Depuis que le discours sur les besoins est apparu après la Seconde guerre mondiale,
notamment suite au discours du président américain Harry Truman en 1949 sur le «
développement », de nombreux auteurs se sont mis à critiquer pas
seulement le fait qu'il
existerait des " vrais besoins " (utiles et fondamentaux) et des "
faux besoins " (inutiles et artificiels), mais le concept même de «
besoin » . L'anthropologue Gerard Berthoud dira même que ce concept
n'est pas du
tout assuré et qu'il n'est qu'une prénotion au sens de Durkheim. Face au
discours économique qui naturalise l'économie dans nos vies, des auteurs
ont donc commencé à mettre en cause
l'idée même de l'existence transhistorique d'un «
individu de besoins ».
Les individus sont-ils des individus de besoins ? Nous savons
que l'anthropologie au XXe siècle a montré que dans quantités de
sociétés précapitalistes, l'économie n'y
existait tout simplement pas. La vie économique réglée par le
travail, l'argent, la marchandise, l'échange, etc., n'existait pas. Ces
dernières années, Philippe Descola a même
montré que la vision ou l’idéologie naturaliste (qui distingue la
« nature » et la « culture ») n’est finalement qu’une manière de voir
parmi trois autres
ontologies présentes dans les sociétés humaines dans leur grande
diversité : le totémisme, l’analogisme et l’animisme. La distinction
entre la nature et la culture, ou entre le sauvage et le
domestique ne sont pas du tout d’après lui des éléments
transhistoriques dans les sociétés humaines. Il dit même que la
projection sur toutes les sociétés humaines et toutes les périodes
historiques des notions de « nature » et d’« environnement »,
entraînant des anachronismes à répétition, n’est que la projection de
l’idéologie naturaliste de la société moderne. Ces sociétés ne
se pensent donc pas dans quelque chose que l’on appelle nous « la
nature », elles ne se pensent pas au milieu d’elle, en rapport ou en
relation avec elle, dans le cadre d’un
métabolisme entre l’homme etc. la nature, car tout simplement elles
ne pensent pas la « nature », la « nature » n’existe pas dans ces
sociétés. On ne peut donc expliquer
d’après lui les logiques sociales de ces sociétés précapitalistes et
leurs visions du monde dans les termes de la cosmologie naturaliste
moderne. Autre conséquence toujours d’après Descola,
l’on ne peut pas dire non plus que les sociétés précapitalistes
vivent « en harmonie avec la nature » selon la formule consacrée, car
c’est encore là le point de vue naturaliste qui
projette sa vision sur ces sociétés. De tout cela il faut tirer la
conséquence que les sociétés humaines dans leur grande variété n'ont pas
existé dans leur fondement, leur structure, dans le
cadre d'un métabolisme entre l'homme et la nature (ce que les
philosophes appelent souvent la " première nature ", par exemple chez
Theodor Adorno). Or cette idée est pourtant bien ancrée dans
nos têtes et notre imaginaire moderne complètement économiciste. La
société pas plus que l'individu singulier n'existe pas ce décorum d'un
rapport qui serait premier à la " nature ". Comme si
dira Baudrillard les logiques sociales n'étaient que les projections
des fonctions biologiques des corps individuels. Ce déterminisme
biologique propre à l'idéologie naturaliste moderne,
développe une vision instrumentale des sociétés humaines, qui sont
réduites à de simples moyens utilitaires pour réponde à ce supracontexte
d'un supposé métabolisme avec le corps biologique et la
nature. Marshall Sahlins dans son immense (beaucoup plus qu'Âge de
pierre et d'abondance qui est le plus connu), " Au coeur des sociétés.
Raison utilitaire et raison culturelle ", ou encore dans
sa " Critique de la sociobiologie ". Comme il dit dans son dernier
petit livre traduit en Français, " La nature humaine, une illusion
occidentale " !
Comme vous le savez on distingue traditionnellement trois courants
chez les anthropologues qui s’intéressent à l’économie dans les sociétés
passées : le « formalisme » propre à la
pensée économique classique qui pense à partir d’un homo oeconomicus
qui maximise ses intérêts dans un monde de rareté ; il y a la position
du « substantivisme économique » de Karl
Polanyi et George Dalton qui réfute que l’on puisse projeter la
théorie de l’homo oeconomicus sur les sociétés passées mais qui garde
l’idée que l’économique est une substance universelle mais
qui ne peut pas forcément apparaître de manière visible aux acteurs
sociaux car elle serait « enchâssée » dans des rapports sociaux
non-économiques ; et puis il y aurait la
position « marxiste » (mais souvent ne partage pas le schéma base
superstructure du matérialisme historique) qui proche du substantialisme
économique chercherait à compléter sa
réflexion limitée à la sphère de la circulation, par une réflexion
également sur la sphère de la production, et on retrouve là par exemple
la position de Maurice Godelier. Ce que je trouve très
intéressant dans l’annexe à l'ouvrage de Serge Latouche "
La déraison de la raison économique ", c’est
que l’on y trouve une très forte critique du substantivisme
économique de Polanyi, et que vous n’acceptez pas plus la position
fonctionnaliste de Godelier pour qui ce sont les rapports
politico-religieux qui font fonction de rapports économiques dans les
sociétés précapitalistes. Il me semble essentiel de dégager au-delà
du caractère imparfait de la classification classique, un quatrième
courant qui ne fasse justement plus partie d’aucune
anthropologie économique (une anthropologie non économique de la
reproduction des sociétés), qui nie radicalement la naturalité de
l’objet de cette discipline, l’économique, qui n’est saisi
finalement de manière transhistorique que par un économisme profond
auxquels s’abreuvent ces trois courants précédents. Une position qui
comme vous le dites « récuse radicalement tout
fonctionnalisme, tout naturalisme et tout fétichisme d’une
transhistoricité de l’économique »[1].
Pour revenir à la question de la naturalisation d'un individu de besoins, voici
ci-dessous une fiche de citations sur un article de Jean Baudrillard, « La genèse idéologique des besoins », dans Pour une critique de
l’économie politique du signe, Gallimard, 1972 (texte paru initialement dans Cahiers internationaux de sociologie,
1969). Pour lui avec
l'invention par le discours économique de cet individu de besoins,
il n'y aurait là qu'un formidable réductionnisme qui (dans une vision
fonctionnaliste) assure un mécanisme du pouvoir de la
production de marchandises.
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