance d'une personne et sa place dans la hiérarchie. La possibilité de décider de son emploi du temps indique que quelqu'un est arrivé.
Les entreprises commerciales et les administrations subordonnent l'homme à l'organisation, et y parviennent en grande partie grâce à la manière dont elles manipulent les systèmes spatiotemporels.
De nombreux Américains font l'erreur habituelle de confondre leur programme avec la réalité et de retrancher de la vie leur personne. Oublier l'existence du contexte limite notre perception des événements, ce qui influence de façon subtile et profonde notre mode de pensée en le cloisonnant.
Les enfants mais aussi les personnes de tous âges ont une capacité naturelle à apprendre. Bien plus, la connaissance apporte sa propre récompense. Comme on mange ou on fait l'amour, on peut être poussé à apprendre par plaisir. Pourtant la chose s'est déformée dans l'esprit des enseignants qui ont confondus l'étude avec ce qu'ils appellent l'éducation. Ils croient généralement que l'école a le monopole du savoir, et que leur travail consiste à l'inculquer aux enfants. Pendant des millions d'années, les hommes ont appris sans écoles.
Les systèmes techniques sont extériorisés, c'est à dire projeté, et sont poursuivis en dehors du corps.
Une des particularité du phénomène de transfert est que le modèle projeté est considéré comme seul réel et appliqué sans discrimination à des situations nouvelles.
Les projections fragmentent la vie et rendent l'homme étranger à ses actes.
L'image qu'on a des autres est composée en grande partie de projections de divers éléments de sa propre personnalité, ainsi que de ses propres besoins psychiques, qui sont traités comme s'ils étaient innés.
De nos jours, l'homme est constamment en contact avec des inconnus car ses projections ont à la fois élargi son champ d'action et rétréci son univers ; il lui est donc nécessaire de dépasser sa propre culture, ce qui n'est possible qu'en rendant explicites les règles qui l'ordonnent.
Le langage n'est pas un système qui transmet des pensées ou des significations d'un cerveau à un autre, mais un système qui organise l'information et qui délivre des pensées et des réponses à d'autres organismes. On peut communiquer de diverses façons, mais il est impossible de l'implanter dans l'esprit des autres.
Il est très facile et très naturel de considérer les choses de son propre point de vue et d'interpréter un événement comme si ce point de vue était le même partout au monde.
Le lien qui nous attache au travail est très fort. En fait, la réussite professionnelle implique en général une existence entièrement consacrée au travail, et une vie familiale et personnelle reléguée au second plan. Établir des relations profondes avec les autres nous demande un temps très long.
Il n'est jamais possible de comprendre à fond un être humain autre que soi ; et aucun individu ne se comprendra vraiment lui-même. la tache est trop ardue et le temps manque pour démonter tous les mécanismes et les examiner. C'est par là que commence la sagesse dans les relations humaines. Se connaître et comprendre les autres sont deux opérations étroitement liées. Pour connaître les autres il faut d'abord se connaître, et les autres alors vous aident à mieux vous connaître.
Les informations doivent toujours être interprétées dans un contexte. D'ailleurs, elles forment très souvent une partie essentielle du contexte dans lequel le message purement verbal prend son sens. Un contexte n'a jamais de sens spécifique. Et pourtant le sens d'une communication dépend toujours de son contexte.
Sans contexte, le code est incomplet car il ne renferme qu'une partie du message. Un événement est généralement beaucoup plus complexe et riche que les mots qui servent à le décrire. En outre, le système écrit est une abstraction du système verbal et fonctionne comme un système de rappel de paroles. Dans l'opération d'abstraction, à la différence de l'opération de mesure, on retient certaines choses et on ignore inconsciemment les autres.
Ce que l'homme choisit de percevoir, consciemment ou inconsciemment, est ce qui donne signification et structure à son univers. Bien plus, ce qu'il perçoit est déjà ce "qu'il compte faire".
Il est important dans un dialogue de parvenir à se connaître suffisamment pour bien définir ce que chaque personne prend en considération et ce qu'elle néglige. Ceci nous permet de comprendre la relation que la signification entretient avec le contexte. La mise en contexte est un moyen important de faire face à la très grande complexité des transactions humaines et d'éviter l'enlisement du système par dépassement de capacité.
Dans la vie, le code, le contexte et la signification ne peuvent être considérés que comme les différents aspects d'un fait unique.
Les communications riches en contexte agissent comme force d'unification et de cohésion, elles sont durable. Les communications pauvres en contexte n'unifient pas, mais elles peuvent changer facilement et rapidement.
L'instabilité des systèmes faibles en contexte est tout à fait nouvelle pour l'humanité. Bien plus, nous n'avons pas emmagasiné l'expérience qui nous indiquerait le comportement à adopter face à un changement aussi rapide.
La culture française est un mélange inextricable d'institutions et de situations dont le contexte est alternativement riche ou pauvre. Il n'est pas toujours possible pour un étranger de savoir s'y retrouver.
Chaque culture n'est pas seulement un ensemble intégré, mais possède ses propres règles d'apprentissage. Celles-ci sont renforcées par des modèles différents d'organisation globale. Comprendre une culture différente consiste en grande partie à connaître son mode d'organisation, et à savoir comment s'y prendre pour en acquérir la connaissance dans cette culture-là. On n'y parvient pas si l'on s'obstine à se servir de modèles d'enseignement hérités de sa propre culture.
Ceux dont l'action se soumet à des règles et à des autorités sont lents à percevoir la réalité d'un autre système. Projetant ce qu'on leur a enseigné dans le passé, ils adaptent le monde à leur propre modèle.
On n'acquiert pas une pratique en combinant des éléments appris par cœur selon des règles qu'il faut se rappeler en cours d'action. L'opération est trop lente et trop complexe. On apprend par unités globales, qui s'insèrent dans un contexte de situations et peuvent être mémorisées comme des ensembles.
Dans le monde occidental, la négation et la non-reconnaissance des besoins standards de l'homme ont provoqué des déformations inouïes dans notre mode de vie, nos valeurs et le développement de notre personnalité.
Le temps est le principe d'organisation dominant de notre culture. Il s'impose comme une contrainte extérieure, qui étend ses tentacules dans tous les plis et replis de nos actes les plus intimes. Notre système temporel a beaucoup contribué à aliéner l'homme occidental. La maladie peut être due à un désir d'échapper aux contraintes du temps, de retrouver et de redécouvrir son propre rythme, mais à quel prix.
Si quelque chose peut changer la vie, c'est bien la perception du temps. Le temps n'est pas une "simple convention", mais l'un des systèmes les plus fondamentaux qui ordonne l'existence. Sans unification des horaires, la société industrielle n'aurait pas vu le jour. L'horaire est sacré, tout le monde doit s'y plier.
L'éducation influence les processus mentaux, ainsi que le choix de nos solutions. Je ne me réfère pas au contenu de l'éducation mais à la structure des méthodes qui emprisonnent la pensée dans des moules.
L'intelligence n'est pas née avec l'homme et le cerveau mammifère n'a pas commencé à fonctionner avec la scolarisation. Il a évolué sur des millions d'années, en résolvant dans le réel les problèmes de lutte pour la vie.
La vérité est imprimée sur une page, la réalité est image. Tout nous conditionne à l'appauvrissement et à la banalisation de nos informations sensorielles. Nous vivons manipulés par le monde fragmenté et artificiel de la publicité et de la propagande. Le médium est réellement le message.
Le cerveau créateur est un mécanisme qui oublie. Nous ne nous rendons pas compte de l'importance de l'oubli.
L'entraînement ou l'accoutumance modifie l'organisation de l'activité cérébrale dans un sens qui permet au cerveau d'effectuer des taches familières sans avoir recours aux procédés d'analyse, ce qui revient à dire que la tâche relève d'un stéréotype. Nos écoles, nos universités et nos institutions reposent en grande partie sur cette ressource de l'accoutumance.
Les études menées dans le monde entier sur les groupes d'affaires, les équipes sportives et même les armées ont révélé l'existence d'un chiffre idéal pour une équipe de travail. Ce chiffre idéal se situe entre huit et douze individus. Il est possible à huit ou douze personnes de se connaître suffisamment pour exploiter au maximum les ressources du groupe. Dans les groupes dépassant ce nombre, il devient très difficile d'établir un réseau de communication entre tous les individus. On les enferme dans des catégories qui déclenchent le processus de dépersonnalisation. La participation et l'engagement se relâchent, la mobilité en souffre, la direction du groupe se fait manipulatrice et politique.
Dans les écoles on a remplacé le désir naturel d'apprendre par la discipline, qu'on a intégré à la culture. Par une profonde méconnaissance de la biologie des primates, les écoles font du plus intelligent des primates une créature aliénée qui s'ennuie.
Ne pas avoir compris l'importance du jeu dans le développement des êtres humains a eu des conséquences incalculables, car non seulement le jeu est essentiel pour apprendre, mais (contrairement à d'autres pulsions) il est une fin en soi.
La vie scolaire est une excellente préparation à l'acceptation de la bureaucratie adulte: son but est moins la transmission des connaissances que l'enseignement du respect de l'autorité, l'assimilation de ses techniques et le maintien de l'ordre.
Les élèves remuants sont définitivement classés dans la catégorie des "agités", regardés comme des phénomènes et souvent drogués. Les phénomène sont peut-être bien ceux qui parviennent à rester tranquilles sur leurs chaises, et témoignent de l'incroyable faculté d'adaptation de l'espèce humaine. La position assise dans un espace exigu est l'une des pires tortures que l'on puisse infliger à l'espèce humaine.
Nous avons idolâtré l'organisation au détriment de l'individu, introduisant ainsi de force ce dernier dans des moules qui ne lui convenaient pas.
Le savoir est absolument nécessaire pour assurer la survie à la fois de l'individu, de la culture et de l'espèce. Seul l'homme ne grandit, ne mûrit et n'évolue que grâce au désir de savoir. On a trouvé le moyen de transformer l'une des activité humaine les plus enrichissantes qui soient en une expérience pénible, ennuyeuse, monotone, fragmentaire, étroite et abrutissante.
Nous, qui avons été formés par la culture occidentale, sommes convaincus de détenir la vérité que Dieu nous a communiquée par satellite, et tout ce qui ne s'y conforme pas n'est que superstition et déformation qui révèlent des systèmes de pensée inférieurs ou moins évolués. Et cela nous donne le droit de les délivrer de leur obscurantisme pour en faire nos égaux. L'éclatant succès que notre technologie a remporté sur le monde physique a aveuglé Européens et Américains sur les difficultés de leurs propre existences, et leur a donné un sentiment de supériorité totalement injustifié à l'égard de ceux qui n'ont pas atteint le même développement technologique. La science est notre nouvelle religion. Ses affirmations et ses rites ont, pour la plupart, valeur de dogmes.
Le système américain est implicitement très gratifiant pour ceux qui ont des facilités d'expression et d'élocution ainsi que pour ceux qui savent manier les chiffres, puisque rien d'autre ne paie. Aussi, les étudiants sont-ils souvent largués, surmenés, ou rejetés du système, non par manque de dons ou d'intelligence, mais par inadéquation de leurs talents particuliers avec le système.
Par leur nature même, les administrations n'ont ni conscience, ni mémoire, ni esprit. Elles ne servent que leurs intérêts propres, sont amorales et irrationnelles. Ce n'est pas l'injustice sociale mise sur le compte des leaders politiques qui causent les révolutions. C'est quand la bureaucratie se mue en une machine écrasante, inefficace, incapable de répondre aux besoins du public, que les gouvernements tombent.
Les paradigmes culturels font obstacle à la compréhension, parce que chacun de nous est doté par la culture de solides œillères, d'idées préconçues implicites et dissimulées qui contrôlent nos pensées et empêchent la mise à jour des processus culturels.
Il est impossible de dépasser sa propre culture, sans découvrir d'abord ses principaux axiomes cachés et ses croyances implicites sur ce qu'est la vie et la façon de la vivre, de la concevoir, de l'analyser, d'en parler, de la décrire et de la changer. Parce que les cultures sont des entités systématiques (composées de systèmes associés, dans lesquels chaque élément est en relation fonctionnelle et réciproque avec les autres éléments) qui sont fortement reliées au contexte, il est difficile de les décrire de l'extérieur. Une culture donnée ne peut être comprise simplement en termes de contenu et de parties. Il faut connaître l'agencement des parties en un tout, le fonctionnement des systèmes et des dynamismes principaux et la nature de leurs relations. Et ceci nous mène à un point capital : il est impossible de parler convenablement d'une culture uniquement de l'intérieur ou de l'extérieur sans se référer à une autre culture. Les personnes qui possèdent une double culture, ainsi que les situations de contacts culturels, augmentent les occasions de comparaison. Il existe deux autres situations qui mettent à découvert la structure cachée d'une culture : l'éducation des enfants, qui nécessite des explications, et l'écroulement des institutions culturelles traditionnelles tel qu'il se produit en ce moment. La tâche est loin d'être simple. Cependant, la compréhension de nous-même et du monde que nous avons créé, et qui à son tour nous crée, est peut-être la seule tâche vraiment importante que doive affronter aujourd'hui l'humanité.

1979, Edward T. Hall (extraits).


lundi 19 septembre 2011

"Cogitamus" de Bruno Latour (recension)


Dans sa derniére livraison, "Cogitamus, six letttres sur les humanités scientifiques", Bruno Latour nous livre une de ses  tentatives successives de "vulgarisation" de sa pensée (comme dans "la science en action", "petites leçons de sociologie des sciences", etc) Mais si les autres textes ouvraient le champ des possibles vers de nouvelles conception de la sociologie des sciences (et des techniques) celle ci semble opérer un replis sur "l'analyse de controverses" qu'il prolonge par la cartographie de ces mêmes controverses.



On le sait, il y a pour l'auteur la "science en train de se faire", et la science faite, la science "dépliée" (problématique et problématisée) et la science faite pour laquelle la "Nature" est une "essence" de nature fortement idéaliste. La vérité de la science se situerait du coté de la science "dépliée", de ses questionnements et  de ses querelles. Les débats fortement controversé feraient apparaitre selon l'auteur qu'il n'y a pas de science "pure" ou de "science appliquée", mais des "imbroglio de sciences" ou sont mélangés science à proprement parler, mais aussi politique, sociologie, pouvoirs, institutions, instruments, tout ceci  saisi dans un "noeud  gordien" (qu'il conviendrait, justement "de ne pas trancher.)

Ces propos ne sont pas nouveau sous la plume de Bruno Latour, mais ce qui étonne dans un premier temps (et donc interroge, pour reprendre une de ses méthodes privilégiées) c'est la forme "classique" qu'il imprime à cet ouvrage. Présenté sous forme de "lettres", celui ci utilise en effet un ensemble de moyens rhétoriques pour s'inscrire sous la forme "classique". Le premier procédé c'est évidemment la forme "diariste" dont on a pu remarquer depuis une certaine querelle instillée par notre hyperprésident (qui s'étonnait de l'usage des "lettres de madame de Sévignée" dans la selection des fonctionnaires territorial) l'usage "subversif" qui peut en être fait. Le second entraine la réévaluation des  "humanités" dans son sens "classique" mais étendu à une réflexion sur la science (le nouvel enseignement de Bruno Latour à Science Po paris étant intitulé "humanités scientifiques") Les lettres ainsi écrites s'adressent à une étudiante allemande, étudiant à paris via sans doute le programme d'échange européen "Erasmus"... (encore un humaniste, ce qui renvoit aux humanités) Enfin, le "personnage" principal de l'ouvrage semble bien être Descartes et son "Cogito ergo sum" auquel Latour opose son "nous pensons" (Cogitarum "nous pensons", oposé à la version individuelle et analytique de Descartes)

Mais tout en donnant des indices de classissisme, la matiére enseignée est bien ces "sciences studies" qui sont en France combattues et décriée en fonction d'un positivisme obsolète. Bien que l'ouvrage regorge d'exemples "nationaux", c'est bien les références anglo saxonnes qui sont alors convoquées et qui donnent aux exemples pratiques leur saveur... Il n'est besoin, pour s'en convaincre, que de lire l'abondande bibliographie en fin du livre.

On peut alors interpréter ce recours stylistique au "classique" une tactique faite pour échapper à la "science war" qui prend Latour pour cible a partir d'un fort médiocre ouvrage de Sokal et Bricmond "impostures intelectuelles". Mais aussi rassurer les "décideurs", et se mettre dans une position stratégique...

Les humanités scientifiques

Un des modèles, un des inspirateurs de Bruno Latour est, on le sait, Michel Serres. Celui ci, dans son "passage du nord ouest" livre une définition canonique de ce que sont les fameuses "humanités scientifiques" :« Deux cultures se juxtaposent, deux groupes, deux collectivités, deux familles de langues. Ceux qui furent formés aux sciences dès leur enfance ont coutume d’exclure de leur pensée, de leur vie, de leurs actions communes, ce qui peut ressembler à l’histoire et aux arts, aux œuvres de langue, aux œuvres de temps. Instruits incultes, ils sont formés à oublier les hommes, leurs rapports, leurs douleurs, la mortalité. Ceux qui furent formés aux lettres dès leur enfance sont jetés dans ce qu’on est convenu de nommer les sciences humaines, où ils perdent à jamais le monde : œuvres sans arbre ni mer, sans nuage ni terre, sauf dans les rêves ou dans les dictionnaires. Cultivés ignorants, ils se consacrent aux chamailles sans objet, ils n’ont jamais connu que des enjeux, des fétiches ou des marchandises. » Et il tente de rassembler ces deux humanités sous le même chapiteau, qui constitue justement le projet final des "humanités scientifiques".« Je crains que ces deux groupes ne se livrent combat que pour des possessions depuis longtemps raflées par un troisième, parasite, ignorant et inculte à la fois, qui les ordonne et qui les administre, qui jouit de leur division et qui la nourrit » Pour rassembler ces deux groupes, l'épreuve privilégiée qui permet de rassembler ces deux brins épars des "humanités" classique, c'est l'analyse de controverse. En analysant les polémiques mettant en bout des "morceaux de science", des bouts de politiques, des humeurs, des institutions, cela permet de rendre le réseau de leur relations plus visible (B Latour donne l'exemple de l'explosion de la navette "Challenger" comme exemple canonique du passage à un système technique "simple", à un systéme faisant ressortir les alliances, les stratégies, les mélanges....)

Contre Descartes

A l'inverse de Paul Feyerabend, auteur d'un "contre la méthode", ce n'est pas le coté analytique et rationaliste de Descarte que Bruno Latour prétend contester, mais son célébre "Cogito Ergo Sum" ("je pense, donc je suis") Pour Latour, on ne pense jamais seul, "hors sol"... Il ne se situe pas non plus dans la mouvance des "savoirs situés" chers à Donna Haraway (qui mériterait, le concept et son auteur, un billet à lui tout seul) mais dans une conception chorale des imbroglios de science, de culture, de politique et de rhétorique... Cette conception "orchestrale" de la science correspond de plus en plus à l'activité réelle du chercheur, qui est de moins en moins un esprit seul dans son laboratoire, révolutionnant le savoir avec des expériences presques clandestines (pour autant que cette description ne soit pas en réalité une réécriture de fiction), mais dans un processus de plus en plus complexe de références et d'échanges, de citations réciproques et de dispositifs techniques lourds industrialisés (un accelérateur de particule ne ressemble t il pas de plus en plus à une usine ?)

Philosophie des sciences : les cosmos

Une autre notion disputée dans cet ouvrage comme dans l'oeuvre de Bruno Latour est celle de la négation de la "révolution scientifique" comme récit hagiographique trompeur, la sainteté de la Science étant destinée à remplacer les vieilles doctrines religieuses (c'était, on se le rappelle, le projet politique d'Auguste Comte,  celui de remplacer le christianisme par la science positive) Cette notion est bordée par la notion de "cosmos" auquel se serait substituée la notion d'univers : grâce à la "révolution scientifique et technique", le cosmos borné des ancêtres religieux, confondant allègrement les opinions et les faits serait remplacé par un "univers" sans véritable limite. Cela ferait des opinons et des religions un reste désormais sans objet : illusion dangereuse, nous averti l'auteur ! D'autant que la réalité contemporaine utilise plutot la notion de "multivers", mis en exergue par Hugh Everett. Et que la multiplicité des mondes ainsi recréée fait un retour paradoxal à l'antique cosmos par une de ces ruses dont l'histoire est parait il friande...


Cartographie des controverses : du concept aux solutions techniques

Mais l'ouvrage n'est absoluement pas dénuée de visée pratique. La science et les techniques sont aujourd'hui menacées, contestées, discutées et disputées. Les OGM ne sont ils bon qu'a l'enrichissement des firmes semancières et à la vanité de quelques sommitées ayant remplacé le labo par le studio de télévision ? Les nano technologies ne sont elles pas un péril pour la liberté individuelle et pour la santé publique ? Enfin, "the last but not least", le réchauffement climatique n'est il pas l'exemple d'une querelle scientifique et politique impossible ? Face à la montée des contestations, Bruno Latour lui même ne cache pas sa perplexité. Et il propose de prolonger la classique "analyse de controverse" (qu'il pratique depuis plus de 20 ans) par une "cartographie des controverses" qui permet à partir d'éléments nouveaux (outils maintenant disponible sur Internet) de décrire finement tous les développements, tous les détours, toutes les compositions d'un probléme "scientifique, technique, politique, humain". Partant  du constat d'une crise d'autorité du modéle qui confie  à des "Experts" la mainmise  sur  ces problémes complexes , il entend  proposer des outils simples et efficaces  pour  dérouler l'écheveau  complexe des causes et des effets, des intérêts et des passions.

Mais ces outils ne semblent pas non plus d'une efficacité prouvée. Certes, il permettent de mieux comprendre les différents tenants d'un problème, mais non de pouvoir "trancher le noeud gordien". Puisqu'il faut bien qu'à un moment ou à un autre, le lien soit tranché....

Source : Marc TERTRE/MEDIAPART