"La performance et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture que seule une ascèse barbare à l’encontre de la culture et de ses matrices permet d’entrevoir l’autre face du monde. "
Inakomyliachtchi
"L’esthétique – comme dimension du symbolique devenue à la fois arme et théâtre de la guerre économique – substitue le conditionnement des hypermasses à l’expérience sensible des individus psychiques ou sociaux. L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation psychique et collective : ce qui permettait la distinction du je et du nous, désormais confondus dans l’infirmité symbolique d’un on amorphe."
Bernard Stiegler
"Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté :
ce qui, le plus violemment, nous révolte, est en nous."
Georges Bataille

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omerta qui concerne tout. »
Guy DEBORD
«Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?»
Lettre du curé Jean Meslier à Claude-Adrien Helvétius, 11 mai 1671.


« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
Marcel DUCHAMP

mardi 28 décembre 2010

"La société du mépris de soi" (recension + podcast)


Je viens de visiter au Bozar de Bruxelles deux expositions contiguës: ici, «Le Monde de Lucas Cranach» ; là, «Jack Freak» de Gilbert et George. D'un côté, les nus mythologiques mais si délicatement sensibles du vieux peintre allemand ; de l'autre, les photomontages de deux Anglais contemporains les montrant en différentes poses dérisoires, soit qu'ils esquissent une danse idiote, soit qu'ils nous tirent la langue, le tout habillé des couleurs criardes de l'Union Jack. 
Fameux contraste ! Dans l'ensemble j'aime l'art contemporain –cet art en rupture transgressive avec l'art moderne– et vais vers lui avec la meilleure bonne volonté. Mais les tableaux de Gilbert et George, ce duo en vogue, m'ont accablé et je me suis rapidement réfugié chez le vieux Cranach. Les montages des deux Anglais (dont l'un est Italien d'origine) m'ont paru relever d'une violence puérile (bafouer le drapeau national...), assortie d'un narcissisme vulgaire. Mais le découvrir ne pouvait que me préparer excellemment à lire le récent Mépris de soi, que François Chevallier vient de publier et qui conjoint curieusement dans la même réprobation sans faille les arts plastiques contemporains depuis Duchamp jusqu'à Buren et le cinéma de la Nouvelle Vague.   
Soit la cible principale, l'art des performances et des installations. Qu'il soit ici condamné au nom d'une surestimation de ce qu'a apporté Duchamp se conçoit bien. Mais l'attaque de Chevallier est plus frontale et plus globale : elle voit dans le coup de force duchampien moins une imposture qu'une rupture complète avec ce qu'avait de meilleur la tradition picturale. Pour le critique, on n'a pas assez dit que cette tradition - y compris les modernes - avait assuré en permanence un échange de flux subjectifs entre artistes et spectateurs, échange synonyme pour les deux parties de vitalité, de réalisation personnelle, de plénitude humaniste. Puis vint le temps des ready-made qui en appelait non seulement à certaine dérision du faire artistique mais bannissait encore l'émotion et la rencontre avec autrui au profit d'un intellectualisme négativiste et d'un narcissisme dépressif.
Ainsi mené, le procès est virulent. La question est de savoir si Chevallier l'étend à tout le « contemporain », ce qui serait massif et sans nuances. Et c'est bien ce qui semble dès le moment où le critique ne trouve à opposer à cet art que la vitalité effervescente d'un Picasso, ce qui reporte à une modernité qui est déjà du passé. Toujours est-il que, étant partis de Duchamp, nous sautons ensuite à Daniel Buren dont Chevallier résume la production d'une formule cinglante : «une prison indolore et sécurisante dont les jolis barreaux de couleur révèlent l'enfermement à la fois de l'artiste qui ne cesse de les multiplier et des spectateurs qui s'y précipitent» (p. 40). Et de parler à ce propos de «narcissisme anorexique». On est bien dans l'esprit du pamphlet.
Seconde cible, le cinéma des Truffaut et des Rohmer: il se voit redevable du même procès mais cette fois autour d'un thème différent, celui de la victimisation des héros de films, personnages qui ne s'aiment pas et qui, partant, n'aiment pas les autres. Le point de vue est à nouveau sans réserve et l'on devine qu'il renvoie non sans raison à une rupture du cinéma avec l'Histoire dont la Nouvelle Vague se fit la championne.
Alors, les héritiers de Duchamp grands malfaiteurs ? Les amis de Godard graves coupables ? En fait, on comprend vite, à lire le présent essai, que les amateurs et spectateurs de ces artistes sont largement compromis dans l'affaire. Ce que les premiers donnent aux seconds est exactement ce que ces derniers désirent, pour autant que désirer soit encore le mot qui convient. Et puis un pas de plus est franchi lorsque François Chevallier s'en prend en bloc à ce qui fonde et marque notre société : la fin des grands récits, la mercantilisation de l'art, la négation des valeurs dans le contexte postmoderne et néolibéral. Ainsi conçu, le procès se justifie sans doute largement mais n'a-t-il pas été fait tant de fois et ne faudrait-il pas le reprendreen y introduisant ce qu'il faut de nuances et de distinguos ?
Il n'empêche, c'est avec un brio tout personnel que le critique fait de l'art «contemporain» le symptôme d'une faillite de l'homme occidental. En particulier, il relie sans mal les productions artistiques avec ce qui, dans la société actuelle, relève d'une politique du mépris de soi et des autres. Cela dit, on lui opposera tout de même que Duchamp et ses ready-made, pour «contemporains» qu'ils soient, ont désormais cent ans d'âge.

dimanche 26 décembre 2010

Aillagon le Capo màfia du « complot de l’art »[1]

Par Mavrakis


En exposant dans les appartements royaux et la galerie des glaces les sieurs Koons, Veilhan et Murakami, Jean-Jacques Aillagon a poussé jusqu’au zénith la cote de ces prétendu artistes  collectionnés par son  patron et ami, le milliardaire François Pinault. Ce parvenu s’est constitué une immense fortune grâce uniquement à des coups spéculatifs. En tant que méga-collectionneur d’art contemporain, il se considère comme membre d’une élite d’initiés. La réalité correspond bien peu à cette image flatteuse. Né dans une famille aisée, le jeune Pinault quitta l’école à 16 ans sans le moindre diplôme. Il est d’une ignorance crasse en histoire de l’art. Cela explique beaucoup de choses. Aillagon, conseiller culturel du groupe Artémis dont la maison mère est la Financière Pinault,  fut directeur du Palazzo Grassi à Venise, également propriété de Pinault. Le directeur actuel de ce Palazzo est Martin Béthenod ex-chef de cabinet d’Aillagon quand celui-ci était directeur du Centre Pompidou, puis délégué aux arts plastiques du ministère de la culture et commissaire de la FIAC. Ce n’est là qu’un tout petit échantillon de la république des copains et des coquins dans laquelle nous vivons. Aillagon et Béthenod sont des salariés de Pinault : comment peut-on supposer que leurs décisions en matière d’art contemporain ne sont pas influencées par les intérêts de leur employeur ?
Interpellé sur la faveur dont bénéficia Pinault de par la présence de ses poulains entre les cimaises royales, Aillagon fit l’idiot et posa la question rhétorique : «Faudrait-il ne plus organiser d’expositions pour ne plus valoriser aucun artiste et aucune œuvre ? Non évidemment !… ». Ignore-t-il que la République a construit à grands frais de nombreux lieux dédiés aux artistes contemporains tels que le Centre Pompidou, le palais de Tokyo, etc. ? Personne n’aurait protesté si on y avait montré des objets fabriqués dans les manufactures de Koons et Murakami. C’est précisément parce que la valeur artistique de ces choses est nulle qu’elles ont besoin d’un coup de pub offert sur un plateau par Aillagon. Inde ira. Pourquoi faut-il que l’art de toujours soit vampirisé par le non-art d’aujourd’hui ?
Pour le dire en termes doux MM. Aillagon et tutti quanti pratiquent un fâcheux mélange des genres entre leurs responsabilités à la tête d’une institution publique comme le château de Versailles et le service d’intérêts financiers. Ils se permettent de petits arrangements à la frontière de l’intérêt général qu’ils se doivent de servir et des intérêts privés de spéculateurs en art contemporain dont ils sont les obligés. Que cela ne tombe pas sous le coup de la loi française, moins précise que celle des pays anglo-saxons sur la définition pénale du conflit d’intérêts, ne les empêche pas de frôler, du moins moralement, la forfaiture et la prévarication.
Marc Fumaroli a exposé le problème très clairement. « La clef du malaise actuel, c’est le conflit d’intérêts voilé qui affaiblit, voire efface la distinction classique entre Etat et marché, entre politique et affaires, entre service public et intérêts privés, entre serviteurs de l’Etat et collaborateurs de gens d’affaires »[2].
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[1] « Le complot de l’art » est le titre d’un texte célèbre de Jean Baudrillard sur le prétendu « art contemporain ».
[2] Cf. Le Monde du 2 octobre 2010

samedi 25 décembre 2010

DU DADAÏSME D'ÉTAT: UN OPPORTUNISME GAZEUX


    Photobucket
  

      LA POLITIQUE CULTURELLE FAIT AUJOURD'HUI PARTIE DES CHAMPS D'ACTION DES POUVOIRS PUBLICS. ELLE DEMEURE NÉANMOINS FLOUE DANS
      SES OBJECTIFS, IMPRÉCISE DANS LA DÉFINITION DE SES FRONTIÈRES ET SUJETTE À DE FRÉQUENTES POLÉMIQUES. C'EST DANS LA GENÈSE PARTICULIÈRE DE CETTE POLITIQUE QUE CE TROUVE LES RAISONS D'UNE TELLE
      AMBIVALENCE.
  

     L'ÉMERGENCE DE LA CULTURE COMME CATÉGORIE D'INTERVENTION PUBLIQUE N'A PAS ÉTÉ UN PROCESSUS LINÉAIRE. LES PROBLÈMES
      CULTURELS (TELS QUE LES CONDITIONS DE LA "CRÉATION ARTISTIQUE" OU LA "DÉMOCRATISATION CULTURELLE") ONT D'ABORD ÉTÉ CONSTRUITS CONTRE L'ÉTAT QUAND ARTISTES ET INTELLECTUELS AFFIRMAIENT LEUR
      AUTONOMIE. ILS SONT DÉSORMAIS CONSTRUITS ET TRAITÉS PAR DES EXPERTS OFFICIELS ET DES ADMINISTRATEURS DE CULTURE, AU SEIN D'INSTANCES ET D'INSTITUTIONS ÉTATIQUES. EN BREF, ILS DEVIENNENT DES
      PROBLÈMES D'ÉTAT.
  
      LA POLITIQUE CULTURELLE EMPRUNTE ALORS LES PRÉTENTIONS UNIVERSALISTES DU MONDE INTELLECTUEL ET ARTISTIQUE. ELLE S'ENTOURE
      D'UN HALO DE FLOU PROPICE À ÉLOIGNER LE SPECTRE D'UNE CULTURE D'ÉTAT ET RÉACTIVE PLUS QU'ELLE NE LES TRANCHE LES DÉBATS SUR LA DÉFINITION DE LA CULTURE.
  

mercredi 22 décembre 2010

Anselm Jappe avec Guy Debord : le concept de spectacle et la critique de la valeur (article wikipedia)


couv-Debord-Jappe0001.jpgMalgré son caractère encore inachevé, ci-dessous un extrait de l'article Wikipedia " Guy Debord " (consulté le 11 janvier 2010) à propos du livre d'Anselm Jappe sur Guy Debord et son concept critique de spectacle comme stade suprême de l'abstraction. 


Anselm Jappe, dans un essai remarqué sur Guy Debord [28], montre que « la compréhension des théories de Debord nécessite avant tout que l'on fixe sa place parmi les théories marxistes » [29]. En effet, à la suite aussi des influences de Henri Lefebvre, Joseph Gabel ou de Socialisme ou Barbarie [30], dès le chapitre deux de La Société du spectacle, Debord s'appuie sur les théories de Karl Marx pour construire sa théorie du Spectacle et parmi les penseurs marxistes, Georg Lukács compte parmi ceux qui ont eu une influence décisive sur ses écrits théoriques. Pour Jappe il faut donc rattacher la théorie du Spectacle à la question de l'analyse de la marchandise, de la valeur et du fétichisme de la marchandise, car Debord s'appuie sur celle-ci pour élaborer son concept critique de spectacle. En recentrant la théorie de Debord sur son rapport à Marx, Jappe montre aussi que le spectacle ne peut pas être réduit à une logique immanente à « l'image » en elle-même comme le pensent certains interprètes, car ce dont veut rendre compte le concept critique de spectacle c'est que « le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (thèse 4 de La Société du spectacle). Debord ne traite donc pas du « Spectacle » de manière transhistorique mais en fait une caractéristique essentielle de la société contemporaine. Il ne s'inscrit donc pas dans la continuité des « philosophies de l'image » précédentes et il n'y a aucune haine de l'image chez Debord, comme le montre son oeuvre cinématographique.

Ainsi, la première thèse de La société du spectacle détourne la première phrase du Capital, où l'immense accumulation de marchandises déjà constatée par Marx comme réduction de la vie humaine et de son environnement aux critères purement quantitatifs s'est encore aggravéé dans le cadre d'une société qui ne peut plus proposer la qualité que de manière abstraite c'est-à-dire sur le plan de l'image. En démontrant que Debord s'appuie sur l'interprétation que Lukács fait de la pensée de Marx à travers son indentification de la marchandise « comme catégorie universelle de l'être social total » [31], Anselm Jappe écrit donc que « Le problème n'est pas uniquement l'infidèlité de l'image par rapport à ce qu'elle représente, mais l'état même de la réalité qui doit être représentée », Jappe reconnaissant dans le premier cas « une conception superficelle du fétichisme de la marchandise qui n'y voit qu'une fausse représentation de la réalité » [32]. Et d'ajouter que « ce que Debord critique n'est donc pas l'image en tant que telle, mais la forme image en tant que développement de la forme-valeur » [33] elle-même issue de « la victoire d'anihilation qu'a remportée, sur le terrain de l'économie, la valeur d'échange dressée contre la valeur d'usage » [34], par laquelle se constitue l'économie politique (« [Claude Lefort] impute faussement à Debord d'avoir dit que « la production de la fantasmagorie commande celle des marchandises », au lieu du contraire - ce contraire qui est une évidence clairement énoncée dans La Société du Spectacle, notamment dans le deuxième chapitre ; le spectacle n'étant défini que comme un moment du développement de la production de la marchandise ») [35]. Cette inversion, typique de la société de la marchandise, où le travail concret devient l'attribut du travail abstrait, la valeur d'usage celui de la valeur d'échange, que Marx a analysé dans le premier chapitre du Capital surtout dans sa quatrième partie intitulée « le caractère fétiche de la marchandise et son secret » est reprise pour désigner « le développement le plus extrême de cette tendance à l'abstraction » [36] qu'est le spectacle, et Debord peut dire de celui-ci que son « mode d'être concret est justement l'abstraction" » [37]. La théorie du spectacle de Debord peut donc être interprété comme une description de l'étape ultérieure du développement de l'« abstraction réelle » [38] [39] de la forme-valeur (ou forme-marchandise) [40], de la soumission du corps social à ses lois qui modéle l'ensemble de la société selon ses exigences, non plus seulement dans la sphère de la production mais aussi dans la sphère du « temps libre », par le biais de la fausse cohésion sociale que présente le spectacle qui, à la fois, visualise le lien social aliéné entre les hommes (pour Marx, « le capital est un rapport social entre personnes, lequel rapport s'établit par l'intermédiaires des choses ») et incarne le résultat de la puissance qu'ils contribuent eux-mêmes à édifier ( comme résultat de leurs propres activités inconscientes ) [41] au point que « le spectacle est le capital à un tel degré d'accumulation qu'il devient image ». [42]. Cette idéologie sous-jacente, par laquelle la classe bourgeoise impose le résultat irrationnel de son mode de production comme ensemble rationnel cohérent et indiscutable à l'admiration de la foule atomisée où toute communication directe entre producteurs s'est dissoute avec celle des communautés, « dictature totalitaire du fragment » qui masque « les ensembles et leur mouvement » [43], influence à son tour l'activité sociale réelle de sorte que, par « là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d'un comportement hypnotique » [44], l'idéologie se matérialise. Par sa référence explicite à L'essence du christianisme de Ludwig Feuerbach, Debord identifie le spectacle comme la retombée, à un niveau supérieur, de la société dans le mythe, une nouvelle religion (dans le sens de la projection imaginaire de l'homme dans une transcendance dont il ne reconnaît pas qu'elle n'est que l'incarnation de ses propres pouvoirs détachés de lui-même), où l'homme, bien que sujet conscient par rapport à la nature ( « le grand projet de la bourgeoisie ») [45] ne l'est pas encore devenu à l'égard de sa propre production, qui s'impose, alors, comme un nouveau fatum [46]. Debord ne voit, ainsi, dans l'apparition, au début des années soixante-dix, du phénomène de la pollution, « rien de foncièrement nouveau » mais « seulement la fin forcée du processus ancien »; le symptôme d'une société qui n'a pas encore dépassée sa division en classes antagonistes et qui engendre, de ce fait, de nouvelles contradictions résultant du développement purement quantitatif de la marchandise « où l'on a sciemment intégré l'usure aux objets produits aussi bien qu'à leurs images spectaculaires, pour maintenir le caractère saisonnier de la consommation, qui justifie l'incessante reprise de l'effort productif et maintient la proximité de la pénurie », mais qui se transforme, avec le temps, en « réalité cumulative » et « revient sous la forme de la pollution » [47] : « Une société toujours plus malade, mais toujours plus puissante, a recréé partout concrètement le monde comme environnement et décor de sa maladie, en tant que planète malade. Une société qui n'est pas encore devenue homogène et qui n'est pas déterminée par elle-même, mais toujours plus par une partie d'elle-même qui se place au dessus d'elle, qui lui est extèrieure a développé un mouvement de domination de la nature qui ne s'est pas dominé lui-même. Le capitalisme a enfin apporté la preuve, par son propre mouvement, qu'il ne peut plus développer les forces productives ; et ceci non pas quantitativement, comme beaucoup avaient cru le comprendre, mais qualitativement. » [48]
  
Dans ce contexte d'un « monde réellement renversé » où « le vrai est un moment du faux », Debord rejoint certaines conclusions de Günther Anders dans « l'obsolescence de l'homme  » (1956) quand il annonce que « l'histoire des idéologies est finie » [49] : Le « Tout est moins vrai que la somme des vérités de ses parties ou, pour retourner la célèbre phrase de Hegel : « Le Tout est le mensonge, seul le Tout est le mensonge.  » La tâche de ceux qui nous livrent l'image du monde consiste ainsi à confectionner à notre intention un Tout mensonger à partir de multiples vérités partielles.» [50];« Notre monde actuel est « postidéologique  » : il n'a plus besoin d'idéologie. Ce qui signifie qu'il est inutile d'arranger après coup de fausses visions du monde, des visions qui diffèrent du monde, des idéologies, puisque le cours du monde lui-même est déjà un spectacle arrangé. Mentir devient superflu quand le mensonge est devenu vrai. [51]

Pourtant Anselm Jappe comme Gérard Briche et plus largement les théoriciens de la critique de la valeur (Krisis), considèrent que Debord n'est pas allé au bout du chemin. Pour ces auteurs, on peut ainsi lui reprocher qu'il reste encore dans le marxisme traditionnel quand il ne se déprend pas de la solidarité prolétarienne avec la classe ouvrière (éloge du conseillisme notamment), ou encore que l'ambiguïté du statut de réalité du concept de spectacle, permet la possibilité d'une compréhension idéalisante du fétichisme (mais le concept de spectacle ne théorise pas quelque chose qui serait comme une manipulation mentale, car ce concept n'informe pas une théorie de la communication moderne ou une théorie du dévoiement publicitaire de la politique). Sur le premier point, comme le remarque le philosophe Gérard Briche à la suite de Jappe, à l'inverse de ce que pensait Debord, l'analyse de la marchandise débouche plutôt sur l'idée que « bourgeois et prolétaires ne sont que des agents de fonction du cycle de la valorisation. Et on touche là à l’équivoque de la critique situationniste de la marchandise et de la notion de spectacle. Une équivoque que l’Internationale partage d’ailleurs avec l’ensemble du marxisme traditionnel, y compris dans ses courants hétérodoxes » [52]. Le slogan situationniste « Ne travaillez jamais ! » écrit par Debord en 1953 sur un mur rue de la Seine à Paris, a aussi seulement été développé dans une vision romantique (et certains textes de l'IS adhèrent en même temps à l'utopie libératrice de l'automatisme technologique), en sous-estimant la critique radicale du travail abstrait qu'il y a dans la théorie. C'est à ce débat sur les limites de Debord au regard de la critique de la valeur, que renvoie le dernier chapitre du livre de Jappe, " Passé et présent d'une théorie ". Debord a été aussi fortement influencé par les théories sur Le Soulèvement de la Jeunesse (1949) d'Isidore Isou qu'il a fréquenté au début des années 1950. Dans L'Avant-garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord, Anselm Jappe revient de manière critique sur l'idée que la pensée de Debord serait en cours de « récupération » et de « dissolution » – via la vulgarisation du concept de « spectacle » dans les médias –, en montrant les mésinterprétations courantes du concept de « spectacle » (comme dénaturation de la politique, essor de la publicité, etc.). Restée encore largement incomprise malgré sa relative médiatisation, la pensée de Debord en resterait d'après lui d'autant plus subversive.





NOTES :


[28] Lettres de Guy Debord à Anselm Jappe, Dans Guy Debord, Correspondance, volume 7, janvier 1988-novembre 1994, Arthème Fayard, 2008. Le Magazine littéraire soulignait que « de tous les ouvrages parus sur les idées de Guy Debord, celui d'Anselm Jappe (qui vient d'être réédité) est à ce jour le plus intéressant » (Frédéric Martel, « Analyse d'une pensée "située" », Le Magazine Littéraire, n° 399, 1er juin 2001).
[29] Anselm Jappe, Guy Debord, Denoël, 2001, p. 17.
[30] pour connaître l'ensemble des références explicites ou sous-jacentes de La société du spectacle, cf. Citations et détournements de la société du spectacle
[31] Georg Lukács, Histoire et conscience de classe (1923), éditions de minuit (1960) page 113.
[32] Anselm Jappe, Guy Debord, éditions Sulliver/Via valeriano, 1998, page 197.
[33] Anselm Jappe, Guy Debord, éditions Sulliver/Via valeriano, 1998, page 197.
[34] in Internationale situationniste n°10, mars 1966, page 59, éditions Arthème Fayard (1997), page 471.
[35]  In Internationale situationniste n°12, septembre 1969, page 48, éditions Arthème Fayard (1997), page 616.
[36]  Anselm Jappe, Guy Debord, éditions Sulliver/Via valeriano, page 31.
[37] Guy Debord, La société du spectacle, chapitre I, thèse 29
[38] expression d'Alfred Sohn-Rethel dont on pouvait trouver le concept chez Marx en ces termes : « ceux qui considèrent l'autonomisation de la valeur comme simple abstraction oublient que le mouvement du capital industriel est cette abstraction en actes » Karl Marx, Le Capital, livre II.
[39] Anselm Jappe cite, dans un autre de ses livres, Les Aventures de la marchandise (éditions Denoël, 2003, page 219), le penseur Hans-Jürgen Krahl, élève de Theodor W. Adorno, qui analyse dans Konstitution und Klassenkampf comment, à travers ce procès d'abstraction qui se soumet la réalité entière, le capitalisme devient la métaphysique réalisée : « Chez Hegel, les hommes sont les marionnettes d'une conscience qui leur est supérieure. Mais selon Marx, la conscience est le prédicat et la propriété d'hommes vivants. [...] L'existence d'une conscience métaphysique et supérieure aux hommes est une apparence, mais une apparence réelle : le capital. Le capital est la phénoménologie existante de l'esprit, il est la métaphysique réelle. Il est une apparence, parce qu'il n'a pas de véritable structure de chose, et pourtant il domine les hommes »
[40] cf. Guy Debord, La société du spectacle, chapitre II, thèse 38.
[41] cf. Guy Debord, La société du spectacle, chapitre I, thèse 30.
[42] Guy Debord, La société du spectacle, chapitre I, thèse 34
[43] in Internationale situationniste n°8, janvier 1963, page 33, éditions Arthème Fayard (1997) page 329
[44] Guy Debord, La société du spectacle, chapitre I, thèse 18
[45] in Internationale situationniste n°8, janvier 1963, page 4, éditions Arthème Fayard (1997), page 300.
[46] Lukács décrit ainsi cette nouvelle situation : « Car, d'une part, les hommes brisent, dissolvent et abandonnent toujours plus les liens simplement « naturels », irrationnels et « effectifs  », mais, d'autre part et simultanément, ils élèvent autour d'eux, dans cette réalité créée par eux-mêmes, « produites par eux-mêmes », une sorte de seconde nature dont le déroulement s'oppose à eux avec la même impitoyable conformité à des lois que le faisaient autrefois les puissances naturelles irrationnelles (plus précisément : les rapports sociaux qui leur apparaissaient sous cette forme). « Leur propre mouvement social, dit Marx, possède pour eux la forme d'un mouvement des choses, sous le contrôle desquelles ils se trouvent au lieu de les contrôler » Histoire et conscience de classe (1923), éditions de minuit (1960) page 163.
[47] Guy Debord, Gianfranco Sanguinetti, Thèses sur l'internationle situationniste et son temps, thèse 16, InLa véritable scission dans l'internationale, éditions Champ libre, avril 1972 ; éditions Arthème Fayard, 1998, page 32-33. Internationale situationniste,
[48] Guy Debord, La planète malade (texte inédit de 1971), éditions Gallimard, 2004, page 83.
[49] Guy Debord, La société du spectacle, chapitre IX, thèse 213.
[50] Günther Anders, L'obsolescence de l'homme, (1956), éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2002, page 188.
[51] Günther Anders, L'obsolescence de l'homme, (1956), éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2002, page 224-225.
[52] Gérard Briche, " Le spectacle comme réalité et illusion " , Colloque Guy Debord 2007