"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

lundi 28 mars 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE

Il n’y a pas de « catas­tro­phe envi­ron­ne­men­tale ». Il y a cette catas­tro­phe qu’est l’envi­ron­ne­ment. L’envi­ron­ne­ment, c’est ce qu’il reste à l’homme quand il a tout perdu. Ceux qui habi­tent un quar­tier, une rue, un vallon, une guerre, un ate­lier, n’ont pas d’« envi­ron­ne­ment », ils évoluent dans un monde peuplé de pré­sen­ces, de dan­gers, d’amis, d’enne­mis, de points de vie et de points de mort, de toutes sortes d’êtres. Ce monde a sa consis­tance, qui varie avec l’inten­sité et la qua­lité des liens qui nous atta­chent à tous ces êtres, à tous ces lieux. Il n’y a que nous, enfants de la dépos­ses­sion finale, exilés de la der­nière heure – qui vien­nent au monde dans des cubes de béton, cueillent des fruits dans les super­mar­chés et guet­tent l’écho du monde à la télé – pour avoir un envi­ron­ne­ment. Il n’y a que nous pour assis­ter à notre propre anéan­tis­se­ment comme s’il s’agis­sait d’un simple chan­ge­ment d’atmo­sphère. Pour s’indi­gner des der­niè­res avan­cées du désas­tre, et en dres­ser patiem­ment l’ency­clo­pé­die.
L'INSURRECTION QUI VIENT

jeudi 24 mars 2011

"El pueblo tiene la sensación de que las instituciones ya no le representan"

Fuente : La Tribune.fr - 21/03/2011
Veinte años después de la caída del muro de Berlín, el antropólogo y sociólogo Paul Jorion pronuncia la oración fúnebre del capitalismo. En su nuevo libro (*), analiza las causas de su cercana muerte y nos da algunas pistas para el futuro. 

Usted anunció en 2007 la crisis del capitalismo americano. En su opinión, hoy el capitalismo está agonizando. ¿Para cuando su acta de defunción ?
Su caída es ahora segura ya que ha entrado en una dinámica de implosión que solo podrían frenar medidas que, sabemos ahora con certeza, nuestros dirigentes no tomaran, y cuanto más se tarda  más difícil se hace un eventual enderezamiento de la situación. La aparente mejoría de la bolsa  no nos debe engañar. Los desequilibrios siguen estando presentes. Y la crisis financiera ha arruinado a los Estados. Ya no tienen los medios de financiar una protección social que permitía mantener la creencia de que todo el mundo podía beneficiarse del sistema. No obstante ese sistema es muy duro con aquellos que ya no están bajo su protección. Fíjense en los EEUU: 100.000 personas se manifiestan por las calles del Estado de Wisconsin, en su mayoría blancos de la clase media, para protestar contra la suspensión de sus derechos sindicales. Y Gran Bretaña no podrá desmantelar su protección social sin reacciones. Los movimientos de protesta se multiplicaran y acompañaran la caída del capitalismo.

samedi 19 mars 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE (REFLEXION)


(UNE SITUATION DE TRANSHUMANCE SE DOIT DE TEMPS  À AUTRE DE FAIRE RETOUR 
SUR CE QUI LA DÉTERMINE, C'EST À DIRE  FAIRE RETOUR À UNE THÉORIE DES AFFECTS)


ÉTHIQUE. PRAXIS. RÈGLES D'AFFECTATION.
C’est dans les scolies que SPINOZA dit ce qu’est une éthique, faire une éthique c’est faire une théorie et une pratique des pouvoirs d’être affecté, et une éthique ça s’oppose à une satirique. Ce qu’il appelle une satirique c’est assez formidable : c’est tout ce qui se complaît d’une manière ou d’une autre aux affects tristes, tout ce qui est dépréciatif et dépressif. Ça c’est la satirique. Il va de soi que sous le nom de satirique c’est toute la morale qui y passe.

jeudi 17 mars 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE

LE SENS DU VENT. Notes sur la nucléarisation de la France au temps des illusions renouvelables. Extraits :
« (…)Le legs le plus accablant, à cet égard, provient bien sûr de l’industrie nucléaire. Même si un vaste mouvement d’émancipation parvenait à établir une société plus aimable et débarrassée de l’électricité nucléaire, l’écho radioactif de l’industrie atomique, avec ses centrales à neutraliser et ses déchets à « surveiller », s’y ferait encore entendre de façon lancinante. L’Etat français a donc efficacement mené sa politique de la terre brûlée. Quand bien même nous le contraindrions à vider les lieux, il nous laisserait la trace douloureusement indélébile de son passage : non seulement des immondices éternelles mais au surplus – on l’oublie souvent – l’obligation de sauvegarder les compétences indispensables pour les contenir.
La seule existence de ce fardeau nucléaire pourrait suffire à éteindre bon nombre de désirs d’autonomie et de lutte. Et l’on sait que les fardeaux ne manquent pas par ailleurs, s’agissant de l’environnement naturel. Nous sommes à vrai dire devant ce simple choix : demeurer dans l’empoisonnement industriel et la servitude, ou chercher la voie de la liberté, avec ses promesses et ses risques, malgré l’héritage empoisonné de l’industrialisation. Les « réalistes » en la matière ne sont pas ceux que l’on croit : contrairement à ce que bégaient tant de fumeux réformistes, seule l’énergie libérée par une révolution permettrait de se colleter sérieusement avec cet « héritage ». Les objecteurs de croissance qui prétendent « décoloniser les imaginaires » en colonisant le cadre institutionnel existant, et qui attribuaient à quelque « détestation du genre humain » le simple constat de leur arrivisme politicien, ceux-là se trompaient assurément en nous comptant parmi leurs « partenaires potentiels »,. De même que la société industrielle accentue chaque jour son emprise sur nos vies, l’élémentaire nécessité de se délivrer des illusions à son sujet devient chaque jour plus pressante. Contribuer quelque peu à cette première délivrance, telle était ici notre ambition. »
Livre édité par les Editions de l’Encyclopédie des Nuisances en avril 2010.

BUTOH - KAZUO ONO

Catastrophe nucléaire : on vous l’avait bien dit


jeudi 17 mars 2011 par Pièces et main d’œuvre
« L’apocalypse » en cours au Japon est tout sauf inattendue et imprévue. On peut en dire comme de bien d’autres malheurs : vous en savez déjà suffisamment, nous aussi. Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut, ce qui nous manque, c’est le courage d’admettre ce qui nous arrive et d’en tirer enfin les conséquences. Voici cinquante ans que nous vous mettons en garde, nous, prophètes de malheur, oiseaux de mauvais augure, cassandres, obscurantistes, rabat-joie, écolos rétrogrades, punitifs, intégristes, ayatollah verts, anarchistes irresponsables, baba cool… Cinquante ans que vous nous invitez à retourner vivre dans une caverne d’Ardèche, vêtus de peaux de bêtes, éclairés à la bougie et nourris de lait de chèvre.

Vous n’avez jamais eu le temps ni l’envie de vous opposer au nucléaire. Vous n’avez jamais manifesté, pas même contre SuperPhénix à Malville en 1977. À Grenoble, vous vous êtes accommodés des années durant de la présence de trois réacteurs nucléaires en zone urbaine (Siloë, Siloette, Institut Laue Langevin). Votre mode de vie n’est pas négociable. Vous vous éclairez au nucléaire, à en tuer l’obscurité nocturne dans les villes ; vous vous chauffez au nucléaire ; vous produisez et consommez au nucléaire ; vous vous connectez au nucléaire ; vous vous déplacez au nucléaire (TGV, voitures électriques) ; vous travaillez pour le nucléaire et vos emplois valent plus que vos vies. Vous votez pour le nucléaire, vous élisez maire de Grenoble Hubert Dubedout, Michel Destot, ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique, et bien d’autres de leurs semblables dans la cuvette. Vous vivez par le nucléaire, il n’est que trop normal que vous mourriez par le nucléaire ; lentement à coup de cancers disséminés dans l’environnement ; brutalement quand « l’accident qu’on ne pouvait pas prévoir » fait enfin sauter Bugey, Cruas, le Tricastin ou l’une des 58 centrales qui vérolent le pays le plus nucléarisé du monde. Jamais vous ne vous y êtes opposés. Le nucléaire paie la taxe professionnelle, vos piscines municipales, vos salles polyvalentes, vos courts de tennis. Vous l’avez choisi. Vous l’avez mérité. Pas de jérémiades le jour où vous devrez bondir avec toute votre famille dans votre voiture pour fuir une zone irradiée et bouclée par l’armée. Ne nous parlez pas de vos enfants, des générations futures, de leur avenir, de « développement durable » et « d’énergies alternatives ». Toute votre existence prouve assez que vous vous moquez de ces mots creux. Que si ces lignes vous scandalisent, joignez le geste à la parole et prouvez enfin par vos actes que vous n’êtes pas complices du sort qu’on vous fait. Mais comment le croire.

Vous en savez suffisamment, nous aussi. Mais qu’à cela ne tienne, on va faire semblant encore une fois. On va encore une fois faire comme s’il vous manquait les informations et les idées pour vous faire une opinion et agir en conséquence. Et vous pourrez toujours nous renvoyer dans nos cavernes d’Ardèche.

***

Tandis que fondent les réacteurs nucléaires à Fukushima, experts et décideurs s’empoignent sur les avantages comparatifs entre désastre nucléaire, climatique (pétrole, charbon, gaz de schiste) et alternatif (photovoltaïque, éolien). Et chacun de nier l’évidence : il n’y a pas de survie à long terme pour les goinfres. La course à la croissance nous condamne, et ceux qui placent l’économie, l’emploi et l’argent avant la vie sont coupables. Les victimes de Tchernobyl, de Fukushima et des prochaines catastrophes sont victimes de la voracité, que les technocrates dissimulent sous l’impératif de l’innovation. C’est un ingénieur nucléaire qui le dit : "A travers elle (NDR : l’innovation) apparaît le développement des activités économiques qui génère lui-même des emplois pour l’ensemble de nos concitoyens. Il y a là une véritable mine d’or, prenons-en conscience." Ainsi parle Michel Destot, maire CEA-PS de Grenoble, toujours prompt à louer la dernière « révolution technologique majeure porteuse de nombreuses promesses pour notre santé, notre qualité de vie, l’avenir environnemental de la planète » , et qui n’a pas trouvé le temps, cinq jours après le début de la catastrophe nucléaire japonaise, de commenter cette expérience scientifique à ciel ouvert. Mercredi 16 mars 2011, son blog titre en une sur la « 9e édition des Trophées des sports ».

En janvier 2007, Pièces et main d’œuvre publiait « Minatec survolté, énergie engouffrée », texte qui soulignait l’un des innombrables mensonges des nécrotechnologies. L’industrie high-tech n’est pas plus propre ou « économe » que la métallurgie ou la pétrochimie. L’ouverture de Minatec fait bondir la consommation électrique de Grenoble de 17,6 %. Pour répondre aux besoins énergétiques des labos de nanotechnologies (vous savez, ces technologies qui nous sauveront de la catastrophe écologique), Gaz et Electricité de Grenoble a créé un nouveau poste d’alimentation délivrant « une puissance exceptionnelle de 70 mégawatts » (GEG Infos, 2006). Du côté de la « Silicon Valley grenobloise », à Crolles, l’Alliance STMicroelectronics/IBM et son usine à puces électroniques engloutissaient 370 millions de kWh en 2008, contre 320 en 2004, soit une augmentation de 16 % en quatre ans . François Brottes, député-maire de Crolles, à propos de la rénovation d’un poste de transformation électrique 225 000 volts dans le Grésivaudan : « C’est vital sur notre territoire, où beaucoup d’emplois dépendent d’un approvisionnement en énergie sûr et continu. Si le fabricant de semi-conducteurs STMicroelectronics a choisi de s’implanter à Crolles, c’est parce que nous avons pu lui apporter des garanties sur la fourniture d’électricité. » Comme pour l’eau, faut-il le rappeler.

La « révolution industrielle » des nanotechnologies exige toujours plus d’énergie, pour faire tourner les « fab » de nanomatériaux et de puces électroniques. Pire, elle crée un monde encore plus vorace en électricité. Comment croyez-vous que fonctionnent les gadgets que vous accumulez sur injonction publicitaire, par peur de rater la dernière vague du progrès ? Votre portable, votre ordinateur, votre lecteur DVD, votre écran plat, votre box Internet, votre lecteur MP3, votre tablette numérique, votre machin à lire des « livres électroniques », à quoi tournent-ils ? Cette quincaillerie moderne et tellement pratique nous précipite dans l’abîme – carbonique ou nucléaire. Écoutez cet expert de la Direction régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement (DRIRE Rhône-Alpes) : "On ne pourra jamais répondre aux besoins actuels avec ces énergies alternatives".

La vie numérique et connectée que nous vendent Minatec, Minalogic et les boîtes pour lesquelles travaillent les ingénieurs grenoblois contient, parmi ses multiples promesses, celle des futures catastrophes nucléaires. Voyez plutôt :

- chaque recherche sur Google brûle autant qu’une ampoule basse consommation pendant une heure .
- les technologies de l’information et de la communication (TIC) gaspillent 13,5 % de la consommation électrique française (soit 58,5 TWh) ; les téléviseurs à écran plat et leurs périphériques (décodeurs, équipement TNT) constituent le coût le plus important. Avec un taux de croissance moyen de 10 %, les TIC pèseront pour 20 % de la consommation d’électricité française dès 2012 - soient 9 centrales nucléaires.
- la consommation d’électricité dans le secteur résidentiel de l’Union européenne a crû ces dernières années à un rythme comparable à celui du PIB global (10,8 %). Cette demande croissante est due à l’usage généralisé d’appareils comme le lave-vaisselle, le sèche-linge, le climatiseur, l’ordinateur personnel, et à l’essor de l’électronique grand public et des équipements informatiques et de communication - décodeurs, lecteurs de DVD, équipements à haut débit et téléphones sans fil (source : Reuters).
- en 2006 les « datacenters » (qui hébergent des serveurs informatiques et équipements de télécommunications) aux Etats-Unis ont consommé 61 milliards de kWh - l’équivalent de la consommation du Royaume-Uni en deux mois – soit deux fois plus que cinq ans plus tôt .
- selon un chercheur de l’université de Dresde, Internet consommera dans 25 ans autant d’électricité que l’humanité en 2008 (source : www.dotgreen.fr).

Les technologies numériques tuent ces jours-ci au Japon. Ceux qui vous disent qu’on peut à l’infini augmenter la production et la consommation, le pillage des ressources naturelles, la pollution du milieu naturel, sont des criminels qui vous mentent et nient la réalité. Les limites de la Terre s’imposent à nous et nous imposent des choix. Ce n’est pas grave. Nous n’avons pas besoin d’objets « intelligents ». Nous avons besoin d’être intelligents, de déchirer le voile de la propagande techno-scientiste, de refuser la consommation meurtrière et abrutissante, de jouir de notre existence de Terriens.

La vie est tout ce que nous avons. Ce n’est pas parce qu’EDF, Areva et le CEA nous détruisent que nous devons être leurs complices. Débranchons-nous.

On vous l’avait bien dit
Version prête à circuler
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VOIES DE L'INITIATION: LA VOIE DU MILIEU








  La voie du milieu n'est subtile que pour celui qui s'est aventuré aux limites du système, de son système, qui s'est poussé aux limites comme système, qui s'est reconnu comme système. C'est tout le contraire de l'opportunisme: si tu ne connaît que la santé, tu ne connaît que la moitié de la vie.




mercredi 16 mars 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE





Es más fácil pedir prestadas ideas y conceptos que experimentar sentimientos e imágenes para animarse a que las nuestras re-suenen. 


 El tener conceptos, en cambio, no nos pide pruebas de que las ideas hayan resonado en algún espacio sensible y afectivo, donde lo finito y infinito dentro de uno mismo tropiezan.

mercredi 9 mars 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE (sentiment)

La honte d’être un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant.

vendredi 4 mars 2011

SITUATION DE TRANSHUMANCE


moi : "Miroir mon bon miroir", le monde arabe me dit "je n’ai pas besoin de ton miroir".


le miroir : Pour tout dire, j’ai surtout l’impression que "ton" miroir à changer de main en quelque sorte: c’est à toi aujourd'hui de te redéfinir par rapport à l’image que te renvoie ces événements.
Il est temps que l'occidental que tu est se redécouvre aussi méditerranéen qu'atlantiste. C'est du moins là son berceau...on ne devrait pas renier ses origines.

Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu

Une fable a dominé les dernières décennies, leurrant pour une grande part pensées politiques et philosophies. Contée après 1968, elle voulait faire croire que nous étions entrés dans l’âge du « temps libre », de la « permissivité » et de la « flexibilité » des structures sociales, bref, dans la société des loisirs et de l’individualisme. Théorisé sous le nom de société postindustrielle, ce conte influença et fragilisa notablement la philosophie « postmoderne ». Il inspira les sociaux-démocrates, prétendant que nous étions passés de l’époque des masses laborieuses et consommatrices de l’âge industriel au temps des classes moyennes ; le prolétariat serait en voie de disparition.
Non seulement, chiffres en main, ce dernier demeure très important, mais, les employés s’étant largement prolétarisés (asservis à un dispositif machinique qui les prive d’initiatives et de savoirs professionnels), il a crû. Quant aux classes moyennes, elles sont paupérisées. Parler de développement des loisirs – au sens d’un temps libre de toute contrainte, d’une « disponibilité absolue », dit le dictionnaire – n’a rien d’évident, car ils n’ont pas du tout pour fonction de libérer le temps individuel, mais bien de le contrôler pour l’hypermassifier : ce sont les instruments d’une nouvelle servitude volontaire. Produits et organisés par les industries culturelles et de programmes, ils forment ce que Gilles Deleuze a appelé les sociétés de contrôle. Celles-ci développent ce capitalisme culturel et de services qui fabrique de toutes pièces des modes de vie, transforme la vie quotidienne dans le sens de ses intérêts immédiats, standardise les existences par le biais de « concepts marketing ». Ainsi celui de lifetime value, qui désigne la valeur économiquement calculable du temps de vie d’un individu, dont la valeur intrinsèque est désingularisée et désindividuée.
Le marketing, comme le vit Gilles Deleuze, est bien devenu l’« instrument du contrôle social ». La société prétendument « postindustrielle » est au contraire devenue hyperindustrielle. Loin de se caractériser par la domination de l’individualisme, l’époque apparaît comme celle du devenir grégaire des comportements et de la perte d’individuation généralisée.
Le concept de perte d’individuation introduit par Gilbert Simondon exprimait ce qui advint au XIXe siècle à l’ouvrier soumis au service de la machine-outil : il perdit son savoir-faire et par là même son individualité, se trouvant ainsi réduit à la condition de prolétaire. Désormais, c’est le consommateur qui est standardisé dans ses comportements par le formatage et la fabrication artificielle de ses désirs. Il y perd ses savoir-vivre, c’est-à-dire ses possibilités d’exister. Les remplacent les normes substituées par les marques aux modes que Mallarmé considérait dans La Dernière Mode. « Rationnellement » promues par le marketing, celles-ci ressemblent aux « bibles » qui régissent le fonctionnement des commerces de restauration rapide franchisés, et auxquelles les concessionnaires doivent se conformer à la lettre, sous peine de rupture de contrat, voire de procès.
Cette privation d’individuation, donc d’existence, est dangereuse à l’extrême : Richard Durn, l’assassin de huit des membres du conseil municipal de Nanterre, confiait à son journal intime qu’il avait besoin de « faire du mal pour, au moins une fois dans [sa] vie, avoir le sentiment d’exister ».
Freud écrivait en 1930 que, bien que doté par les technologies industrielles des attributs du divin, et « pour autant qu’il ressemble à un dieu, l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux ». C’est exactement ce que la société hyperindustrielle fait des êtres humains : les privant d’individualité, elle engendre des troupeaux d’êtres en mal d’être ; et en mal de devenir, c’est-à-dire en défaut d’avenir. Ces troupeaux inhumains auront de plus en plus tendance à devenir furieux – Freud, dans Psychologie des foules et analyse du moi, esquissait dès 1920 l’analyse de ces foules tentées de revenir à l’état de horde, habitées par la pulsion de mort découverte dans Au-delà du principe de plaisir, et que Malaise dans la civilisation revisite dix ans plus tard, tandis que totalitarisme, nazisme et antisémitisme se répandent à travers l’Europe.
Bien qu’il parle de la photographie, du gramophone et du téléphone, Freud n’évoque ni la radio ni – et c’est plus étrange – ce cinéma utilisé par Mussolini et Staline, puis par Hitler, et dont un sénateur américain disait aussi, dès 1912, « trade follows films » (le marché suit les films). Il ne semble pas non plus imaginer la télévision, dont les nazis expérimentent une émission publique dès avril 1935. Au même moment, Walter Benjamin analyse ce qu’il nomme le « narcissisme de masse » : la prise de contrôle de ces médias par les pouvoirs totalitaires. Mais il ne semble pas mesurer plus que Freud la dimension fonctionnelle – dans tous les pays, y compris démocratiques – des industries culturelles naissantes.

Misère psychologique de masse

En revanche, Edward Bernays, double neveu de Freud, les théorise. Il exploite les immenses possibilités de contrôle de ce que son oncle appelait l’« économie libidinale ». Et de développer les relations publiques, techniques de persuasion inspirées des théories de l’inconscient qu’il mettra au service du fabricant de cigarettes Philip Morris vers 1930 – au moment où Freud sent monter en Europe la pulsion de mort contre la civilisation. Mais ce dernier ne s’intéresse pas à ce qui se passe alors en Amérique. Sauf à travers une très étrange remarque. Il se dit d’abord obligé d’« envisager aussi le danger suscité par un état particulier qu’on peut appeler “la misère psychologique de masse”, et qui est créé principalement par l’identification des membres d’une société les uns aux autres, alors que certaines personnalités à tempérament de chef ne parviennent pas (…) à jouer ce rôle important qui doit leur revenir dans la formation d’une masse ». Puis il affirme que « l’état actuel de l’Amérique fournirait une bonne occasion d’étudier ce redoutable préjudice porté à la civilisation. Je résiste à la tentation de me lancer dans la critique de la civilisation américaine, ne tenant pas à donner l’impression de vouloir moi-même user de méthodes américaines ».
Il faudra attendre la dénonciation par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer du « mode de vie américain » pour que la fonction des industries culturelles soit véritablement analysée, au-delà de la critique des médias apparue dès les années 1910 avec Karl Kraus.
Même si leur analyse reste insuffisante ( ils reprennent à leur compte la pensée kantienne du schématisme sans voir que les industries culturelles requièrent justement la critique du kantisme), ils comprennent que les industries culturelles forment un système avec les industries tout court, dont la fonction consiste à fabriquer les comportements de consommation en massifiant les modes de vie. Il s’agit d’assurer ainsi l’écoulement des produits sans cesse nouveaux engendrés par l’activité économique, et dont les consommateurs n’éprouvent pas spontanément le besoin. Ce qui entraîne un danger endémique de surproduction et donc de crise économique, qu’il n’est possible de combattre – sauf à remettre en cause l’ensemble du système – que par le développement de ce qui constitue, aux yeux d’Adorno et de Horkheimer, la barbarie même.
Après la seconde guerre mondiale, le relais de la théorie des relations publiques fut pris par la « recherche sur les mobiles », destinée à absorber l’excédent de production au moment du retour de la paix – évalué à 40 %. En 1955, une agence de publicité écrit : ce qui fait la grandeur de l’Amérique du Nord, « c’est la création de besoins et de désirs, la création du dégoût pour tout ce qui est vieux et démodé » – la promotion de goûts suppose ainsi celle du dégoût, qui finit par affecter le goût lui-même. Le tout fait appel au « subconscient », notamment pour surmonter les difficultés rencontrées par les industriels à pousser les Américains à acheter ce que leurs usines pouvaient produire.
Dès le XIXe siècle, en France, des organes facilitaient l’adoption des produits industriels qui venaient bouleverser les modes de vie et luttaient contre les résistances suscitées par ces bouleversements : ainsi la création de la « réclame » par Emile de Girardin et celle de l’information par Louis Havas. Mais il faudra attendre l’apparition des industries culturelles (cinéma et disque) et surtout de programmes (radio et télévision) pour que se développent les objets temporels industriels. Ceux-ci permettront un contrôle intime des comportements individuels, transformés en comportements de masse – alors que le spectateur, isolé devant son appareil, à la différence du cinéma, conserve l’illusion d’un loisir solitaire.
C’est aussi le cas de l’activité dite « de temps libre » qui, dans la sphère hyperindustrielle, étend à toutes les activités humaines le comportement compulsif et mimétique du consommateur : tout doit devenir consommable – éducation, culture et santé, aussi bien que lessives et chewing-gums. Mais l’illusion qu’il faut donner pour y parvenir ne peut que provoquer frustrations, discrédits et instincts de destruction. Seul devant mon téléviseur, je peux toujours me dire que je me comporte individuellement ; mais la réalité est que je fais comme les centaines de milliers de téléspectateurs qui regardent le même programme.
Les activités industrielles étant devenues planétaires, elles entendent réaliser de gigantesques économies d’échelle, et donc, par des technologies appropriées, contrôler et homogénéiser les comportements : les industries de programmes s’en chargent à travers les objets temporels qu’elles achètent et diffusent afin de capter le temps des consciences qui forment leurs audiences et qu’elles vendent aux annonceurs.
Un objet temporel – mélodie, film ou émission de radio – est constitué par le temps de son écoulement, ce qu’Edmund Husserl nomme un flux. C’est un objet qui passe. Il est constitué par le fait que, comme les consciences qu’il unit, il disparaît à mesure qu’il apparaît. Avec la naissance de la radio civile (1920), puis les premiers programmes de télévision (1947), les industries de programmes produisent des objets temporels qui coïncident dans le temps de leur écoulement avec l’écoulement du temps des consciences dont ils sont les objets. Cette coïncidence permet à la conscience d’adopter le temps de ces objets temporels. Les industries culturelles contemporaines peuvent ainsi faire adopter aux masses de spectateurs le temps de la consommation du dentifrice, du soda, des chaussures, des autos, etc. C’est presque exclusivement ainsi que l’industrie culturelle se finance.
Or une « conscience » est essentiellement une conscience de soi  : une singularité. Je ne peux dire je que parce que je me donne mon propre temps. Enormes dispositifs de synchronisation, les industries culturelles, en particulier la télévision, sont des machines à liquider ce soi dont Michel Foucault étudiait les techniques à la fin de sa vie. Lorsque des dizaines, voire des centaines de millions de téléspectateurs regardent simultanément le même programme en direct, ces consciences du monde entier intériorisent les mêmes objets temporels. Et si, tous les jours, elles répètent, à la même heure et très régulièrement, le même comportement de consommation audiovisuelle parce que tout les y pousse, ces « consciences » finissent par devenir celle de la même personne – c’est-à-dire personne. L’inconscience du troupeau libère un fonds pulsionnel que ne lie plus un désir – car celui-ci suppose une singularité.
Au cours des années 1940, l’industrie américaine met en œuvre des techniques de marketing qui ne cesseront de s’intensifier, productrices d’une misère symbolique, mais aussi libidinale et affective. Cette dernière conduit à la perte de ce que j’ai appelé le narcissisme primordial.
La fable postindustrielle ne comprend pas que la puissance du capitalisme contemporain repose sur le contrôle simultané de la production et de la consommation réglant les activités des masses. Elle repose sur l’idée fausse que l’individu est ce qui s’oppose au groupe. Simondon a parfaitement montré, au contraire, qu’un individu est un processus, qui ne cesse de devenir ce qu’il est. Il ne s’individue psychiquement que collectivement. Ce qui rend possible cette individuation intrinsèquement collective, c’est que l’individuation des uns et des autres résulte de l’appropriation par chaque singularité de ce que Simondon appelle un fonds préindividuel commun à toutes ces singularités.
Héritage issu de l’expérience accumulée des générations, ce fonds préindividuel ne vit que dans la mesure où il est approprié singulièrement et ainsi transformé par la participation des individus psychiques qui partagent ce fonds commun. Mais ce n’est un partage que s’il est à chaque fois individué, et il ne l’est que dans la mesure où il est singularisé. Le groupe social se constitue comme composition d’une synchronie, dans la mesure où il se reconnaît dans un héritage commun, et d’une diachronie, dans la mesure où il rend possible et légitime l’appropriation singulière du fonds préindividuel par chaque membre du groupe.
Les industries de programmes tendent au contraire à opposer synchronie et diachronie, en vue de produire une hypersynchronisation qui rend tendanciellement impossible l’appropriation singulière du fonds préindividuel constitué par les programmes. La grille de ceux-ci se substitue à ce qu’André Leroi-Gourhan nomme les programmes socio-ethniques : elle est conçue pour que mon passé vécu tende à devenir le même que celui de mes voisins, et que nos comportements se grégarisent.
Un je est une conscience consistant en un flux temporel de ce que Husserl appelle des rétentions primaires, c’est-à-dire ce que la conscience retient dans le maintenant du flux en quoi elle consiste. Ainsi la note qui résonne dans une note se présente à ma conscience comme le point de passage d’une mélodie : la note précédente y reste présente, maintenue dans et par le maintenant ; elle constitue la note qui la suit en formant avec elle un rapport, l’intervalle. Comme phénomènes que je reçois et que je produis (une mélodie que je joue ou entends, une phrase que je prononce ou entends, des gestes ou des actions que j’accomplis ou que je subis, etc.), ma vie consciente consiste essentiellement en de telles rétentions.
Or ces dernières sont des sélections : je ne retiens pas tout ce qui peut être retenu. Dans le flux de ce qui apparaît, la conscience opère des sélections qui sont les rétentions en propre : si j’écoute deux fois de suite la même mélodie, ma conscience de l’objet change. Et ces sélections se font à travers les filtres en quoi consistent les rétentions secondaires, c’est-à-dire les souvenirs de rétentions primaires antérieures, que conserve la mémoire et qui constituent l’expérience.

Ruine du narcissisme

La vie de la conscience consiste en de tels agencements de rétentions primaires, filtrées par des rétentions secondaires, tandis que les rapports des rétentions primaires et secondaires sont surdéterminés par les rétentions tertiaires : les objets supports de mémoire et les mnémotechniques, qui permettent d’enregistrer des traces – notamment ces photogrammes, phonogrammes, cinématogrammes, vidéogrammes et technologies numériques formant l’infrastructure technologique des sociétés de contrôle à l’époque hyperindustrielle.
Les rétentions tertiaires sont ce qui, tel l’alphabet, soutient l’accès aux fonds préindividuels de toute individuation psychique et collective. Il en existe dans toutes les sociétés humaines. Elles conditionnent l’individuation, comme partage symbolique, que rend possible l’extériorisation de l’expérience individuelle dans des traces. Lorsqu’elles deviennent industrielles, les rétentions tertiaires constituent des technologies de contrôle qui altèrent fondamentalement l’échange symbolique : reposant sur l’opposition des producteurs et des consommateurs, elles permettent l’hypersynchronisation des temps des consciences.
Celles-ci sont donc de plus en plus tramées par les mêmes rétentions secondaires et tendent à sélectionner les mêmes rétentions primaires, et à toutes se ressembler : elles constatent dès lors qu’elles n’ont plus grand-chose à se dire et se rencontrent de moins en moins. Les voilà renvoyées vers leur solitude, devant ces écrans où elles peuvent de moins en moins consacrer leur temps au loisir – un temps libre de toute contrainte.
Cette misère symbolique conduit à la ruine du narcissisme et à la débandade économique et politique. Avant d’être une pathologie, le narcissisme conditionne la psyché, le désir et la singularité. Or, si, avec le marketing, il ne s’agit plus seulement de garantir la reproduction du producteur, mais de contrôler la fabrication, la reproduction, la diversification et la segmentation des besoins du consommateur, ce sont les énergies existentielles qui assurent le fonctionnement du système, comme fruits du désir des producteurs, d’un côté, et des consommateurs, de l’autre : le travail, comme la consommation, représente de la libido captée et canalisée. Le travail en général est sublimation et principe de réalité. Mais le travail industriellement divisé apporte de moins en moins de satisfaction sublimatoire et narcissique, et le consommateur dont la libido est captée trouve de moins en moins de plaisir à consommer : il débande, transi par la compulsion de répétition.
Dans les sociétés de modulation que sont les sociétés de contrôle, il s’agit de conditionner, par les technologies audiovisuelles et numériques de l’aisthesis, les temps de conscience et l’inconscient des corps et des âmes. A l’époque hyperindustrielle, l’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe. Tous ne sont pas également exposés au contrôle. Nous vivons en cela une fracture esthétique, comme si le nous se divisait en deux. Mais nous tous, et nos enfants plus encore, sommes voués à ce sombre destin – si rien n’est fait pour le surmonter.
Le XXe siècle a optimisé les conditions et l’articulation de la production et de la consommation, avec les technologies du calcul et de l’information pour le contrôle de la production et de l’investissement, et avec les technologies de la communication pour le contrôle de la consommation et des comportements sociaux, y compris politiques. A présent, ces deux sphères s’intègrent. Le grand leurre n’est plus, cette fois, la « société de loisir », mais la « personnalisation » des besoins individuels. Félix Guattari parlait de production de « dividuels », c’est-à-dire de particularisation des singularités par leur soumission aux technologies cognitives.
Ces dernières permettent – à travers l’identification des utilisateurs (users profiling) et autres méthodes de contrôle nouvelles – un usage subtil du conditionnement en appelant à Pavlov autant qu’à Freud. Ainsi les services qui incitent les lecteurs d’un livre à lire d’autres livres lus par d’autres lecteurs de ce même livre. Ou encore les moteurs de recherche qui valorisent les références les plus consultées, renforçant du coup leur consultation et constituant un Audimat extrêmement raffiné.
Désormais, les mêmes machines numériques pilotent, par les mêmes normes et standards, les processus de production des machines programmables des ateliers flexibles télécommandés par le contrôle à distance (remote control), la robotique industrielle étant devenue essentiellement une mnémotechnologie de production. Mises au service du marketing, elles organisent aussi la consommation. Contrairement à ce que croyait Benjamin, il ne s’agit pas du déploiement d’un narcissisme de masse, mais à l’inverse de la destruction massive du narcissisme individuel et collectif par la constitution des hypermasses. C’est à proprement parler la liquidation de l’exception, c’est-à-dire la grégarisation généralisée induite par l’élimination du narcissisme primordial.
A des imaginaires collectifs et à des histoires individuelles noués au sein de processus d’individuation psychique et collective, les objets temporels industriels substituent des standards de masse, qui tendent à réduire la singularité des pratiques individuelles et leurs caractères d’exceptions. Or l’exception est la règle, mais une règle qui n’est jamais formulable : elle ne se vit qu’en l’occurrence d’une irrégularité, c’est-à-dire n’est pas formalisable et calculable par un appareil de description régulier applicable à tous les cas que constituent les différentes occurrences de cette règle par défaut. C’est pourquoi, pendant longtemps, elle a renvoyé à Dieu, qui constituait l’irrégulier absolu comme règle de l’incomparabilité des singularités. Ces dernières, le marketing les rend comparables et catégorisables en les transformant en particularités vides, réglables par la captation à la fois hypermassifiée et hypersegmentée des énergies libidinales.
Il s’agit d’une économie anti-libidinale : n’est désirable que ce qui est singulier et à cet égard exceptionnel. Je ne désire que ce qui m’apparaît exceptionnel. Il n’y a pas de désir de la banalité, mais une compulsion de répétition qui tend vers la banalité : la psyché est constituée par Eros et Thanatos, deux tendances qui composent sans cesse. L’industrie culturelle et le marketing visent le développement du désir de la consommation, mais, en fait, ils renforcent la pulsion de mort pour provoquer et exploiter le phénomène compulsif de la répétition. Par là, ils contrarient la pulsion de vie : en cela, et parce que le désir est essentiel à la consommation, ce processus est autodestructeur, ou, comme dirait Jacques Derrida, auto-immunitaire.
Je ne puis désirer la singularité de quelque chose que dans la mesure où cette chose est le miroir d’une singularité que je suis, que j’ignore encore et que cette chose me révèle. Mais, dans la mesure où le capital doit hypermassifier les comportements, il doit aussi hypermassifier les désirs et grégariser les individus. Dès lors, l’exception est ce qui doit être combattu, ce que Nietzsche avait anticipé en affirmant que la démocratie industrielle ne pouvait qu’engendrer une société-troupeau. C’est là une véritable aporie de l’économie politique industrielle. Car la mise sous contrôle des écrans de projection du désir d’exception induit la tendance dominante thanatologique, c’est-à-dire entropique. Thanatos, c’est la soumission de l’ordre au désordre. En tant que nirvana, Thanatos tend à l’égalisation de tout : c’est la tendance à la négation de toute exception – celle-ci étant ce que le désir désire.

            Bernard STIEGLER, Contribution à une théorie de la consommation de masse, 2004.